Découvrir un nouveau salon ou une fête du livre locale, c’est toujours un bon moment. Sauf que parfois, il s’y mêle un peu d’agacement.
Je ne préciserai pas de quel salon il s’agit, ici, le but n’est pas de montrer du doigt. Mais on avouera que c’est agaçant : le programme annonce fièrement que le féminisme est l’un des thèmes de l’édition 2023 du salon, une table ronde avec trois écrivaines est au programme… Et quasiment toutes les autres tables rondes sont à 100% d’hommes, ou au mieux 3 hommes et une femme. Au final, on arrive à 4 femmes pour seize hommes.
Le pire, c’est que je parie que l’organisateur est sincère dans son intention de mettre à l’honneur le féminisme, qu’il (et il se trouve que c’est un homme) pense être « actuel » et tout ça…
Mais visiblement, l’idée n’a pas encore fait son chemin que des auteures peuvent avoir quelque chose à contribuer sur des sujets qui ne touchent pas à la féminité, au féminisme, au genre et aux questions philosophiques et politiques associées. Pourtant, c’est essentiel si on veut vraiment s’engager sur une voie féministe, et pas seulement jouer à le faire. Le féminisme n’est pas un but en soi, à part pour une poignée d’activistes qui en font une carrière. Mais c’est d’ouvrir des avenues aux femmes, leur permettre de vivre des vies aussi riches en possibilités que les hommes, et ne pas être cantonnées dans un domaine réservé.
Ce domaine était il y a encore quelques décennies le monde domestique, ou au mieux la mode, les romans sentimentaux et autres activités « typiquement féminines ». Aujourd’hui, on a tendance, avec autant de bonne conscience, à fabriquer un ghetto étiqueté féministe, et à fermer la porte. Dommage.
Car ce ne sont pas seulement les auteures non invitées à parler sur les autres sujets qui sont les perdantes, c’est tout le monde, en particulier le public du salon, qui pourrait être intéressé par ce qu’elles ont à dire, mais n’ont pas l’occasion de les écouter. Imagine-t-on d’inviter Catherine Dufour pour ne pas parler de science-fiction, Nnedi Okorafor sans évoquer les cultures du Nigéria, ou Alice Munro en oubliant la nature canadienne ? Ce serait absurde. Chaque auteure a en soi bien plus qu’une expérience de femme. C’est le vrai paradoxe du féminisme.
À gauche : plaque de la rue d’Assas. À droite : celle de la rue Joseph Bara(Paris, 6e)
Dans le 6e arrondissement de Paris, la rue Joseph Bara débouche dans la rue d’Assas. Un rapprochement qui donne à penser, pour peu qu’on connaisse l’histoire.
Assas, d’abord. Il s’agit du chevalier Louis d’Assas, capitaine au régiment d’Auvergne sous le règne de Louis XV, et noble comme c’était la règle à l’époque. On lui attribue une action d’éclat : envoyé en reconnaissance dans un bois à la veille de la bataille de Clostercamp, durant la Guerre de Sept Ans, il est surpris par l’ennemi et préfère donner l’alarme et mourir plutôt que de se laisser faire prisonnier. L’armée française fut ce jour-là victorieuse, et on recueillit la mémoire du dévouement du jeune d’Assas, érigé en exemple héroïque. Et tant pis si d’autres récits contemporains attribuent ce beau geste à un simple sergent qui accompagnait Louis d’Assas.
Puis le temps passe, et la Révolution vient bouleverser les vieilles règles, à l’armée comme dans le reste du pays. Fini la restriction à la noblesse des postes d’officiers, place à la glorification des soldats du peuple ! Les nouveaux héros ont le visage de Joseph Bara, un garçon de 14 ans, engagé volontaire, et tué en 1793 lors d’une escarmouche contre les Vendéens. Sa jeunesse semble alors gage de sincérité et d’enthousiasme, et ajoute au pathétique de sa mort. À vrai dire, on ne sait pas bien dans quelles circonstances elle est intervenue, ni quelles étaient les fonctions de ce garçon à l’armée. Il arrivait souvent à l’époque de voir des enfants être employés comme tambours, ou pour diverses tâches auxiliaires, comme s’occuper des chevaux. La légende fait du jeune Joseph Bara un hussard, mais les registres de l’armée le connaissent comme « charretier d’artillerie ». Ce qui exposait aussi au feu de l’ennemi.
Mais la mémoire, pour l’un comme pour l’autre, n’a que faire de la précision historique. C’est une question de symboles, de repères pour une civilisation en pleines convulsions et qui cherche à assurer son passé puisque l’avenir est incertain. Il faut lire Quatrevingt-treize, de Victor Hugo : tout est là.
Dans l’un des derniers chapitres, quand le vieux vicomte de Lantenac, chef de chouans, confronte son petit-neveu républicain, il lui assène sa conviction que sans la noblesse, plus de chevaleresque, donc plus d’héroïsme ni de dévouement. « Allez donc aujourd’hui me trouver un d’Assas ! »
Ironie des choses, c’était à peu près au même moment que l’imaginaire républicain allait porter au pinacle le nom de Joseph Bara et de quelques autres, comme le petit Viala (là aussi, un épisode plus ou moins embelli par la légende). Et nous parlons encore avec émotion des « soldats de l’An II », issus du peuple et défendant ce peuple contre les forces coalisées des monarques d’Europe.
La guerre des mémoires autour de l’Ancien Régime et de la Révolution a traversé tout le XIXe siècle et laissé des traces sur les murs de nos villes. J’ai déjà parlé de la rue du Chevalier de la Barre, en l’honneur de ce jeune homme exécuté pour blasphème et dont Voltaire a défendu la mémoire : comme par un fait exprès, elle longe le Sacre-Cœur de Montmartre, symbole de la tentative de reconquête spirituelle et politique de l’Église face à la IIIe République. Un symbole peut en combattre un autre.
Je est une foule. (Expo Persona, Musée du Quai Branly, 2016)
[Vous avez dû voir passer cet article du Point sur Netflix et le ras-le-bol entraîné même chez les jeunes de la « génération Z », leur public de prédilection, par une approche de la diversité assez balourde, en mode « on coche les cases, on réfléchit ensuite ». J’ai pensé à faire un billet pour réagir, et puis je me suis souvenu que j’avais déjà abordé sérieusement la question en 2019, et qu’il n’y avait pas grand-chose à changer au texte. Le voici donc à nouveau.]
***
Écrire de la fiction, c’est créer avant tout des personnages. Balzac parlait de « faire concurrence à l’état-civil », et dans son cas, la quantité au moins était au rendez-vous. Il travaillait ses personnages en artisan, n’oubliant pas de peindre les défauts physiques (la fameuse loupe de M. Grandet) aussi bien que les tics et faiblesses morales. Cela créait un puissant effet de réel, qui a par la suite été critiqué voire tourné en ridicule par la génération du Nouveau Roman. (Lisez L’Ère du soupçon, de Nathalie Sarraute. Ce n’est pas une lecture confortable si on commence tout juste à écrire, mais cela ouvre des réflexions qu’il sera indispensable, un jour, d’entamer si on veut écrire autrement qu’en dilettante.)
Depuis Balzac, les séries télé ont détrôné le roman-feuilleton paru dans la presse, mais le poids économique de la fiction n’a fait que s’accroître. Notre XXIe est celui de Hollywood, mais aussi de Netflix et des jeux vidéos. Le public est plus vaste, il est aussi plus varié, en termes socio-économiques aussi bien que culturels et ethniques.
C’est là que certains créateurs deviennent nerveux.
« Mais comment faire pour écrire un personnage qui n’est pas comme moi ? » En gros, comment écrire des personnages féminins si on est un homme, et réciproquement, ou des non-Européens, ou LGBT, ou des personnages ayant un handicap…
C’est le genre d’interrogation récurrente sur les forums et les réseaux sociaux. Des auteurs installés sont sollicités pour guider les petits nouveaux et leur éviter de se vautrer sur l’écueil de la « diversité ». La plupart des réponses sont du genre : « Eh bien, il n’y a pas de solution miracle, alors faites de votre mieux. Mais attention vous faites partie des dominants, donc vous êtes sûrement bourrés de clichés sexistes, racistes, etc. »
J’exagère à peine. Les conseils que certains auteurs donnent sur leur blog ou leur podcast est vraiment du type : « N’oubliez pas que tout le monde n’est pas un mâle blanc hétérosexuel comme vous ». (J’ai entendu la formule texto, mais laissons un voile pudique sur l’identité de son auteur. Nobody’s perfect.)
Bien sûr, on aura vu le problème : l’homogénéité, ici, est dans la tête de l’auteur qui donne les conseils, puisqu’il suppose tous les autres auteurs à son image…
Cela ne veut pas dire que les femmes ou les gens d’origine non-européenne soient forcément plus au clair là-dessus, me direz-vous. Pas faux. On échange souvent un jeu de clichés pour un autre. Ou pour les mêmes, mais sous un autre angle. Combien d’auteures de romans sentimentaux qui continuent à nous resservir la rencontre du Prince Charmant ? Combien de créateurs gays ou bi qui reprennent le cliché du séducteur impénitent « à voile et à vapeur », faisant d’un personnage bi un omnisexuel ? (Coucou, Russell T. Davies…)
Bref, il n’y a pas de formule miracle. D’ailleurs chercher une formule fait déjà sans doute partie du problème.
Car après tout, pourquoi chercher des règles différentes pour créer ces personnages ? Pourquoi les traiter comme des Autres si le but est d’en faire des spécimens d’humanité, avec leur individualité, leurs défauts et leurs points forts, etc. ?
Ici, comme souvent, on a intérêt à repartir de la base : comment créer un personnage crédible. Prendre un protagoniste féminin, par exemple, ne dispense pas de lui donner des caractéristiques individuelles bien spécifiques : ce n’est pas d’une femme ou fille générique que le roman ou la série a besoin, c’est de Unetelle, l’héroïne ou anti-héroïne, qui a des talents et des points faibles bien à elle, qui a une histoire antérieure qui nous sera dévoilée ou non, mais qui influe sur son caractère et sa vision du monde… Bref, un personnage à part entière, qu’on inscrirait sans hésiter à l’état-civil.
Je réalise que j’ai, dans cette histoire de diversité, un certain avantage. Je coche plusieurs cases, avec une famille plutôt métissée, et surtout l’expérience d’avoir vécu dans un pays à majorité non-européenne. Et c’est une expérience importante que de faire partie d’une minorité visible, même une minorité privilégiée. Si je me demande ce que ressent un personnage qui n’a pas la même couleur de peau que la majorité des gens qui l’entourent, ce que cela fait de détoner et de se sentir hypervisible, je n’ai pas à chercher très loin.
Mais l’important reste de considérer tous les personnages comme dignes d’intérêt et de complexité. Et pour ça, il peut être bon de lever le nez des différences de catégories (genre, ethnicité, etc.) et de se centrer plutôt sur les caractéristiques personnelles : dons et points faibles, relations au sein de la famille, but que suit le personnage, etc.
Un exemple : dans mon deuxième roman, Augusta Helena, qui se passe à l’époque de l’empereur Constantin, j’ai décidé assez tôt de représenter la diversité du monde antique avec des personnages d’horizons divers : moines palestiniens, guerriers germains, marchands éthiopiens… Mais pour chacun de ces personnages, j’ai veillé à donner des goûts, des capacités et un destin qui n’était pas lié à leur origine. Ainsi, Eusèbe l’évêque solide et pondéré n’est pas identique à Nahum, petit moine illuminé. Et il y a deux jeunes Éthiopiens qui sont d’abord définis par leur relations (le frère et la sœur), par leur foi religieuse (convertis au christianisme) et par l’enthousiasme de leur jeunesse (qui leur fait courir des dangers et donc qui avance l’intrigue).
C’est là je pense qu’on touche un point important : il y a quelque chose d’universel dans l’expérience humaine, sur laquelle on peut s’appuyer pour décrire des personnages qui soient proches tout en étant différents. Nous avons tous fait l’expérience d’avoir été enfant, d’avoir connu la solitude et le rejet. Nous avons tous eu à compter sur un milieu social et familial qui nous enserre et nous étouffe autant qu’il peut nous soutenir. Nous avons tous eu de grands espoirs et de grandes déceptions. En fait, la plus grande différence qu’on puisse connaître est peut-être celle de l’âge : « Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait », comme dit l’adage.
Ce qui ne veut pas dire qu’on peut impunément négliger la recherche sur les éléments de différences de nos personages. Ayant décidé dans ce roman de dépeindre une héroïne qui est aussi mère (une expérience que je n’ai pas eu et n’aurai jamais, merci), j’ai tout de suite vu que j’avais intérêt à m’inspirer de mères que j’ai connues. À commencer par la mienne. De la même façon, pour mes personnages éthiopiens cités plus haut, je me suis renseignée sur le royaume d’Axoum, qui était à l’époque l’une des puissances mondiales avec Rome et la Perse. C’est un arrière-plan non négligeable pour les relations entre ces personnages et les Romains.
Une fois ces bases assurées, on peut fignoler, vérifier notamment si on n’a pas donné dans l’un des clichés (pseudo) bienveillants qui sont aussi envahissants que les négatifs. Un exemple entre mille : le « magical negro » (littéralement, « nègre magique ») qui ne semble là que pour aider un protagoniste blanc, et souvent disparaît ou est tué une fois son rôle accompli. Je le cite parce que c’est le genre de cliché qui infiltre même des films anti-racistes comme The Green Book.
Ici, cependant, pas de raccourci non plus : connaître les genres littéraires et savoir où sont les écueils est indispensable. Une connaissance qu’on n’acquiert jamais si bien que par la fréquentation desdits genres. Et voilà une autre raison pour laquelle on conseille toujours aux auteurs, avant tout, de lire beaucoup : c’est l’apprentissage du métier. C’est aussi la cartographie du continent où vous vous proposez de fonder votre propre ville, château-fort, ou spatioport. Il faut savoir où sont les dragons.
En 2017, j’ai rejoint la campagne d’Emmanuel Macron entre les deux tours, sur les chapeaux de roues. Voir Marine Le Pen au second tour était dur à avaler, bien sûr, mais pas inattendu : on ne s’en souvient peut-être pas, mais elle était donnée en tête du premier tour par la plupart des sondages. Bref, ce n’était pas une surprise.
Non, le vrai choc pour moi avait été les premiers jours de l’entre-deux-tours, et ce qu’on appellerait le buzz autour de Le Pen : soudain, après des mois à dire que celui ou celle qui ferait face à l’extrême-droite l’emporterait automatiquement, les médias n’en avaient plus que pour la possibilité de voir Le Pen élue présidente. Et c’était toute une petite musique sur les électeurs de gauche qui resteraient chez eux, l’abstention qui battrait des records, mais aussi sur sa campagne « réussie » et son image « adoucie »… Cela ne vous rappelle rien ?
Nous savons tous ce qui s’est passé ensuite. Sur le moment, l’humeur n’était pas à épiloguer, mais à agir. L’équipe de marcheurs que j’ai rejointe pour faire du porte-à-porte et tracter sur les marchés avait une attitude confiante et lucide, pas arrogante. Surtout, l’une des consignes données aux nouveaux comme moi m’est restée en mémoire :
« Il faut faire voter pour notre candidat, pas contre l’adversaire ! »
Sages paroles, que la plupart des candidats de cette élection-ci auraient pu utilement méditer, en particulier les candidates du PS et des Républicains, qui se sont évertuées à se positionner contre le président sortant au lieu d’avoir un discours positif sur leur propre candidature. Elles n’en seraient sans doute pas là.
Certes, démonter les idées toxiques des extrémistes et dénoncer les dangers que ferait courir au pays leur politique est important, mais ça suffit pas à bâtir un projet alternatif. Et on a bien besoin, surtout dans ce contexte de tensions tous azimuts, de se retrouver autour de projets constructifs !
La candidature d’Emmanuel Macron en 2022, c’est à la fois un bilan solide, et un projet ambitieux mais cohérent. En prime, un enthousiasme non entamé, malgré ces 5 ans parfois très mouvementés. Je ne résiste pas au plaisir de mettre ici cet extrait du meeting de La Défense Arena le 2 avril :
Emmanuel Macron à Paris La Défense Arena, le 2 avril 2022
Un bilan, disais-je. Je ne reviendrai pas sur celui de la pandémie, dont le président n’a pas à rougir : la campagne de vaccination, le « quoi qu’il en coûte » qui a permis à l’économie de repartir vite et fort, l’école qui est restée ouverte autant que possible, le Ségur de la santé… Cela semble aujourd’hui une évidence, mais encore fallait-il avoir la lucidité et le courage de faire ces choix.
Et puis il y a l’autre grande réussite de ce quinquennat : le front de l’emploi et de la réindustrialisation. Emmanuel Macron a montré depuis 2017 que non, on n’avait pas tout essayé depuis 30 ans. Les réformes introduites dès le début de son mandat : défiscalisation des heures supplémentaires, réforme de l’ISF (devenu IFI, et touchant la fortune immobilière et non plus les parts d’entreprises), ont donné un coup de fouet aux entreprises, ramené en France des capitaux qui fuyaient. Une politique volontariste de soutien à l’activité économique, dans la tech mais aussi dans l’industrie en général, a peu à peu permis de retisser un avenir pour les territoires sinistrés.
Car c’est ce qu’expliquait un passionnant article de Jean-Noël Barrot dans les Échos au moins de mars : la politique d’Emmanuel Macron, loin de se contenter de faire monter le niveau général de l’emploi, ce qui aurait déjà été une avancée, a investi de préférence dans les bassins d’emplois les moins favorisés, les plus désindustrialisés. De l’Aude à la Seine-Saint-Denis en passant par la Martinique, ce sont les départements où il y a le plus fort taux de pauvreté qui ont le plus vu l’emploi progresser.
C’est donc à la fracture territoriale que s’est attaqué le président Macron, et il a montré que là non plus, il n’y a pas de fatalité, la cassure entre métropoles et périphéries n’est pas insurmontable.
Emmanuel Macron est aussi celui qui aura le plus dépensé pour soutenir le niveau de vie des ménages pauvres et modestes, d’après Julien Damon, sociologue. Et pas seulement pendant le Covid. Revalorisation du minimum vieillesse et de l’allocation adulte handicapé, suppression de la taxe d’habitation, prime d’activité… Des mesures qui ont donné de l’oxygène à ceux et celles qui en ont le plus besoin.
Les nouveaux chantiers du président candidat vont dans le même sens : son programme est articulé autour de cette question de l’emploi et du pouvoir d’achat. Une France créative et productive, qui se projette dans l’avenir au lieu de régresser en contemplant un passé mythifié, c’est cela le projet d’Emmanuel Macron pour les cinq années à venir. Et dans le contexte actuel, cela fait du bien de se dire qu’on a à la barre quelqu’un qui a montré qu’il savait faire face aux chocs, sans perdre de vue les grandes orientations de son programme.
Si quelqu’un connaît l’auteur de ce visuel, n’hésitez pas. Il ou elle mérite reconnaissance.
L’actualité est ce qu’on sait. De mon côté, pas grand chose à dire : j’écris, la vie continue. Et je publie régulièrement sur la campagne présidentielle en cours, et depuis peu hélas sur l’Ukraine. Une sélection :
• Kadyrov, Poutine, la connexion islamiste : alors que l’extrême-droite française présente Poutine comme un grand défenseur de l’Occident chrétien, c’est aussi un ami de l’islamiste Ramzan Kadyrov, qui règne sur la Tchétchénie comme un émir de Daech.
J’aime bien aller chercher dans la littérature des parallèles aux thèmes de l’actualité, même éphémères. En ce moment, on parle beaucoup des EHPAD, pour déplorer qu’on y « abandonne » les vieillards, qu’on les y traite comme du bétail. Il n’est pas difficile de détecter le malaise, voire la culpabilité obscure de beaucoup de commentateurs.
C’est bien pratique pour tout le monde, après tout, quand les personnes très âgées, en situation de dépendance, peuvent être prises en charge par des gens dont c’est le métier. Combien de familles, surtout dans un pays comme le nôtre où la majorité des femmes a un emploi, ont le temps et la capacité à le faire ? Aide-soignants ou assistants de vie quotidienne, c’est prenant. Ceux qui prétendent le contraire, qui veulent faire croire que « c’était mieux avant », quand les gens se débrouillaient en famille, sont au mieux ignorants de l’histoire, au pire de très mauvaise foi.
Le thème des vieux misérables, négligés, voire maltraités est commun dans la littérature. Voyez la façon dont les filles du Père Goriot exploitent puis rejettent un père trop naïf. Ou la lente déchéance du père Mabeuf dans Les Misérables de Hugo. Le même roman brosse aussi la portrait de vieilles mendiantes qui cherchent à manger dans les tas d’ordures (c’était avant l’invention des poubelles). Dans Rabelais, un épithète fréquent des vieilles est « orde », c’est-à-dire sale. Incapables de prendre soin d’elles-mêmes, par pauvreté ou perte des facultés, elles sont néanmoins traitées comme des figures comiques. C’est dire combien l’idée de déchéance physique et sociale des vieilles femmes devait aller de soi…
Vous me direz que c’est un peu loin ? Voire. Il y a dans le Trésor des Contes d’Henri Pourrat (collectés en Auvergne à partir de 1911) une petite histoire intitulée « L’auge », que je voudrais raconter ici.
C’est l’histoire d’un brave homme, père de famille, qui a recueilli son vieux père sous son toit. Le soir, toute la famille mange la soupe autour de la table, du grand-père au petit fils. Mais le pauvre grand-père radote, on ne comprend pas ce qu’il dit parce qu’il n’a plus de dents, et comme ses mains tremblent constamment, il fait tomber la moitié de sa soupe en la portant à la bouche.
L’homme a un peu honte de son vieux père. Et surtout, sa femme (à qui il revient de nettoyer tout ça) en a plus qu’assez. Un jour, elle entreprend son mari : fais quelque chose pour le vieux, c’est insupportable de l’avoir à trembloter, crachoter et bavoter à table !
L’homme, pas très courageux ni très malin, comme souvent dans ce genre de contes, s’incline. Au lieu de manger la soupe à table, dans une assiette, le vieux aura désormais une auge dans un coin de la cuisine. Il n’aura qu’à se pencher dessus pour manger comme un animal. Le vieillard, qui n’est pas complètement sénile, comprend bien, mais que peut-il faire ?
La famille continue ainsi un moment, dans une paix apparente. La femme surtout n’est pas mécontente de ne plus avoir à tout éponger derrière le vieux, ni à écouter ses bafouillis. L’homme a acheté la tranquillité dans son ménage en mettant à l’écart son propre père. Les enfants, bien élevés, ne disent rien. Ils sont trop jeunes pour avoir voix au chapitre. Sauf…
Sauf le jeune fils, qui n’a pas dix ans mais qui est déjà habile à tailler des objets en bois. Et le voilà qui se met à travailler à quelque chose de nouveau.
— Tiens, lui dit son père ? Que fais-tu de beau ?
— Je fais une auge, papa, pour toi, quand tu seras vieux.
Évidemment, la vérité sortie de la bouche de l’enfant fait faire un retour sur lui-même à notre homme. Il engueule copieusement sa femme, met au rebut l’auge et installe à nouveau son vieux père à la table commune. Tout est bien (dans le conte) qui finit bien.
L’histoire ne dit pas si l’une des filles de la famille n’a pas été chargée de donner à manger au grand-père à la cuillère, ou autre arrangement. Aujourd’hui, on parlerait d’auxiliaires de vie. Qui sont encore souvent des femmes, mais qui sont payées pour cela. Une différence pas du tout négligeable, certes.
L’actualité n’est pas des plus folichonnes, mais ça ne m’empêche pas d’y réfléchir. Voici deux articles qui se penchent sur un phénomène hélas très présent, le complotisme.
L’un est tout récent : « Chassez la vérité, mettez n’importe quoi à la place », sur le site Résistance aux extrémismes, et explore l’utilisation politique des théories du complot, avec l’exemple des USA mais aussi de notre pays. Ce n’est pas joli, joli.
D’autre part, « Quand la fiction inspire les théories du complot » est désormais en ligne, après être paru en juillet 2021 dans le n°337 de la revue Science & Pseudo-sciences. Je suis assez contente de celui-ci, et pas juste parce que j’avance une théorie inédite à propos de QAnon : c’est tout le phénomène de recyclage de la fiction populaire en théories du complot qui est fascinant. Lovecraft, X-Files, The Devil Rides Out… Autant d’aliments pour une vision du monde angoissante, mais aussi addictive comme une série Netflix. Et qui les alimentera en retour. Qui des deux est l’œuf, et la poule ?
“Toutes les références culturelles de sa séquence nostalgie s’arrêtent aux années 70”, note Jean Corcos à propos de la vidéo de candidature d’Éric Zemmour. C’est l’homme du “c’était mieux avant”, et il compte sur notre manque de mémoire pour éviter la confrontation avec la réalité du monde d’avant. Et si on y regardait de plus près ?
La suite sur Résistance aux extrémismes, au sujet du progrès qui ne s’est pas arrêté en 1970, lui. Et heureusement pour nous !
À lire sur Résistance aux extrêmismes, mon dernier article : « Sommes-nous si fragiles ? » J’y compare la réaction digne et courageuse des Français après les attentats de 2015, avec le discours apocalyptique de l’extrême-droite… Et avec les attentes des islamistes de Daech, qui croyaient que la France allait lancer des chasses aux musulmans et basculer dans la guerre civile.
Je signale aussi « Analyse d’une intox de CNews : déclin et PIB français », texte d’une internaute, Pascale Berrie, qui a décrypté point par point les affirmations d’un présentateur de la chaîne sur un prétendu rétrécissement humilient de l’économie française. J’ai juste assuré la mise en forme et ajouté quelques détails.
Les vraies souches sont invisibles. Ou alors c’est que l’arbre est mort.
(Version légèrement remaniée d’un texte de 2019. Toujours d’actualité, et je suis la première à le déplorer.)
Je ne vais pas y aller par quatre chemins. Les gens qui utilisent l’immigration comme épouvantail ou bouc émissaire m’insupportent profondément. Pour une raison très simple : chez moi, c’est une histoire de famille. J’ai un grande-père philippin, ce qui n’est pas mal question exotisme, et on peut y ajouter quelques greffes italiennes et espagnoles. En fait, l’une des plaisanteries familiales les plus récurrentes était de se moquer de notre statut de « métèques » et « quart de citron ».
Et nous n’étions pas exceptionnels. À l’école, les gens qui portaient des noms étrangers mais qui semblaient parfaitement intégrés n’étaient pas rares. Tel instit était d’origine arménienne, tel autre italienne ou polonaise… C’était il y a 40 ans. L’intégration semblait bien marcher. Et il n’y avait pas de raison, pensions-nous, de croire que les choses seraient différentes pour les Maghrébins et Africains. Encore au début des années 90, alors que je suivais une formation d’anthropologie à Aix-Marseille, j’ai eu l’occasion de prendre part à une enquête sur les modes de consommation alimentaire des immigrés d’origine maghrébine, d’où il ressortait qu’il n’y avait guère de différences entre eux et leurs voisins. La recherche du halal était loin d’être une préoccupation, et même l’idée d’éviter les porc à la cantine passait derrière le souci du bien-être des enfants. Qu’ils aient à manger à leur faim, c’était l’essentiel.
Et puis du temps a passé, le monde a changé, mais certains discours… Pas vraiment.
Que s’est-il passé ?
Sans doute avant tout un effet de nombre. « La quantité est en elle-même une qualité », disait un certain Joseph Staline, avec une bonne dose de cynisme, à propos de la guerre. C’est aussi vrai dans d’autres domaines. Un pays de 50 millions d’habitants, par exemple, peut rapidement (mais pas toujours sans heurts) intégrer un ou deux millions de nouveaux venus. C’est exactement ce qui s’est passé lors des 30 Glorieuses avec les immigrés et les rapatriés. Mais si les arrivées continuent ? L’exemple des USA, du Canada ou l’Australie montre que l’immigration de peuplement change plus ou moins vite la culture d’un pays. Les USA par exemple voient la population anglophone et d’origine européenne perdre la majorité absolue et devenir une majorité relative. Même les Noirs américains sont traversés par des débats sur leur identité : doivent-ils continuer à se définir comme descendants d’esclaves américains, ou intégrer les immigrants récents en provenance d’Afrique ou des Caraïbes ?
Dans un pays comme la France, où la nation a précocement émergé en lien avec un territoire et une langue, ce genre d’interrogations ne peut être que plus aigu. Notez qu’il n’est pas question ici de dire si c’est bien ou non. C’est un fait : plus il y a de nouveaux venus, plus le pays d’accueil change.
Bien sûr, les gens s’en rendent compte, à leur niveau. Il y un article d’Hervé Le Bras sur le décalage entre le ressenti et la réalité, dans les jugements portés par les Français sur leur pays, qui a été sévèrement critiqué par ceux qui critiquent « les élites », mais bien peu lu. Il y expliquait notamment que si la situation matérielle moyenne des Français allait en s’améliorant, le sentiment de malaise était lié au fait que les dernières générations connaissaient une stagnation de leur situation sociale. Bref, l’ascenseur social était coincé, alors que sous les 30 Glorieuses, on était moins bien loti (l’électrification des campagnes s’est poursuivie jusqu’aux années 1970), mais les enfants de paysans et d’ouvriers pouvaient accéder à des emplois qualifiés. Aujourd’hui, on peut être issu de la classe moyenne et chômeur ou précaire.
Il y a une exception, mais de taille : les descendants d’immigrés. Étant souvent parties de très bas, et étant prêtes à beaucoup de sacrifices, ces familles ont connu une ascension sociale logique dans le même temps où le manque de perspective commençait à se faire sentir pour la société en général. C’est une chose qu’on entend dans la bouche des gens tentés par l’extrême-droite : « Pourquoi les Arabes ont des emplois et moi ? » Dire que c’est une idée raciste et injuste (réserver les avantages sociaux à ceux qui « ne se sont donné que la peine de naître ») est vrai, mais n’aidera pas à convaincre. Regarder dans l’assiette du voisin est une tendance humaine indéracinable.
Or on n’a pas pris tout cela en compte. Comme l’intégration marchait peu ou prou, les responsables (et pas seulement politiques, associations et syndicats n’ont pas toujours été très lucides là-dessus) ont considéré qu’il suffisait de laisser faire. Que les nouveaux arrivants seraient intégrés au fur et à mesure par ceux qui s’étaient déjà installés. Comme le disait en substance un militant associatif du 19e (lui-même originaire d’Europe de l’Est) : « Pourquoi se poser des questions ? Ce qui marche en matière d’immigration, c’est la prise en charge des nouveaux arrivants par les communautés. » Comme d’autres lui faisaient remarquer que c’était une forme de communautarisme étrangère à l’histoire de la France, le débat a tourné au dialogue de sourds : il ne comprenait tout simplement pas pourquoi ce qui était valable aux USA ne pouvait pas l’être chez nous.
Le problème, quarante ans après, est que l’intégration elle-même a été récusée comme raciste, la laïcité comme excluante, et la notion de nation française comme construction idéologique, par des militants gauchistes altermondialistes, ou indigénistes réglant leurs comptes avec la génération de leurs parents – quelle idée en effet ont eu ceux-ci de s’installer dans cet « Occident maudit » !
En fait, peu à peu, les promesses implicites des antiracistes (intégration, fusion des nouveaux venus dans la masse, bref retour à de sorte de statu quo) ont été laissées en arrière par une réalité réfractaire, alors que certaines prédictions alarmistes de l’extrême-droite (sur l’islamisme, notamment) devenaient difficiles à contredire, puisque plus proches de ladite réalité.
Ce n’est pas un petit paradoxe. Dans les années 80, les revendications des « Beurs » étaient simplement d’avoir leur place dans la société, de n’être pas insultés et humiliés pour un oui ou pour un non. Aujourd’hui, il y a certes des progrès à faire pour éviter certaines attitudes idiotes dues à la méconnaissance de l’autre, mais les principaux progrès ont été faits. Les immigrés maghrébins et africains et leurs descendants sont entrepreneurs, écrivains, cinéastes, journalistes, médecins, militaires, députés, magistrats, préfets… Et une série télé à succès imagine un président français beur, aux prises avec des islamistes qui ne lui pardonnent pas d’avoir réussi dans le cadre du système. Une exploration intéressante de la double contrainte que peuvent connaître les « deuxième et troisième générations ».
Pendant ce temps, toutefois, les revendications se sont déplacées. Hier, c’était pouvoir librement et dignement pratiquer sa religion ; aujourd’hui, où avoir une mosquée n’est plus un problème en soi, on voit venir des groupes dont le but est de favoriser une certaine forme de pratique religieuse, orthodoxe, socialement conservatrice, et de plus en plus visible dans l’espace public. Les associations du genre Lallab, « Alliance citoyenne » (orwelliennement nommée) ou CCIF ne défendent pas les musulmans en général, mais une certaine forme d’islam, et d’islam politique. Le voile, à la fois signe d’appartenance religieuse et matérialisation d’un statut séparé pour les femmes, est leur principal marqueur identitaire. Leurs références idéologiques sont les Frères Musulmans et les monarchies du Golfe.
Mais au fait, pourquoi ? Jadis, les Italiens, Polonais, Arméniens, Espagnols, Portugais, Juifs d’Europe de l’est, et pendant longtemps aussi les Maghrébins, n’ont pas cherché autre chose que l’intégration économique. Ils conservaient leur religion comme une affaire privée, ce qui convenait très bien à la République laïque. Et qu’on ne dise pas qu’il n’y avait pas de différence de religion : la pratique catholique des Italiens n’était pas celle des Français ; le christianisme arménien est très différent de l’église catholique ; et bien sûr les Juifs n’étaient pas chrétiens du tout. Ne parlons pas des nombreux musulmans dans l’armée française de la Grande Guerre, pour qui fut bâtie la Mosquée de Paris.
La grosse différence entre, grosso modo, la France du XXe siècle et nos jours, c’est que le modèle occidental n’est plus le modèle unique.
Revenons à mon grand-père philippin. Originaire d’une famille pauvre de Manille, son rêve était d’aller aux États-Unis. Avant même de partir, il s’était tourné vers l’étude de l’anglais, ce qui lui a permis d’aller à Hong Kong, puis de trouver un job dans une entreprise américaine en Indochine. Il y est finalement resté en épousant une française, ma grand-mère. Mais toujours il s’est considéré comme citoyen du monde pleinement intégré à la culture occidentale, lisant Time et Paris-Match et n’utilisant plus guère sa langue maternelle, le tagalog, qu’il n’a pas transmis à ses enfants.
Certains pourraient le déplorer aujourd’hui, mais c’était un autre univers mental. La civilisation européenne était LA civilisation, jusque vers la moitié du XXe siècle. Les pays non-européens indépendants (comme le Japon ou l’Éthiopie) cherchaient à imiter l’Europe en matière de sciences et de techniques, y compris pour l’administration. Les peuples colonisés eux-mêmes faisaient la comparaison et cherchaient à être reconnus comme égaux.
Aujourd’hui, il n’y a pas qu’un seul modèle, loin de là. Ceux qui se sentent gênés aux entournures par les traditions françaises se tournent souvent vers un modèle anglo-saxon qui s’est clairement individualisé à mesure que les Américains eux-mêmes cessaient de prendre exemple sur l’Europe. Il y a ceux qui se voient l’Europe du Nord comme modèle social ; et ceux pour qui les révolutions sud-américaines (réelles ou rêvées) sont toujours un horizon à viser. Et puis, bien entendu, il y a l’islam politique, sous ses diverses facettes, des Frères Musulmans au Califat.
Cet islamisme a réussi à capter une bonne partie de la charge de sympathie des mouvements anticoloniaux et des luttes contre les régimes autoritaires installés après les indépendances. La révolution de 1979 en Iran peut être considéré comme un de ses succès, et la France de Giscard d’Estaing à joué avec le feu en aidant les ayatollahs. Dans le monde sunnite, la réussite économique et le poids politique des pétro-monarchies constituent non seulement une source d’influence, mais un contre-modèle à opposer à l’Occident. Même une aventure chaotique et meurtrière comme celle de l’État Islamique (ou Daech) peut impressionner ou faire rêver des gens qui ont trop fréquenté les prêches les plus violents et fondamentalistes de YouTube et de certaines banlieues.
On le voit, le phénomène n’est pas simple. Et on ne se tirera ni de la pression de l’extrême-droite, ni de celle des islamistes, sans regarder en face cette complexité et chercher ensemble une sortie par le haut. Il n’en va seulement d’un certain modèle social et culturel français, mais bien de la paix civile dans le pays.