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Comme tous ceux qui vivent de pareils temps : un peu de lucidité avec Tolkien

Illustration de couverture du Seigneur des Anneaux : un œil dans un anneau, entouré de trois autres anneaux et d'une inscription en elfique

On connaît Tolkien pour un créateur de mythologies et de mondes imaginaires, un grand conteur des temps modernes. Mais son œuvre contient aussi une leçon de lucidité et de courage dans l’adversité dont nous aurions bien besoin aujourd’hui.

Il vivait une époque troublée : sa génération avait traversé l’enfer de la Grande Guerre, et a dû faire face à l’horreur encore plus titanesque de la Seconde Guerre mondiale. Quand il écrit ces lignes au début du Seigneur des Anneaux, on est en 1939 :

Extrait de The Lord of the Rings: "I wish it need not have happened in my time," said Frodo.  "So do I," said Gandalf, "and so do all who live to see such times."

« I wish it need not have happened in my time, » said Frodo.

« So do I, » said Gandalf, « and so do all who live to see such times. »

Comme tous ceux qui vivent de pareils temps, en effet. Et nous sommes aujourd’hui en train de regarder de loin (et pourtant de si près) un autre empire ténébreux qui fait de la guerre de conquête sa raison d’être : la Russie de Poutine. C’est clair aujourd’hui pour tous ceux qui veulent bien le voir.

Parlons franc. Il y a deux ans, lors de l’invasion initiale de l’Ukraine, l’Europe et les USA ont calculé que Kiev tomberait à brève échéance. Ce n’était pas illogique, tout bien considéré. Puis, lorsqu’on a vu que le pays résistait, que l’avance russe marquait le pas, ils ont fait une autre erreur d’estimation en pensant que Poutine renoncerait et se contenterait de quelques gains territoriaux dans l’est et le sud, de quoi soutenir sa fiction sur la « libération » des populations russophones tout en limitant les dégâts pour lui. Là aussi, c’était un calcul rationnel. C’est ce que ferait un dirigeant qui dépend peu ou prou d’une opinion publique.

Mais pour un dictateur, comme pour un gangster, reculer est un aveu de faiblesse, chose mortelle pour lui. On n’est pas en démocratie à Moscou, même imparfaite. La vie des Russes et leur niveau économique est d’ailleurs bien la dernière chose qui importe à cet ancien apparatchik soviétique, ce n’est que trop clair aujourd’hui. Il a choisi la fuite en avant, avec l’aide d’autres seigneurs de la guerre en Iran, en Corée du Nord… Des pays déjà plus ou moins en autarcie et qui n’ont pas à changer grand-chose chez eux pour se transformer en relais de l’entreprise de dépeçage russe.

Est-ce que Poutine croit à sa propre propagande ? À la limite, peu importe, car il a, comme Sauron dans le livre, des relais pour la faire avaler aux peuples qu’il entend conquérir.

La lucidité de Tolkien l’avait vu aussi : la menace du Seigneur ténébreux est toujours hybride, et il faut faire attention à ceux qui, dans notre propre pays, renversent l’ordre des faits, parlent de l’agresseur comme d’une victime et qui, quand ils disent « paix », veulent en fait dire soumission…

« Oui, nous aurons la paix quand vous et toutes vos œuvres auront péri. (…) Vous êtes un menteur, Saroumane, un corrupteur du cœur humain. Vous me tendez la main, et je ne vois qu’un doigt de la serre de Mordor. Cruel et froid ! »

Plusieurs dirigeants occidentaux récemment, dont le président français, ont visiblement désormais un avis similaire. On ne peut que s’en féliciter. Le danger n’est pas moindre, mais au moins on y fera face les yeux ouverts.

De Napoléon à la Révolution, y a-t-il des romans historiques de droite et de gauche ?

Couverture du roman "Coup de froid sur Amsterdam" : tableau représentant des cavaliers au pied de vaisseaux pris dans la glace

Les passionnés de Napoléon ont la réputation d’être conservateurs, voire réacs. Il m’est déjà arrivé qu’on me demande (presque sérieusement) si j’étais d’extrême-droite, simplement parce que je m’intéressais à cette époque. Non, ce n’est pas une blague. Mais c’est un peu triste : c’est une logique identitaire, pas historique.

Peut-être que j’ai aggravé mon cas en publiant aussi un bouquin sur la mère de Constantin, le premier empereur romain chrétien, et une sainte elle-même… Comme si on ne pouvait écrire sur ces sujets que pour faire une hagiographie !

Je me demande ce que sera la réaction à mon prochain roman, Coup de froid sur Amsterdam, qui se passe sous la Révolution. Est-ce que cette plongée dans les années terribles de la Ie République, avec son si poétique calendrier révolutionnaire (germinal, floréal et tout ça), son tutoiement agressif et ses généraux issus du peuple, trouvera grâce aux yeux de ces mêmes critiques ?

Il y a certes pas mal d’intrigues politiques dans le récit, comme l’a noté sur Babelio l’ami Igor David, qui l’a lu en avant-première. Mais ce n’est pas non plus un péan à la gloire des Jacobins, même si mon protagoniste est lui-même sincèrement républicain.

Ce roman était pour moi l’occasion d’aborder certains aspects encore brûlants de la Révolution : les « colonnes infernales » en Vendée, la répression du clergé réfractaire, des nobles et des ennemis politiques en général, et aussi la lutte fratricide entre Girondins et Montagnards. Je ne cherche pas à passer sous silence ce genre de sujets, au contraire. Ce qui m’intéresse, c’est plutôt de mettre la plume dans la plaie.

Je l’avais déjà fait dans Mort d’une Merveilleuse, avec l’affaire de la mort du petit Louis XVII au Temple. Et mon héros, qui n’a pourtant pas de sympathie au départ pour la famille royale, loin de là, en est venu à la compassion pour un enfant innocent broyé par le jeu des luttes pour le pouvoir.

Mais, et c’est un « mais » important, je n’oublie pas les autres victimes, les anonymes, les gens ordinaires pris dans le même engrenage. On a tendance aujourd’hui soit à édulcorer la Révolution, soit à ne pleurer que sur quelques têtes d’affiche.

Or c’était une convulsion de toute la société française, et même assez vite de toute l’Europe.

C’est ce dernier aspect qui est au centre de Coup de froid sur Amsterdam : la France, après des hauts et des bas en 1792-93, était passée franchement à l’offensive. Ce n’étaient pas encore les victoires de Bonaparte en Italie, mais déjà la conquête de la rive gauche du Rhin, donc l’annexion de la Belgique et d’une partie de l’Allemagne et des Pays-Bas. En janvier 1795, l’armée du Nord entrait à Amsterdam sans tirer un coup de feu, grâce à l’aide des Patriotes hollandais, partisans de la démocratie (par opposition au parti aristocratique, celui du prince d’Orange). Comment allait se passer cette étrange alliance ? La France était clairement le partenaire dominant. Comme on le devine, la lune de miel n’allait pas durer éternellement.

Toutes ces questions ne se résument pas aux divisions préfabriquées de gauche et de droite. J’ai essayé de rendre honnêtement les enjeux qui étaient ceux de la France et des Pays-Bas à l’époque, des gens immergés dans leur histoire, avec ses joies et ses horreurs.

J’espère que le roman trouvera son public. Et si je peux émettre un souhait… Je serais particulièrement intéressée par ce qu’en pensent des lecteurs et lectrices qui vivent aux Pays-Bas ou en sont originaires. Croisons les doigts.

Coup de froid sur Amsterdam, roman policier historique, par Irène Delse, ISBN 978-2915543841, aux Éditions du 81, le 16 février 2024. Chez CulturaGibert, La Procure, à la Fnac ou au Furet du Nord, chez Decitre, sur Amazon, et bien sûr chez des libraires indépendants.

Substack, non merci

Il y un an et demi, je décidais de tester la plateforme de publication Substack. Comme les habitués de ce blog le savent, je m’en suis servi pour republier des articles déjà parus ici, parce que je n’étais pas sûre de l’intérêt d’une migration. Le peu d’auteurs écrivant en français là-bas était un obstacle important. Et puis il y avait des questions non résolues sur la modération. Dès le début, Substack affichait un désir de ne pas modérer les contenus, quitte à laisser s’exprimer des extrémistes très extrêmes… Est-ce que cela poserait des problèmes ? On verrait bien.

Pendant quelques temps, j’ai pu espérer trouver là un canal d’expression intéressant, surtout quand ils ont lancé leur propre réseau social, clone de Twitter, Notes. J’avais quitté Twitter un peu avant en voyant la tournure que cela prenait.

Et puis il y a eu cette affaire du Nazi problem.

Oups. En gros, oui, les extrémistes hébergés sur Substack se portent bien, merci, ils comptent des néo-nazis et d’autres « suprémacistes blancs » qui publient tranquillement que l’Holocauste n’a jamais existé mais que Hitler avait de bonnes idées, que les vraies victimes de racisme sont les Blancs, et ainsi de suite. Et non seulement ils l’écrivent, mais grâce à la plateforme, ils le monétisent et peuvent ainsi développer leur marque et trouver de nouveaux « clients »…

Être publiée sur une plateforme où on peut dire des choses pareilles, à la limite. Il se trouve aussi sur Substack des gens qui ont des idées diamétralement opposées, des partisans d’un communisme pur et dur, par exemple, et d’autres qui prétendent que ce n’est pas du racisme de haïr un groupe humain privilégié. (Spoiler : si, ça l’est. Ce n’est juste pas du racisme majoritaire.)

Bref je me disais jusque-là que les deux extrêmes se disqualifiaient l’un l’autre, et que du point de vue de l’intégrité intellectuelle, c’était un moindre mal. Et s’il ne s’agissait que d’un débat, on pourrait en rester là.

Mais ce n’est pas juste un débat d’idées. Comme on dit, « suivez l’argent ». Le simple fait de publier sur Substack ou sur Notes augmente la valeur de la plateforme et l’audience des publications qu’elle héberge. Bref plus les néo-nazis gagnent d’argent avec. Est-ce que j’ai envie que mes publications, même de loin, aident à cela ?

Vous devinez la suite. Bye, bye, Substack. Cela me fera un réseau social de moins à surveiller, de toute façon.

On pourra désormais me suivre sur Facebook, Instagram, LinkedIn, Threads et Post. C’est déjà pas mal, non ?

P.S. Au passage, je signale que j’abandonne aussi la mise à jour de Tumblr.

Les deux casquettes du père Bugeaud

Tableau : assaut d'un couvent à Saragosse par l'armée française, 1809

Qui sait aujourd’hui, à part quelques historiens et passionnés, que le fameux maréchal Bugeaud, dont le nom est associé à la conquête de l’Algérie, avait aussi participé aux guerres napoléoniennes ? En particulier, il avait développé en Espagne les tactiques anti-guérilla qui allaient lui servir pour la répression de l’insurrection d’Abd-el-Kader.

Ce que je trouve intéressant, c’est que ce chapitre-là n’est pas abordé dans les débats sur l’opportunité de débaptiser l’avenue Bugeaud à Paris. Et pourtant il n’y a qu’une trentaine d’années entre le sanglant siège de Saragosse et les débuts de Bugeaud en Algérie. Ce n’est pas comme si l’un disparaissait dans les limbes tandis que l’autre était tout récent.

J’ai déjà dit ailleurs ce que je pensais du révisionnisme urbain en tant que tel. C’est un autre aspect de la question que j’évoque aujourd’hui.

Pourquoi certains crimes de guerre jouent-ils, de fait, un rôle plus que d’autres dans la mémoire qu’on se fabrique en France et ailleurs ? C’est une vraie question. Le fait que l’Espagne est à présent avec nous dans l’Union européenne doit jouer : les murs sont tombés, même si les Pyrénées sont toujours là. Et puis c’est une guerre que la France a perdue, alors le désir de s’en souvenir tend à ne pas être prioritaire. Autant demander où est Alésia…

Le ressentiment s’est-il vraiment dissipé ? En Espagne, en tout cas, on conserve très sérieusement le souvenir de cette guerre contre les Français qu’on appelle là-bas la guerre d’indépendance.

Mais il n’y a pas chez nous de mouvement pour réclamer de débaptiser l’avenue Bugeaud pour cela, ni les boulevard Soult, Masséna ou Murat. Les rapines de Soult dans la Péninsule, la répression du soulèvement de Madrid par Murat (les fameux Dos et Tres de Mayo immortalisés par Goya), les meurtres et les viols, tout cela semble bien loin. On se souvient aussi un peu chez nous de la férocité qui régnait également dans la guérilla, qui n’était pas composée, certes, d’enfants de chœur. Mais cela ne fait pas débat à la façon dont la conquête de l’Algérie agite les passions.

On semble oublier que la France avait bel et bien tenté de coloniser l’Europe. Tout se passe comme si cette colonisation-là ne comptait pas. Comme si c’était moins grave de massacrer des gens du même continent ou de la même couleur de peau.

Ce qui est tout aussi condescendant, et même raciste, si on y regarde bien, que l’attitude inverse.

Féminiser la langue ou ôter toute marque de genre ? Une tendance en français, une autre en anglais

Photo : sculpture d'un personnage avec des dizaines de bras, installation de l'Expo Persona au musée du Quai Branly.

Il n’y a plus beaucoup d’actrices à Hollywood. Pas en anglais, en tout cas : il est désormais d’usage de dire « actor » aussi bien pour Scarlett Johansson que pour Brad Pitt. Le mot « actress » n’est plus considéré comme approprié au XXIe siècle, surtout dans le monde post #MeToo.

La tendance est générale depuis quelques décennies en anglais, aussi bien aux USA qu’au Canada ou au Royaume-Uni. On ne dit pas fireman (pompier) mais firefighter, policeman (policier) mais police officer, entre autres noms de métier. À la télé, la personne qui présente le journal n’est plus appelée anchorman mais anchor (la personne qui sert de « point d’ancrage » au journal) tout court pour inclure à la fois les présentateurs et les présentatrices. À l’université ou dans les ONG, on ne parle plus de chairman pour la personne qui préside un département ou une association, qui en occupe le fauteuil de dirigeant, mais juste de chair.

La logique ici est de supprimer les termes genrés dans les titres et noms de métier, afin de ne pas véhiculer de stéréotypes sur les « métiers d’hommes » ou « métiers de femmes ». Bien sûr, c’est plus facile en anglais que dans les langues romanes comme le français, l’espagnol ou l’italien, où tous les noms communs ont un genre grammatical et où les adjectifs aussi s’accordent. En anglais, la plupart des substantifs sont de facto neutres. Pas d’accord en genre avec les adjectifs et pronoms non plus, sauf s’il s’agit d’une personne réelle, qui a forcément, elle, un genre biologique et social, pas juste grammatical.

En français, le neutre en tant que genre grammatical a disparu depuis des siècles, pour ne laisser que quelques vestiges : le nom commun gens, les pronoms on, ceci, ça

Et, pour compliquer les choses, on utilise des formes masculines avec fonction de neutre : quand on dit : « Les lecteurs ont adoré, » on parle aussi des lectrices, à moins de préciser : « Les lecteurs ont adoré, les lectrices étaient moins convaincues ». C’est un usage qui irrite beaucoup de féministes, mais quelle est l’alternative ? Alourdir les phrases en ajoutant systématiquement « il ou elle », « ceux et celles », « les candidats et les candidates », « les Françaises et les Français » ? Reconstruire un neutre à partir de zéro, en refaisant à l’envers des siècles d’évolution linguistique et littéraire ?

La « solution » proposée par les tenants de la graphie dite inclusive est tout aussi problématique. Elle consiste, si on regarde les choses de près, à accoler non pas les deux mots dans un doublet masculin/féminin, mais les deux terminaisons, parfois séparées par des points médians, parfois par des points ordinaires, des tirets ou des barres de fraction, parfois par rien du tout.

Exemples :

Tous/tes

Tou·te·s

Toustes

Oui, au bout d’un moment, forcément, ça pique les yeux.

Ne parlons même pas du problème pour les gens qui ont un handicap visuel ou des troubles dys, pour les étrangers qui apprennent le français avec ses règles complexes, ou tout simplement les 10% de nos concitoyens environ qui sont en situation d’illettrisme… Drôle de façon de faire de l’inclusion, quand on met, dans les faits, des bâtons dans les roues des gens qui ont le plus de mal avec l’écrit !

L’autre problème, avec ce système de double terminaison, c’est que les formes générées sont neutres, ce qui va en sens inverse de toute une évolution récente du français vers plus de présence du féminin : noms de métiers et titres féminisés, accord de proximité

Dommage. On commence à peine à dire « une auteure » ou « autrice » (mot que je n’aime guère, mais passons) depuis dix ou quinze ans, et déjà les militants les plus en pointe en sont à utiliser des mots-valises comme « auteurice », en se trompant en plus quand ils collent les deux terminaisons ensemble… (Qu’on y réfléchisse : il y a un r qui manque.) Vous avez dit ni fait ni à faire ? Oui, je crois qu’on peut le dire.

Revenons sur terre. Entre le conservatisme maximal de ceux qui voudraient figer la langue au temps de Vaugelas, et ces néologismes qui ensevelissent le féminin tout en prétendant le défendre, il y a quand même de la marge !

D’autant qu’il n’est pas strictement nécessaire de mettre du féminin dans tous les mots et toutes les phrases. Il y a un adage en linguistique : « Le mot chien n’aboie pas. » De même, le mot homme n’a pas d’organes sexuels. Et les êtres humains que nous sommes ont suffisamment de souplesse mentale pour penser au féminin quand il est mentionné une fois dans un paragraphe, idéalement vers le début, sans qu’il soit besoin de décliner « ·e·s » à chaque fois.

Je ne dis pas cela en l’air : il y a des recherches qui indiquent par exemple que les femmes présentes à des conférences universitaires ont tendance à moins poser de questions, sauf si les gens qui organisent le débat prennent l’initiative de donner la parole à l’une d’elles dès le début. Après, une fois la première impulsion donnée, les participantes ont moins de gêne à parler.

Bref, pour surmonter les inhibitions, des exemples positifs ponctuels sont efficaces. Pas besoin de refaire toute la plomberie de la langue.

« Ce sera important après la guerre » : revisiter l’actualité par les romans, et vice versa

Je viens de terminer un roman sur une trêve momentanée durant la longue guerre entre deux ennemis héréditaires, deux nations qui avaient toutes les raisons chacune ce voir l’autre comme le diable. Je veux parler bien sûr de la France et de l’Angleterre, qui ont brièvement déposé les armes en 1802 pendant ce qu’on a appelé la Paix d’Amiens. Un an plus tard, les hostilités allaient reprendre. Ça ne s’arrêterait vraiment qu’avec Waterloo.

L’an dernier, à la même époque, je mettais la dernière main à un autre polar historique situé durant la campagne de Hollande de 1795, lorsque les armées de la jeune République française entraient à Amsterdam avec l’approbation d’un bon nombre de Hollandais favorables aux idées démocratiques. Contrairement à ce qui se passait en même temps dans le monde actuel avec l’invasion russe en Ukraine, les conquérants ont été réellement accueillis à bras ouverts, au moins dans un premier temps. Il faut dire qu’ils se conduisaient bien mieux que les troupes de Poutine envers les populations, même selon les habitudes de l’époque. Et il y avait dans leurs rangs de nombreux Néerlandais exilés lors d’une précédente tentative de révolution, qui rentraient tout simplement chez eux en libérateurs. (Pour information, le roman devrait paraître en janvier février 2024.)

N’empêche, c’était une expérience un peu étrange pour moi d’écrire cette histoire à la fois si éloignée de la réalité de l’actualité, et si pleine de résonances !

Mais depuis que j’ai commencé à écrire des romans historiques, c’est une expérience qui commence à devenir familière. Le roman que j’ai écrit à l’été 2020, Du sang sur les dunes, se déroule en 1805, à la veille de la campagne d’Austerlitz, mais on y trouve des échos de sujets très présents dans les préoccupations d’aujourd’hui : rivalités de grandes puissances, effet disrupteur des innovations technologiques (des vaccins aux sous-marins), relations entre peuples européens et non-européens…

Le roman suivant, celui qui est paru cette année, Mort d’une Merveilleuse, parle beaucoup de crimes, à commencer par un féminicide qui ne surprend personne en 1797, hélas. Et puis aussi des crimes qu’on commet au nom de la politique : l’élimination physique de Louis XVI et de sa famille pour écraser la monarchie, tandis que du côté des Émigrés, passé un moment de décence, le futur Louis XVIIIe se consolait assez vite de ces morts qui faisaient de lui l’héritier du trône.

Mais je n’ai pas oublié non plus les milliers de victimes ordinaires de la Terreur, prises dans un engrenage qui les dépassait.

En France, nous dansons une drôle de danse entre la mémoire de la violence politique et sa glorification. Le terme « terroriste », il faut le rappeler, désignait d’abord les révolutionnaires partisans de la Terreur : Danton, Robespierre et compagnie. Le concept a connu une sacrée expansion depuis… (Et pour anticiper certaines critiques : non, je ne suis pas en train de minimiser la réalité du terrorisme aujourd’hui, en particulier les horreurs du Hamas. Au contraire, c’est sur le côté proprement sidérant de cet épisode de notre histoire que je cherche à mettre l’accent.)

Même si on s’éloigne encore plus dans le temps, comme avec mon roman Augusta Helena (paru en deux tomes aux Éditions du 81), situé à l’époque de Constantin, il peut y avoir des thèmes brûlants. Le rapport entre politique et religion, par exemple : on était aux tous débuts de l’alliance historique entre l’Église catholique et l’Empire romain, qui allait durer plus d’un millénaire sous sa forme directe, jusqu’à la chute de Constantinople. Mais les échos nous en parviennent encore sous différentes formes. L’idée d’un État à religion unique et totalisante, qui organise tous les aspects de la société, c’était une réalité en Europe jusqu’à une époque assez récente. C’est aussi l’idéal explicite des islamistes quand ils parlent d’un califat, mais bien sûr avec un livre saint différent.

Comment avoir la tête à écrire de la fiction au milieu des crises, quand à la pandémie succède la guerre, le terrorisme et puis encore la guerre, sans même parler des dérèglements du climat ? Et pourtant c’est plus que jamais nécessaire de garder un peu de quant à soi, de ne pas laisser la fascination engendrée par l’horreur consumer tout l’oxygène disponible…

Je ne dis pas que c’est facile. Mais c’est plus que jamais nécessaire.

Il y a une phrase très belle dans le roman autobiographique L’Enfant d’Hiroshima, d’Isoko et Ichirô Hatano, qui évoque le Japon pendant la Seconde Guerre mondiale. L’adolescent Ichirô, voyant que son père, contrairement à tous les hommes valides, ne participe pas à l’effort de guerre, même seulement pour cultiver des légumes et contribuer à l’approvisionnement, et au contraire reste dans ses livres, exprime sa frustration à sa mère, Isoko. Et celle-ci répond : « Ne te fâche pas contre lui. Le travail que fait ton père en ce moment sera important après la guerre. »

À notre école, à nos profs

Photos : Samuel Paty, Dominique Bernard

Juste pour rendre hommage à deux hommes, deux profs français, qu’on a assassinés parce qu’ils faisaient leur métier. Samuel Paty, et maintenant Dominique Bernard, victimes de fanatiques islamistes qui voient dans l’éveil des consciences leur pire ennemi.

Je ne vais pas faire tout une analyse politique, d’autres ont pour cela plus de compétentes que moi. Écoutez ou lisez Gilles Kepel, par exemple, qui a eu le tort, si l’on peut dire, d’avoir eu raison avant tout le monde.

Pour désarmer les tueurs de ce genre, on sait bien que ce n’est pas seulement de mesures de sécurité qu’il s’agit, même si elles sont primordiales. Oui, on doit mieux protéger les écoles. Oui, il faut être plus vigilant avec les gens dont le comportement est inquiétant. Mais ça ne suffira pas. C’est dans les têtes que cela se joue. C’est nous tous, hommes et femmes de bonne volonté, citoyens français ou non, qui devons être les remparts de l’école. Et nous devons le transmettre à nos enfants.

J’ai une pensée pour tous les enseignants dans ma famille. Ma mère, en particulier, prof de français et passionnée de Julien Gracq. Non, je n’invente pas ce détail. Cela me fait venir les larmes aux yeux rien que d’y penser.

Elle n’est plus là aujourd’hui. Elle aurait été horrifiée de ce qui s’est passé à Arras, mais je pense qu’elle n’aurait pas baissé les bras. Un jour, elle avait fait face à un élève qui avait sorti un couteau pour la menacer, parce qu’il était furieux d’avoir récolté une mauvaise note. Heureusement, ce jeune homme ne cherchait qu’à faire peur, et c’est lui qui a reculé quand il a vu qu’elle ne s’effrayait pas.

J’imagine très bien maman faisant comme Dominique Bernard, s’interposer devant un terroriste pour protéger les autres. Elle n’aurait pas hésité un instant. J’aimerais pouvoir penser que j’aurais ce courage moi aussi, le cas échéant.

On ne devrait jamais avoir à découvrir dans de telles circonstances ce qu’on a dans le ventre. Mais c’est ainsi. C’est le monde dans lequel on vit.

(Publié aussi sur mon blog Substack.)

La guerre civile qui n’a pas eu lieu

Photo : foule et drapeaux tricolores autour de la statue de la République à Paris, manifestation au lendemain des attentats de novembre 2015

« Mais qu’est-ce qu’il leur faut, dans ce pays ? »

C’était le cri du cœur d’un cadre du RN (ex-FN, comme on sait) en 2015, voyant qu’il n’y avait pas eu de raz de marée pour son parti dans les urnes. Eh oui, les Français avaient déjoué le calcul cynique à la fois de Daech et de l’extrême-droite en ne basculant pas dans la chasse aux sorcières contre les musulmans…

Par contre, ce qui s’est passé, et qui est une faute historique, c’est que toute une partie de la gauche (à peu près le périmètre de la Nupes, disons) n’a pas vu ça. Ils n’ont pas fait crédit à leurs compatriotes pour cette solidité, au contraire, ils ont redoublé d’accusations de racisme et d’islamophobie. On les a vu défiler avec des islamistes patentés pour attaquer la laïcité, l’école publique, la police, l’État… Et attiser la haine d’Israël, comme s’il en était besoin. Aujourd’hui, devant de nouveaux attentats, devant de nouveaux appels au djihad global, si l’union sacrée ne tient pas, il ne faudra pas venir pleurer.

Comme dans le poème si déchirant de Nazim Hikmet : « C’est un peu de ta faute, mon frère ».

(Aussi sur mon blog Substack.)

Simon Leys nous manque

Couverture du livre de Simon Leys : "La Forêt en feu", avec une peinture chinoise représentant une forêt

Cela fera dix ans l’an prochain que Pierre Ryckmans, alias Simon Leys, est allé rejoindre la grande bibliothèque universelle dans le ciel. Mais il ne se passe pas une semaine ou presque, sans que quelque chose dans l’actualité culturelle ou politique nous le fait regretter à nouveau.

Non qu’il aurait beaucoup de neuf à nous apprendre sur la Chine d’aujourd’hui : pour cela, nous avons ses recueils d’essais, depuis Les Habits neufs du Président Mao (1971) jusqu’à Le Studio de l’inutilité (2012), quatre décennies de lucidité sur un régime qui a changé souvent de visage, mais pas de nature. Là où beaucoup en Occident acceptaient la propagande maoïste et post-maoïste (ou faisaient mine de la prendre pour argent comptant pour ne pas perdre leur accès au pays, à son marché et à ses ressources), le sinologue Ryckmans se retrouvait dans la position peu enviable de l’enfant du conte qui voit que l’empereur est nu.

Il aurait sans doute été facile de ne rien dire, de se consacrer uniquement à étudier la Chine ancienne sans parler de politique. Mais l’intégrité et le courage ne font pas défaut à tout le monde. Sous le pseudonyme (qui n’a tenu que quelques années) de Simon Leys, Ryckmans a publié ce qu’il savait de la Chine, ce qu’il pouvait entendre de ses contacts sur place et dans la diaspora chinoise, et ce qu’il pouvait déduire d’un l’examen raisonné du discours et de la presse officielle. Cela lui a attiré l’hostilité d’autres universitaires et personnalités qui étaient devenues les voix du maoïsme en Occident, et en faisaient même une carrière lucrative. Et il a publiquement levé les masques de bien des idiots utiles.

Cette rigueur intellectuelle est plus que jamais nécessaire aujourd’hui. On peut imaginer ce que Leys aurait à dire sur les relais chez nous, non seulement de Pékin, mais de Moscou ou de Téhéran… Les braves gens qui nous expliquent que c’est du racisme que d’être vigilant face à l’expansionnisme du régime de Xi Jinping, ou qu’il n’y a que de la « russophobie » à dénoncer les guerres de Poutine, ou encore que seule une « islamophobie » peut motiver la crainte du terrorisme du Hezbollah, d’Al-Qaeda ou de Daech… Les mêmes braves gens qui, si doctement, nous expliquent que « tout le monde n’a pas envie de vivre à l’occidentale », bref que  les Chinois, les Russes ou les Iraniens, en fait, n’ont pas « réellement » envie de vivre en démocratie, que c’est leur imposer des conceptions « impérialistes » que de le croire le contraire.

Cette inversion de la perspective, cette résurgence d’une conception essentialiste de l’humanité porte un nom : racisme. Des habits neufs pour une vieille tendance à croire que parce que des gens ont une autre couleur de peau, une autre langue ou une autre religion, nous n’avons pas à les considérer comme membres de la même humanité.

Simon Leys, lui, avait trouvé des frères d’âme chez des écrivains chinois comme Lu Xun ou Zhou Lianggong. On doit au second l’origine de la touchante histoire des colibris, si dénaturée dans sa version écolo soft. Quant au premier, il a écrit entre autres qu’il préférait à tout prendre les gangsters aux idéologues, en politique, tout comme il préférait les punaises de lit qui vous piquent carrément, sans faire d’histoire, aux moustiques qui se croient obligés de vous tenir de longs discours pour se justifier avant de vous sucer le sang.

Avec des gens de ce calibre, on est toujours en bonne compagnie.

La première séparation des églises et de l’État en France

La loi de 1905 ? Non, bien avant ! La première séparation de ce genre date de 1794 (An II), sous la Convention thermidorienne, donc pas très longtemps après la chute de Robespierre.

Cela fait partie de l’arrière-plan de mes romans Mort d’une Merveilleuse et Coup de froid sur Amsterdam (aux Éditions du 81).

Petit rappel : la Révolution n’avait au départ aucun plan pour établir un régime laïque. La constitution civile du clergé de 1790, qui a mis la feu aux poudres avec les catholiques, prévoyait que la nation devrait désormais salarier les prêtres, bref que le culte serait désormais un service public. On sait que cela n’a pas été un grand succès, l’église constitutionnelle se trouvant un peu entre le marteau révolutionnaire et l’enclume de la tradition. Et d’autres initiatives, comme la promotion du culte de l’Être suprême ou de la déesse Raison n’ont pas rencontré un grand succès dans la population.

D’autre part, l’Assemblée nationale avait promulgué la liberté religieuse et la liberté de conscience avec la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, et confié l’état-civil aux communes, à la place des registres paroissiaux (qui par définition excluaient les protestants et les juifs). De cette façon, non seulement cela mettait fin à une discrimination envers les minorités religieuses, mais cela ouvrait à tous la possibilité de ne pas avoir de religion du tout sans être pénalisé. Cela ouvrait un espace commun national non relié à une foi, laïque, en somme.

Or l’État en l’an II n’avait plus d’argent. On a donc supprimé le financement de l’église constitutionnelle, en laissant chaque culte se débrouiller pour s’organiser, du moins dans certaines limites.

Les manifestations publiques des cultes en revanche devaient en effet être soumises à autorisation, ce qui ne plaisait pas du tout aux catholiques on l’imagine, qui auraient voulu conserver pour eux leurs édifices et à qui on imposait de les partager une partie du jour ou de la semaine avec d’autres cultes… Cela pouvait donner lieu à des affrontements physiques, dont les archives de la police parisienne ont gardé la trace.

Je ne me suis pas gênée pour utiliser un incident de ce genre, le face à face tendu entre les fidèles catholiques de l’église Saint-Gervais à Paris et une congrégation théophilanthropique, une sorte de secte d’inspiration philosophique qui se trouve avoir un peu le vent en poupe en 1797 parce certains officiels y avaient adhéré. Les avatars de l’Être suprême avaient d’une certaine façon survécu à Robespierre. Mais au moins ce n’était plus une religion d’État.

Au contraire, l’État ne salariait et ne reconnaissait aucun culte… Une formule qui serait reprise un peu plus d’un siècle plus tard, après trois autres révolutions et demi-douzaine de régimes différents.