Archives mensuelles : avril 2016

Belle journée à Sevran

C’était aujourd’hui : le pique-nique de la fraternité, à Sevran, à l’invitation de l’indomptable Nadia Remadna. La météo disait ni oui ni non, mais on ferait avec.

En avant, direction le RER B ! À la gare de Sevran-Livry, léger flottement : comment suivre les indications de l’itinéraire ? Je ne trouve pas les repères… Heureusement que je tombe sur une autre personne qui se rend au pique-nique ! « Des amis doivent venir me chercher. » Et en effet, quelques minutes après, une voiture nous fait signe : c’est Nadia et son mari.

Nous voilà bientôt au parc forestier de la Poudrerie : vaste, verdoyant et où les allées laissent une large place aux piétons, aux coureurs, aux cyclistes et aux policiers à cheval. On se sent très loin de Paris ! Il est aussi généreusement doté de tables de pique-nique. Et les premiers arrivés sont déjà à pied d’œuvre. Gonfler 200 ballons avec une bonbonne d’hélium, les attacher, ne pas les percer (aiguilles de pin, ça craint) ni les laisser s’envoler trop tôt… La fine équipe de LaïcArt s’y attelle : Sémira, en mode stakhanov, Assia, Ourdia, Haythem, Renaud, Sophie… Et je m’y colle aussi. Les morceaux de bolduc sont à peu près disciplinés, on espère qu’ils tiendront jusqu’à l’heure du lâcher. Des enfants qui viennent aider repartent avec un ballon aussi.

Avec Nadia Remadna, plus Ahmed Meguini, plus des membres de divers groupes et associations (de Ni Putes Ni Soumises à Je Suis France, en passant par Shalom Paix Salam), les journalistes présents ont aussi de quoi remplir leurs boitiers. Un cadreur suit de près Nadia, Hervé Pauchon de France Inter fait une interview, puis c’est le correspondant de La Stampa à Paris…

Avec tout ça, on trouve quand même un moment pour manger. On est juste un peu trop nombreux pour les sièges disponibles, mais comme il y a des gens qui vont et viennent (journalistes allant d’une table à l’autre, mais aussi des gens qui proposent à la ronde leurs plats), ce n’est pas trop grave. En fait, s’il y a plus de gens que de sièges, il y a encore plus de nourriture que d’estomacs ! Des salades, des pizzas, des bricks (ça se mange très bien froid, je suis bluffée), de la tourte aux brocolis (j’ai renversé ma part, sniff), de la foccacia, du houmous… Délicate attention, la table de LaïcArt proposait du blanc et du rouge. Il y avait de quoi satisfaire les végétariens et les vegans, les allergiques au lactose et les intolérants au gluten, les gens qui ne mangent pas de porc, ceux qui ne boivent pas d’alcool, les diabétiques… Et même les mécréants omnivores de mon genre. J’avais contribué aussi : du jus de fruits, du cake (apprécié), des sandwiches qui se sont trouvés un peu redondants avec tout ça !

Au dessert, catastrophe, la pluie se met de la partie ! On s’est replié en catastrophe sous l’auvent de la buvette. Heureusement que l’averse n’a pas trop duré. On est passé au discours de Nadia, sur son combat pour venir en aide aux mères, aux familles, aux citoyennes et citoyens en général. « Quel dommage, j’avais invité mon maire [le maire de Sevran, M. Gatignon], mais il n’est pas venu ! » Non, il n’est pas là, mais il y a Véronique et Thierry Roy, les parents de Quentin Roy, jeune homme parti combattre dans les rangs de Daesh et qui serait mort au djihad. Grosse émotion.

Là dessus, on se dirige vers l’entrée du parc pour le lâcher de ballons : 200 ballons, en mémoire des victimes du terrorisme, depuis les meurtres de Toulouse par Mohamed Merah,  puis les attentats contre Charlie Hebdo, l’Hyper Cacher, le Bataclan, le Stade de France, les cafés… Et en songeant aux victimes de Bruxelles, de Beyrouth, de Bamako, Istanbul, Abidjan… On coupe les fils, les ballons s’élancent. C’est beau.

On enchaîne sur une minute de silence. Une maman explique à son petit de trois ans, qui entre dans le jeu. C’est grave, pas solennel, juste la gorge serrée. Tout cela n’a plus abstrait.

Quand le recueillement prend fin, Ahmed saisit l’instant au vol et dit : « Je connais une chanson, ça commence comme ça : Allons, enfants de la patrie… »

Et tout le monde chante. C’est la Marseillaise la plus sincère, la plus vécue, que j’ai jamais entonnée. S’ensuit une autre proposition : l’Hymne des Femmes. Celle qui l’a lancé, avec conviction, entraîne peu à peu quelques voix, puis chacun reprend le refrain, et on est fières ! Fiers aussi. Des youyous fusent. On s’en retourne vers le pique-nique, un moment important a eu lieu, on l’a partagé.

Après, il y aura encore des discussions, du picorage, des bouteilles ouvertes (mention spéciale à Haythem pour le champagne), des interviews – Nadia est très demandée, mais aussi Ahmed, et Yamina de Je Suis France, et la réalisatrice Amel Chahbi, venue elle aussi.  Une petite fille se promène avec son chien, qui mange les chips tombés par terre. Une femme sort un accordéon et entame Bella Ciao, puis des chansons de Renaud, des airs de musique juive (« Mais c’est pour les mariages et les bar-mitvahs ! » « Pas grave »), des classiques tels que Kalinka… Un petit garçon demande la musique de Pokémon : pas de chance, la musicienne n’a pas ça à son répertoire.

L’après-midi tire à sa fin. Je trouve une place dans une voiture en direction de la gare RER, et c’est parti. Bye, bye, Sevran, et j’espère bien à une autre fois !

 

« Je suis un homme » (Ursula Le Guin)

J’avais déjà publié l’original de cet extrait, en anglais, mais les mots sont toujours d’actualité, et les lecteurs francophones ont bien le droit d’en profiter…

The Wave in the Mind, essays by Ursula K. Le Guin (cover)

Ursula K. Le Guin écrivit un jour un essai qui commençait ainsi :

Je suis un homme. Oh, bien sûr, vous penserez que je me suis bêtement trompée de genre, ou peut-être que j’essaie de me moquer de vous, parce que mon prénom se termine en a, que je possède trois soutien-gorges, que j’ai été enceinte cinq fois, et autres petits choses que vous avez pu remarquer. Des détails. Mais les détails n’ont pas d’importance. S’il y a une chose que nous pouvons apprendre des politiciens, c’est que les détails n’ont pas d’importance. Je suis un homme, et je désire que vous croyiez et acceptiez ce fait, ainsi que j’y ai cru pendant toutes ces années.

Voyez-vous, lorsque je grandissais, au temps des Guerres entre les Mèdes et les Perses, et quand j’entrai à l’université, pendant la Guerre de Cent Ans, et enfin quand j’élevais mes enfants, pendant les Guerres de Corée, Froide et du Vietnam, il n’y avait pas de femmes. Les femmes sont une invention extrêmement récente. Je suis plus ancienne que l’invention des femmes de quelques décennies. D’accord, d’accord, si vous insistez pour une précision de pédant, les femmes ont été inventées plusieurs fois, en divers lieux, mais les inventeurs ne savaient tout bonnement pas quoi faire avec ce produit. […] Des modèles tels que l’Austen et la Brontë étaient trop compliqués, les gens s’esclaffaient devant la Suffragette, et la Woolf était bien trop en avance pour son temps.

Quand je suis née, donc, il n’y avait que des hommes. Les gens étaient des hommes. Ils avaient tous un pronom, son pronom à lui; c’est ce que je suis. Je suis le il générique, comme dans : « Si quelqu’un a besoin d’avorter, il n’aura qu’à aller dans un autre État, » ou : « Un écrivain sait de quel côté sa tartine est beurrée. » C’est moi : l’écrivain, lui. Je suis un homme. […]

« Introducing Myself, » © 1992 par U. K. Le Guin, in The Wave in the Mind: Talks and Essays on the Writer, the Reader, and the Imagination (2004).

J’avais mis en ligne ce court extrait d’un texte lumineux et incisif (qui devrait figurer dans toute bonne bibliothèque féministe, ou d’écrivain, que dis-je, dans toute bonne bibliothèque tout court !) après un différent avec quelques amies qui se revendiquaient du féminisme sans comprendre pourquoi je trouvais important de dire qu’elles étaient éditrices et pas « éditeur ». L’invention des femmes est une œuvre encore en chantier.