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Les gens heureux n’ont pas d’histoire : du bon usage du conflit dans les romans (rediff.)

(N.B. Ce billet, paru à l’origine en 2021, est resté l’un des plus populaire de ce blog. Je remets ici un petit coup de projecteur.)

Je suis une grande fan d’Ursula Le Guin, comme on peut le voir en parcourant les archives de ce blog. Mais ça ne veut pas dire que je partage toutes ses opinions. Ainsi, il y a quelques citations d’elle qui flottent sur Internet, souvent sans contexte (entretien ? conférence ? essai ?) où elle conteste le fait que la notion de conflit soit considérée comme centrale dans les manuels d’écriture, et en général dans la conception que les auteurs anglo-saxons contemporains se font de leur métier.

Un exemple ici, que je traduis rapidement :

« Les manuels d’écriture modernistes font souvent la confusion entre histoire et conflit. Ce réductionnisme reflète une culture qui surévalue l’agression et la competition et cultive l’ignorance des autres options en matière de comportement. Aucun récit complexe ne peut être bâti sur ou réduit à un seul élément. Le conflit n’est qu’une possibilité. Il y a d’autres options, toutes aussi importantes dans une vie humaine, comme avoir une relation, trouver, perdre, porter, découvrir, se séparer, changer. Le changement est l’aspect universel de toutes les histoires. » (Ursula K. Le Guin)

D’accord pour le changement comme élément universel des récits, mais pour le reste ? Je vois plusieurs problèmes.

Première remarque : les histoires que l’on choisit de raconter ne représentent qu’une partie de l’expérience humaine. On connaît le proverbe : « Les gens heureux n’ont pas d’histoire. » Même sans parler de conflit, s’il n’y a pas de problème à résoudre, d’obstacle à surmonter, d’expérience à acquérir, où est l’enjeu ? Et où est l’intérêt du récit ? Ce qu’on appelle en termes techniques la tension narrative : l’émotion induite chez le récepteur du récit (lecteur ou lectrice) par le fait d’attendre un dénouement.

Je ne suis pas la seule à le dire. Car, et ce sera ma deuxième remarque, quand on parle de conflit dans le cadre d’une intrigue de récit, on ne parle pas forcément d’un conflit littéral, d’une guerre entre des individus ou des nations. Voir par exemple ce qu’en dit Lionel Davoust :

« la notion de conflit en narration est le concept qui m’enthousiasme le plus à étudier et à transmettre. C’est bien loin de l’opposition binaire entre un « gentil et un méchant », et même de la notion qu’il faut « un bon adversaire » dans une histoire – plutôt une « bonne adversité » » (Lionel Davoust)

L’adversité, en effet, est quelque chose d’universel, qui peut être un obstacle extérieur ou une faille intérieure. Mme Bovary est ainsi la victime de sa propre imagination, du décalage entre ses aspirations à un grand d’amour romantique et la réalité prosaïque de son ménage. Lizzie Bennett, dans Orgueil et préjugés, doit surmonter ses idées préconçues aussi bien que la hauteur aristocratique initiale de Mr Darcy. Même quand l’adversité est matérialisée par un obstacle extérieur, c’est loin d’être uniquement une question de combats ou de disputes. La nature, par exemple, fournit des obstacles sur une échelle grandiose. Depuis Robinson Crusoé jusqu’aux films catastrophes, en passant par les héros de Jack London, on fait des histoires extraordinaires avec pour « adversaire » la mer, le désert, la forêt, les volcans, la banquise, la faim, le climat, les maladies… Cela marche aussi avec les récits de voyage. Prenez les Méharées de Théodore Monod sur ses voyages au Sahara, ou l’œuvre d’Haroun Tazieff : dans son récit sur l’ascension du Nyiragongo, le vrai personnage, c’est le volcan.

Mais on préfère peut-être un récit au ras du quotidien, centré sur les joies et les peines des personnages ? L’adversité est là aussi : faire des rencontres, aimer, avoir des enfants, c’est se confronter à l’autre, devoir composer avec ses désirs, ses besoins, son sentiment de ce qui est vrai, juste, valable. Aimer, c’est prendre le risque de ne pas être aimé en retour. Parfois de devoir se séparer et de connaître le chagrin. Avoir des enfants, c’est se confronter au risque de ne pas être à la hauteur (ou du moins d’en avoir le sentiment) ; c’est aussi découvrir un jour que vos enfants vous voient comme un fossile, un étranger à peine encore vivant. On a tous des exemples en tête de conflits hélas tout à fait réels dans le couple ou entre parents et enfants.

Lionel Davoust fait très justement le lien entre tension narrative et tension dramatique, celle qui anime une scène de théâtre. Au risque de me répéter, je remets ici la référence à Beating the Story, de Robin D. Laws : le meilleur manuel pour expliquer ce qui fait la tension dramatique, et comment l’utiliser pour raconter des histoires. Non, le titre n’a rien à voir avec la violence, mais avec la notion de tempo, les beats (temps, mesure) au sens musical. Comment on organise une histoire autour de temps forts, qui sont soit des scènes d’action (résolution de problème, découverte, aussi bien que combat) et des scènes dramatiques, où deux personnages (ou plus) expriment l’un vers l’autre des demandes, qui peuvent être pratiques (« Papa, tu me prêtes les clefs de la voiture ? ») ou bien du registre des émotions (« Maman, dis-moi que tu m’aimes toujours ? »)

On pourrait multiplier les variations sur ces thèmes. Une histoire du quotidien avec un volcan en arrière-plan qui menace d’exploser ? (Coucou, les Derniers jours de Pompéi.) Une tension dramatique entre ce que le protagoniste croit savoir et ce que le lecteur sait qu’il va arriver ? (Diverses histoires de fantômes chinois, où le héros ne voit jamais venir la femme renarde ou revenante que le lecteur sait être inéluctable.) Une histoire où la tension consiste dans les différentes interprétations possibles d’un même récit ? Bienvenue chez Jorge Luis Borges.

On le voit, ce ne sont pas les possibilités qui manquent, et tout cela sans faire intervenir un conflit littéral. Et pourtant ce sont bien des conflits : entre les désirs de A et ceux de B, entre les désirs de A et la réalité, entre l’interprétation d’une même réalité par A et B… Je vous laisse explorer les autres possibilités.

Le roman policier à travers le temps : (1) Daniel, détective biblique

« L’innocence de Suzanne reconnue » (détail), par Valentin de Boulogne, vers 1627, Musée du Louvre.

En attendant le mois d’octobre et la parution de mon prochain roman, Mort d’une Merveilleuse, j’aimerais me pencher sur les antécédents de la littérature policière telle que nous la connaissons de nos jours, et explorer les récits de détectives issus des Mille et une nuits, de la Chine ancienne, ou pourquoi pas de la Bible.

Car l’une des plus anciennes enquêtes policières de la littérature mondiale se trouve au livre de Daniel, dans l’épisode fameux de Suzanne et les vieillards. Le passage est lui-même assez tardif dans l’écriture de la Bible, puisqu’il est rédigé en grec, donc probablement à l’époque hellénistique, vers le IIIe siècle avant J.-C., lorsque la Palestine était gouvernée par les rois séleucides, successeurs d’Alexandre le Grand.

L’histoire est simple, frappante, et vivement racontée. La protagoniste, Suzanne, est une jeune israélite aussi belle que vertueuse, qui épouse un homme riche et respecté. D’autres notables fréquentent sa maison, dont deux doyens faisant partie des chefs de la communauté juive locale. Mais les deux vieillards sont pris d’un désir coupable pour la jeune femme et se cachent dans le jardin pour l’épier quand elle prend son bain, puis essaient de la convaincre de coucher avec eux, en la menaçant de l’accuser d’adultère si elle appelle au secours. Suzanne est au désespoir, mais appelle quand même, préférant mourir sans avoir péché. Devant le mari et les serviteurs qui accourent, les deux séducteurs jouent la comédie, prétendant que c’est Suzanne qui a tenté de les induire en tentation. Son cas est clair : elle est adultère, elle doit être mise à mort.

Mais tandis qu’on la mène au supplice, elle croise le jeune Daniel, un adolescent inspiré par l’Esprit Saint. Il s’écrie qu’elle est innocente, et se met à l’œuvre pour le prouver. Pour cela, il sépare les deux accusateurs et les interroge chacun de son côté : « Sous quel arbre du jardin, demande-t-il, te tenais-tu lorsque tu as vu Suzanne ? » L’un répond : « Un lentisque », l’autre : « Un chêne vert. » Oups ! Ils se sont coupés, ont révélé que leur histoire était un mensonge ! Daniel le fait constater à l’assistance et proclame l’innocence de Suzanne, et la culpabilité de ses accusateurs.

Le thème de Suzanne a inspiré bien sûr les arts, surtout comme prétexte à dépeindre des nudités, ce qui n’était pas évident dans le monde chrétien. Le cadre biblique faisait passer beaucoup de choses. L’histoire elle-même et son motif d’innocence bafouée, puis reconnue, a aussi eu une longue postérité littéraire. Mais il faudra attendre des siècles pour qu’un personnage tel que celui de Daniel soit de nouveau mis en scène. En fait, ce contre-interrogatoire serait parfaitement à sa place dans un film de prétoire contemporain.

Il faut dire que le Daniel que dépeint la partie deutérocanonique du livre, celle écrite en grec, est par certains aspects plus proche d’un philosophe (voire un investigateur sceptique sur le mode de James Randi) que d’un prophète ou interprète des songes. En plus de prouver l’innocence de Suzanne, le jeune Daniel est le héros d’une confrontation avec le roi de Babylone où il prouve par d’ingénieuses expériences que les prêtres de Bel trompent le roi en lui faisant croire qu’une statue contient la présence réelle du dieu (« Bel et le dragon », Daniel, chap. 14). Chaque soir, de la nourriture est placée dans le temple, et le lendemain elle a disparu : c’est que le dieu l’a consommée, disent les prêtres. Mais Daniel montre que ce sont eux, en fait, qui s’introduisent nuitamment dans la chambre de la statue et s’empiffrent des mets déposés en offrande.

Cette ingéniosité et cette capacité à remettre en cause l’évidence apparente seront des éléments clefs de la future littéraire policière. Plus que Dupin ou Holmes, c’est Daniel qui devrait être considéré comme le prototype des détectives amateurs.

Écrire l’Autre, écrire autrement : pourquoi je ne prends pas exemple sur Netflix pour diversifier mes romans

Je est une foule. (Expo Persona, Musée du Quai Branly, 2016)

[Vous avez dû voir passer cet article du Point sur Netflix et le ras-le-bol entraîné même chez les jeunes de la « génération Z », leur public de prédilection, par une approche de la diversité assez balourde, en mode « on coche les cases, on réfléchit ensuite ». J’ai pensé à faire un billet pour réagir, et puis je me suis souvenu que j’avais déjà abordé sérieusement la question en 2019, et qu’il n’y avait pas grand-chose à changer au texte. Le voici donc à nouveau.]

***

Écrire de la fiction, c’est créer avant tout des personnages. Balzac parlait de « faire concurrence à l’état-civil », et dans son cas, la quantité au moins était au rendez-vous. Il travaillait ses personnages en artisan, n’oubliant pas de peindre les défauts physiques (la fameuse loupe de M. Grandet) aussi bien que les tics et faiblesses morales. Cela créait un puissant effet de réel, qui a par la suite été critiqué voire tourné en ridicule par la génération du Nouveau Roman. (Lisez L’Ère du soupçon, de Nathalie Sarraute. Ce n’est pas une lecture confortable si on commence tout juste à écrire, mais cela ouvre des réflexions qu’il sera indispensable, un jour, d’entamer si on veut écrire autrement qu’en dilettante.)

Depuis Balzac, les séries télé ont détrôné le roman-feuilleton paru dans la presse, mais le poids économique de la fiction n’a fait que s’accroître. Notre XXIe est celui de Hollywood, mais aussi de Netflix et des jeux vidéos. Le public est plus vaste, il est aussi plus varié, en termes socio-économiques aussi bien que culturels et ethniques.

C’est là que certains créateurs deviennent nerveux.

« Mais comment faire pour écrire un personnage qui n’est pas comme moi ? » En gros, comment écrire des personnages féminins si on est un homme, et réciproquement, ou des non-Européens, ou LGBT, ou des personnages ayant un handicap…

C’est le genre d’interrogation récurrente sur les forums et les réseaux sociaux. Des auteurs installés sont sollicités pour guider les petits nouveaux et leur éviter de se vautrer sur l’écueil de la « diversité ». La plupart des réponses sont du genre : « Eh bien, il n’y a pas de solution miracle, alors faites de votre mieux. Mais attention vous faites partie des dominants, donc vous êtes sûrement bourrés de clichés sexistes, racistes, etc. »

J’exagère à peine. Les conseils que certains auteurs donnent sur leur blog ou leur podcast est vraiment du type : « N’oubliez pas que tout le monde n’est pas un mâle blanc hétérosexuel comme vous ». (J’ai entendu la formule texto, mais laissons un voile pudique sur l’identité de son auteur. Nobody’s perfect.)

Bien sûr, on aura vu le problème : l’homogénéité, ici, est dans la tête de l’auteur qui donne les conseils, puisqu’il suppose tous les autres auteurs à son image…

Cela ne veut pas dire que les femmes ou les gens d’origine non-européenne soient forcément plus au clair là-dessus, me direz-vous. Pas faux. On échange souvent un jeu de clichés pour un autre. Ou pour les mêmes, mais sous un autre angle. Combien d’auteures de romans sentimentaux qui continuent à nous resservir la rencontre du Prince Charmant ? Combien de créateurs gays ou bi qui reprennent le cliché du séducteur impénitent « à voile et à vapeur », faisant d’un personnage bi un omnisexuel ? (Coucou, Russell T. Davies…)

Bref, il n’y a pas de formule miracle. D’ailleurs chercher une formule fait déjà sans doute partie du problème.

Car après tout, pourquoi chercher des règles différentes pour créer ces personnages ? Pourquoi les traiter comme des Autres si le but est d’en faire des spécimens d’humanité, avec leur individualité, leurs défauts et leurs points forts, etc. ?

Ici, comme souvent, on a intérêt à repartir de la base : comment créer un personnage crédible. Prendre un protagoniste féminin, par exemple, ne dispense pas de lui donner des caractéristiques individuelles bien spécifiques : ce n’est pas d’une femme ou fille générique que le roman ou la série a besoin, c’est de Unetelle, l’héroïne ou anti-héroïne, qui a des talents et des points faibles bien à elle, qui a une histoire antérieure qui nous sera dévoilée ou non, mais qui influe sur son caractère et sa vision du monde… Bref, un personnage à part entière, qu’on inscrirait sans hésiter à l’état-civil.

Je réalise que j’ai, dans cette histoire de diversité, un certain avantage. Je coche plusieurs cases, avec une famille plutôt métissée, et surtout l’expérience d’avoir vécu dans un pays à majorité non-européenne. Et c’est une expérience importante que de faire partie d’une minorité visible, même une minorité privilégiée. Si je me demande ce que ressent un personnage qui n’a pas la même couleur de peau que la majorité des gens qui l’entourent, ce que cela fait de détoner et de se sentir hypervisible, je n’ai pas à chercher très loin.

Mais l’important reste de considérer tous les personnages comme dignes d’intérêt et de complexité. Et pour ça, il peut être bon de lever le nez des différences de catégories (genre, ethnicité, etc.) et de se centrer plutôt sur les caractéristiques personnelles : dons et points faibles, relations au sein de la famille, but que suit le personnage, etc.

Un exemple : dans mon deuxième roman, Augusta Helena, qui se passe à l’époque de l’empereur Constantin, j’ai décidé assez tôt de représenter la diversité du monde antique avec des personnages d’horizons divers : moines palestiniens, guerriers germains, marchands éthiopiens… Mais pour chacun de ces personnages, j’ai veillé à donner des goûts, des capacités et un destin qui n’était pas lié à leur origine. Ainsi, Eusèbe l’évêque solide et pondéré n’est pas identique à Nahum, petit moine illuminé. Et il y a deux jeunes Éthiopiens qui sont d’abord définis par leur relations (le frère et la sœur), par leur foi religieuse (convertis au christianisme) et par l’enthousiasme de leur jeunesse (qui leur fait courir des dangers et donc qui avance l’intrigue).

C’est là je pense qu’on touche un point important : il y a quelque chose d’universel dans l’expérience humaine, sur laquelle on peut s’appuyer pour décrire des personnages qui soient proches tout en étant différents. Nous avons tous fait l’expérience d’avoir été enfant, d’avoir connu la solitude et le rejet. Nous avons tous eu à compter sur un milieu social et familial qui nous enserre et nous étouffe autant qu’il peut nous soutenir. Nous avons tous eu de grands espoirs et de grandes déceptions. En fait, la plus grande différence qu’on puisse connaître est peut-être celle de l’âge : « Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait », comme dit l’adage.

Ce qui ne veut pas dire qu’on peut impunément négliger la recherche sur les éléments de différences de nos personages. Ayant décidé dans ce roman de dépeindre une héroïne qui est aussi mère (une expérience que je n’ai pas eu et n’aurai jamais, merci), j’ai tout de suite vu que j’avais intérêt à m’inspirer de mères que j’ai connues. À commencer par la mienne. De la même façon, pour mes personnages éthiopiens cités plus haut, je me suis renseignée sur le royaume d’Axoum, qui était à l’époque l’une des puissances mondiales avec Rome et la Perse. C’est un arrière-plan non négligeable pour les relations entre ces personnages et les Romains.

Une fois ces bases assurées, on peut fignoler, vérifier notamment si on n’a pas donné dans l’un des clichés (pseudo) bienveillants qui sont aussi envahissants que les négatifs. Un exemple entre mille : le « magical negro » (littéralement, « nègre magique ») qui ne semble là que pour aider un protagoniste blanc, et souvent disparaît ou est tué une fois son rôle accompli. Je le cite parce que c’est le genre de cliché qui infiltre même des films anti-racistes comme The Green Book.

Ici, cependant, pas de raccourci non plus : connaître les genres littéraires et savoir où sont les écueils est indispensable. Une connaissance qu’on n’acquiert jamais si bien que par la fréquentation desdits genres. Et voilà une autre raison pour laquelle on conseille toujours aux auteurs, avant tout, de lire beaucoup : c’est l’apprentissage du métier. C’est aussi la cartographie du continent où vous vous proposez de fonder votre propre ville, château-fort, ou spatioport. Il faut savoir où sont les dragons.

La vieillesse, était-ce « mieux avant » ? Pas au regard des livres de l’époque…

J’aime bien aller chercher dans la littérature des parallèles aux thèmes de l’actualité, même éphémères. En ce moment, on parle beaucoup des EHPAD, pour déplorer qu’on y « abandonne » les vieillards, qu’on les y traite comme du bétail. Il n’est pas difficile de détecter le malaise, voire la culpabilité obscure de beaucoup de commentateurs.

C’est bien pratique pour tout le monde, après tout, quand les personnes très âgées, en situation de dépendance, peuvent être prises en charge par des gens dont c’est le métier. Combien de familles, surtout dans un pays comme le nôtre où la majorité des femmes a un emploi, ont le temps et la capacité à le faire ? Aide-soignants ou assistants de vie quotidienne, c’est prenant. Ceux qui prétendent le contraire, qui veulent faire croire que « c’était mieux avant », quand les gens se débrouillaient en famille, sont au mieux ignorants de l’histoire, au pire de très mauvaise foi.

Le thème des vieux misérables, négligés, voire maltraités est commun dans la littérature. Voyez la façon dont les filles du Père Goriot exploitent puis rejettent un père trop naïf. Ou la lente déchéance du père Mabeuf dans Les Misérables de Hugo. Le même roman brosse aussi la portrait de vieilles mendiantes qui cherchent à manger dans les tas d’ordures (c’était avant l’invention des poubelles). Dans Rabelais, un épithète fréquent des vieilles est « orde », c’est-à-dire sale. Incapables de prendre soin d’elles-mêmes, par pauvreté ou perte des facultés, elles sont néanmoins traitées comme des figures comiques. C’est dire combien l’idée de déchéance physique et sociale des vieilles femmes devait aller de soi…

Vous me direz que c’est un peu loin ? Voire. Il y a dans le Trésor des Contes d’Henri Pourrat (collectés en Auvergne à partir de 1911) une petite histoire intitulée « L’auge », que je voudrais raconter ici.

C’est l’histoire d’un brave homme, père de famille, qui a recueilli son vieux père sous son toit. Le soir, toute la famille mange la soupe autour de la table, du grand-père au petit fils. Mais le pauvre grand-père radote, on ne comprend pas ce qu’il dit parce qu’il n’a plus de dents, et comme ses mains tremblent constamment, il fait tomber la moitié de sa soupe en la portant à la bouche.

L’homme a un peu honte de son vieux père. Et surtout, sa femme (à qui il revient de nettoyer tout ça) en a plus qu’assez. Un jour, elle entreprend son mari : fais quelque chose pour le vieux, c’est insupportable de l’avoir à trembloter, crachoter et bavoter à table !

L’homme, pas très courageux ni très malin, comme souvent dans ce genre de contes, s’incline. Au lieu de manger la soupe à table, dans une assiette, le vieux aura désormais une auge dans un coin de la cuisine. Il n’aura qu’à se pencher dessus pour manger comme un animal. Le vieillard, qui n’est pas complètement sénile, comprend bien, mais que peut-il faire ?

La famille continue ainsi un moment, dans une paix apparente. La femme surtout n’est pas mécontente de ne plus avoir à tout éponger derrière le vieux, ni à écouter ses bafouillis. L’homme a acheté la tranquillité dans son ménage en mettant à l’écart son propre père. Les enfants, bien élevés, ne disent rien. Ils sont trop jeunes pour avoir voix au chapitre. Sauf…

Sauf le jeune fils, qui n’a pas dix ans mais qui est déjà habile à tailler des objets en bois. Et le voilà qui se met à travailler à quelque chose de nouveau.

— Tiens, lui dit son père ? Que fais-tu de beau ?

— Je fais une auge, papa, pour toi, quand tu seras vieux.

Évidemment, la vérité sortie de la bouche de l’enfant fait faire un retour sur lui-même à notre homme. Il engueule copieusement sa femme, met au rebut l’auge et installe à nouveau son vieux père à la table commune. Tout est bien (dans le conte) qui finit bien.

L’histoire ne dit pas si l’une des filles de la famille n’a pas été chargée de donner à manger au grand-père à la cuillère, ou autre arrangement. Aujourd’hui, on parlerait d’auxiliaires de vie. Qui sont encore souvent des femmes, mais qui sont payées pour cela. Une différence pas du tout négligeable, certes.

2021 en revue : mes 10 meilleurs articles

Photo : un chat dans un tunnel en plastique, avec la légende : "The internet is a series of tubes. And those tubes are full of cats."

Un palmarès tout subjectif, bien sûr. À découvrir ou redécouvrir. La diversité des sujets est parfaitement assumée. (Je ferai aussi bientôt un récapitulatif de mes publications en matière de fiction.)

* Sciences : « La science-fiction peut-elle changer le monde ? » sur le site de l’Afis, Association française pour l’information scientifique.

* Politique : « Ceux qui disent “c’était mieux avant” n’ont pas à vivre dans le monde d’avant » sur Résistance aux extrémismes. Le titre parle de lui-même, je pense.

* Société : « Pas de pitié pour les garçons manqués » à propos de l’héroïne du Club des Cinq et des changements d’attitude pas toujours positifs s’agissant des stéréotypes de genre.

* Ma vie : « Vaccinée, libérée ! » Ou comment j’ai gagné mon vaccin, ah mais.

* Littérature : « Tout le monde aime les (romans) policiers » où je pense énoncer une théorie originale du genre. Si, si, en toute simplicité.

* « Les gens heureux n’ont pas d’histoire » ou pourquoi on parle de « conflit » dans les manuels d’écriture.

* « Qu’est-ce qu’un héros iconique » : cette figure ultra-fréquente de la fiction populaire, mais mal connue par les pros eux-mêmes…

* « Des images peuvent choquer : préparer ses lecteurs au pire » en utilisant les outils à notre disposition comme auteurs et éditeurs, et on verra que cela rend inutile le « content warning ».

* « Ce que je n’aime pas voir dans un roman historique » : où le passé est plus que jamais un autre pays.

* « Qui est légitime pour écrire ? » Une question piège, mais on n’est pas obligé d’y tomber…

Ce que je n’aime pas voir dans un roman historique

Comment le passé voyait le passé : à la Renaissance, on peignait le monde biblique à la mode de la Renaissance.

J’ai des goûts assez éclectiques en matière de littérature, mais ça ne les empêche pas d’être tranchés. Ainsi, quand un roman historique ne parvient pas à m’embarquer dans son univers, ou pire quand quelque chose m’en éjecte en cours de lecture, je tends à ne pas donner une seconde chance à l’auteur. Désolée. Ou pas vraiment.

Mais au fait, quel genre de choses me sors de la lecture ?

D’abord, il y a les romans qui prétendent se passer dans l’Antiquité romaine, le Japon médiéval ou la France napoléonienne mais sont peuplés de gens du XXIe siècle avec des préoccupations du XXIe siècle. La raison première de lire des romans historiques, à mon sens, est de se dépayser. Il y a une très jolie citation de l’auteur britannique L. P. Hartley (1895-1972) : « The past is a foreign country; they do things differently there. » (Le passé est un pays différent ; les gens se conduisent différemment là-bas.)

Ce n’est pas juste que le passé était généralement plus brutal, la vie brève et pleine d’injustices et d’inégalités. C’est que la façon de voir le monde a évolué avec le temps, ainsi que la façon dont les gens se voyaient eux-mêmes, les valeurs qui leur servaient de points de repère, etc. Ainsi, l’idée d’avoir une vie privée, de protéger son intimité, s’est développée en Europe au cours du XVIIIe siècle. On voit apparaître de façon concomitante le mobilier qui permet cette intimité (la chaise percée étant désormais masquée dans un petit cabinet, nom qui est resté), les genres littéraires qui témoignent d’un souci de quant-à-soi (roman « sensible », de Clarisse Harlowe à La Nouvelle Héloïse, qui offre une plongée dans le for intérieur de l’héroïne) et des traités philosophique sur les droits de l’individu, y compris le droit au bonheur.

Autre chose dont on a du mal à se rendre compte aujourd’hui, c’est l’importance du calendrier agricole même pour la vie des citoyens. Il ne faut pas oublier qu’avant la Révolution industrielle, 80% de la population active travaillait aux champs (et cette population incluait une bonne partie des enfants, dès qu’ils étaient assez grands pour désherber ou effrayer les oiseaux). Même si le roman ne s’occupe pas d’agriculture, il faut qu’on sente ces réalités. Les aliments disponibles à telle ou telle partie de l’année, par exemple, ou les paysages traversés.

Mais il y a plus subtil : en lisant Balzac (Illusions perdues, 1837-43), on rencontre le petit fait suivant : de nombreuses loges de théâtre et d’opéra étaient disponibles de juin à septembre parce que leurs titulaires, riches propriétaires terriens, s’absentaient de Paris pour surveiller moissons et vendanges dans leurs domaines (Deuxième partie, « Un grand homme de province à Paris »).

C’est le genre de détail qu’on n’invente pas mais qu’on découvre par la fréquentation des sources, en particulier des sources primaires : la littérature et autres documents d’époque. Dans le cas de Balzac, ces sources ne sont pas difficiles à trouver. Et nous avons une chance formidable en ce début de XXIe siècle : l’Internet et l’énorme effort de numérisation des documents, tant par les universités et bibliothèques (merci Gallica !) que par des collectifs comme le Projet Gutemberg. Les ouvrages dans le domaine public sont disponibles en quelques clics, souvent dans un choix de formats variés (texte, PDF, etc.) ainsi qu’une vaste quantité d’œuvres graphiques, de documents techniques, et de photos de monuments ou sites d’intérêt historique.

Ainsi, durant la rédaction du roman policier historique dont j’ai récemment parlé ici, j’ai utilisé plusieurs sources primaires de ce genre, notamment un recueil de rapports de police à Paris sous le Directoire qui est une mine d’informations sur la vie quotidienne, en partie celle des gens du peuple, mais aussi ce qui se passe dans les théâtres, les cafés, partout où l’opinion se fait et où le gouvernement veut la contrôler.

Un autre avantage de se plonger dans les textes et autres documents d’époques, c’est de donner une idée de la façon dont parlaient et pensaient les gens, ou au moins d’éviter de faire parler et agir trop évidemment nos ancêtres comme s’ils étaient des contemporains. Pensons à toutes les expressions imagées que nous utilisons quotidiennement mais qui sont liées à des concepts ou des événements historiquement datés. Parler d’un « pays satellite » (comme on le faisait au temps de Napoléon) par exemple aurait été impossible avant la généralisation du modèle copernicien au XVIIe siècle. D’un autre côté, il y a des mots qu’on ne comprend plus ou qui ont changé de sens, et il suffit de quelques décennies pour être dans l’erreur. Ainsi, un mot d’argot bien connu, « daron », signifiait « patron » ou « bourgeois » au tout début du XIXe siècle ; mais il avait pris le sens de « père » au moment où Hugo écrivait Les Misérables.

Il y a bien d’autres façons de trahir le passé qu’on veut recréer dans l’espace d’un roman. Le vocabulaire, les décors ne sont qu’un début. Le plus dur, c’est de faire vivre, agir et penser des gens qui avaient un univers mental et des valeurs bien différentes de nous.

Un travers commun, à ce que je peux voir dans ce qui se publie, c’est de peupler un roman historique uniquement de gens hauts en couleurs, plus grands que natures, extraordinaires dans l’héroïsme ou la cruauté, voire extrêmes en tout, y compris le boire et le manger. Or même Alexandre Dumas n’avait qu’un Porthos ou une Milady de Winter par roman, et c’est le contraste qui rend ces personnages-là mémorables. S’il n’y avait eu que des personnages de ce calibre dans le roman, comment aurait-on pu les apprécier ?

Ce qu’on oublie aussi facilement à propos du passé, c’est que les gens y vivaient une vie quotidienne, et que c’est le fond du tableau sur lequel se détachent les grands événements, guerres, révolutions, épidémies. Et si on n’a pas au moins évoqué la vie ordinaire, on n’éprouvera pas la pleine force de ses bouleversements.

(Aussi publié sur Substack.)

« Plus de gore » : un refus d’éditeur et un bon conseil

Photo : tombe de style néo-classique, sur une hauteur, éclairée par le soleil couchant
Ci gît une grande dame russe dont la rumeur publique a fait un vampire.. Juste une tombe particulièrement élaborée au Père Lachaise.

[Pas trop le temps de poster, ces temps-ci. Désolée. Le job alimentaire est aussi une activité essentielle. Mais je reposte ici un billet qui m’est revenu à l’esprit récemment, pour diverses raisons. Vous verrez.]

On apprend parfois beaucoup d’un refus d’éditeur.

Quand j’étais une auteure débutante, que mon ambition se bornait à écrire des nouvelles fantastiques ou de science-fiction, je tentais ma chance auprès de divers magazines, et surtout des fanzines où les amateurs pouvaient espérer trouver une place. Vers la fin des années 1990, j’avais réussi à placer quelques textes dans divers fanzines francophones, mais chaque tentative de publier dans un cadre professionnel se soldait par un échec. Et je n’osais même pas me lancer dans l’écriture d’un roman.

Et puis il s’est passé quelque chose de curieux. J’avais rédigé deux textes qui deviendraient bientôt les premières versions de « L’horizon incertain » et « Le joueur d’échecs », deux nouvelles de fantasy dont je suis assez contente. À l’époque, ils étaient nettement plus courts – et même assez abrupts. Qu’à cela ne tienne. Je les ai envoyés à divers fanzines. Sans succès. Et sans explications. Je commençais hélas à avoir l’habitude.

Et puis je reçois un courriel du rédacteur en chef du fanzine québécois Horrifique qui me fait quelques suggestions : ces textes laissaient le lecteur sur sa faim, disait-il ; ne pourrais-je les étoffer en y mettant plus de gore ?

(Je cite de mémoire, mais oui, c’est bien le mot qu’il a employé.)

Du coup, cela m’a fait réfléchir. Il n’y avait certes pas de sang ou d’horreur dans ces deux nouvelles, pour la bonne raison qu’il n’y avait presque aucun détail ! L’intrigue était esquissée plutôt que racontée, et les personnages se réduisaient à des silhouettes. Pas de chair, pas de vie.

Qu’à cela ne tienne : j’ai repris mon traitement de texte et j’ai écrit. J’ai dépeint les scènes d’action que j’avais auparavant à peine suggérées, et ce faisant j’ai donné plus d’épaisseur à mes personnages. On les a vu agir, lutter pour la vie, ou pour protéger ce qu’ils avaient de plus cher. On les a vu prendre des risques, non pas seulement physiques mais moraux : quel prix étaient-ils prêts à payer pour vaincre ? Et ainsi de suite. Bref tout le contraire de la violence comme assaisonnement : c’est bien plutôt le rôle de l’adversité comme révélateur de la personnalité qu’il s’agit. Un ressort dramatique aussi ancien que les plus anciennes histoires.

Quelques mois plus tard, je plaçais « L’horizon incertain » dans le fanzine en question, et « Le joueur d’échecs » dans la revue Faëries. Quelques temps encore, et je me sentais assez à l’aise pour commencer un premier roman, L’Héritier du Tigre. Le reste, comme on dit, n’est que littérature.

Votre littérature est sexiste, épisode 4972

David et Bethsabée, aux sources des archétypes de genre (Véronèse)

« Prenez dix lignes écrites par le plus honnête des hommes et je vous y trouverai de quoi le faire pendre. » (Attribué au cardinal de Richelieu.)

Rien de plus facile que de jouer les redresseurs de torts en littérature. Quoi de plus bavard qu’un livre, après tout ? Je choisis un genre plus ou moins vaguement défini, je prends dedans cinq ou six titres à peu près récents et/ou populaires, de préférence adaptés à l’audiovisuel, je balance quelques termes de sociologie (que je me garde bien de définir) et boum, voilà une dénonciation du sexisme/racisme/etc. dans la culture populaire. Rincez, séchez, balancez sur les réseaux sociaux. Et venez décrocher votre diplôme de chevalier blanc.

On devinera du ton ironique de ce qui précède que je ne suis pas vraiment impressionnée. Diantre. Est-ce que je nierais par hasard que le sexisme peut exister en littérature ? Non, et je pense qu’un tour même rapide sur ce blog montrera assez d’où je parle.

Non, s’il y a quelque chose qui me chiffonne dans ces dénonciations, c’est que c’est toujours la même chose. On démontre moins des faits qu’on ne réitère des mèmes. Il y a des dizaines d’articles sur « Le sexisme dans la fantasy », ou « La fantasy est trop blanche », généralement basés sur des séries et films plutôt que sur des livres (et le cas de Tolkien, pour parler de que je connais bien, montre que l’adaptation peut diminuer la diversité, par rapport à l’œuvre initiale) mais pas ou peu d’intérêt porté aux auteurs qui sortent de ce schéma.

Qui sait, par exemple, que dès les débuts du genre sword and sorcery, dans les années 1930, l’auteure américaine C. L. Moore avait inversé le cliché de l’aventurier sauvant une jeune femme en détresse (cher, par exemple, aux lecteurs de Conan le Barbare), en mettant en scène avec Jirel de Joiry une héroïne intelligente, brave et très capable de sauver un homme à son tour ?

Plus près de nous, il y a Morgaine, l’héroïne de C. J. Cherryh, qui combine d’ailleurs le rôle d’aventurière à l’épée redoutable, et celui de la détentrice du savoir ancien et de guide, un autre élément classique de la fantasy. Ou encore Ista, l’héroïne du roman Paladin des âmes de Lois McMaster Bujold, est non seulement une femme, mais une femme entre deux âges, ayant déjà connu mariage, enfants et veuvage, et pour qui partir à l’aventure représente une seconde chance dans la vie. Difficile de faire plus différent du protagoniste de fantasy tel qu’on se l’imagine d’après la poignée de titres adaptés à l’écran… (Pour être parfaitement franche, j’ajouterai qu’Ista a été une de mes inspirations pour mon Augusta Helena.)

En fait, plutôt que de se demander pourquoi il y a du sexisme en fantasy (comme dans toutes les activités humaines…), il faudrait questionner la propension du public à plébisciter Conan plutôt que Jirel et d’Hollywood à adapter Game of Thrones mais pas le Cycle de Morgaine.

Il faudrait sans doute aussi se demander pourquoi Ursula Le Guin, en début sa série de Terremer, en 1966, a cru bon de créer pour son univers une société au sexisme marqué, au point d’en être dégoûtée vingt ans plus tard et d’utiliser son roman Tehanu pour argumenter contre l’auteure qu’elle avait été alors. (Cela n’a pas amélioré le roman, mais comme aperçu dans la fabrique à histoires d’un écrivain, c’est passionnant.)

Est-ce lié au fait que la fantasy se nourrit d’exemples anciens, soit au plan des civilisations (Moyen-Âge européen, mais aussi Antiquité, Chine ancienne, ancien Japon, Afrique d’avant la colonisation…) ou littéraire (Iliade et Odyssée, Chanson de Roland, cycle d’Arthur, Mille et Une Nuits…) ? Cela doit jouer, forcément. Quand on modèle sa seconde création sur un univers qui est patriarcal, au sens étymologique et anthropologique du terme, il est difficile de se dégager des rôles distincts assignés aux hommes et aux femmes dans ces sociétés.

Je vais faire ici un petit aveu. Quand j’ai imaginé ma propre société pseudo-médiévale pour L’Héritier du Tigre, je n’ai pas procédé autrement : le récit est venue d’abord, un récit évidemment inspiré par des précédents littéraires et historiques, et j’ai ensuite imaginé la société qui collait au récit. Le résultat est, là aussi, patriarcal, et je ne cherche pas d’excuses là-dessus. En revanche, je me suis posé la question du contour exact des rôles féminins et masculins dans cette société : les femmes peuvent-elles hériter pleinement, ou seulement à défaut d’héritier mâles ? Peuvent-elles régner ? (Pas évident. Au Moyen-Âge, la France a opté pour non, ses voisins pour oui.) Si la guerre est un domaine réservé des hommes, y a-t-il un domaine réservé des femmes ? Tout cela n’apparait pas forcément tout de suite dans le roman, mais enrichit l’arrière-plan.

Surtout, j’ai essayé d’avoir une société cohérente, à la fois sur le plan des structures politiques que du niveau technologique. Par exemple, quand il n’y a pas de moyen de contraception fiable et accessible à toutes, les options offertes aux femmes restent limitées par la biologie. (C’est d’ailleurs un point que j’ai exploré dans mon roman historique Tous les Accidents.)

Mais passons. Je n’ai pas pour but ici de me vanter non plus. Seulement de revenir à ceci : une bonne partie du « sexisme de la fantasy » est celui de nos sociétés et des classiques de la littérature. C’est plus visible en raison de la prédilection pour des époques passées, mais qu’on regarde un peu vers un autre genre qui se complait lui-aussi dans ces époques, le roman historique… On y trouverait amplement matière à dénonciations vertueuses et à empoignades sur les réseaux sociaux ! Pourquoi en entend-on moins parler ?

Je crains que la réponse ne soit toute simple : il y a moins de geeks pour s’y intéresser. Et ainsi le champ de vision définit-il celui du militantisme.

Black Panther et le continent retrouvé

Affiche du film de Jacques Feyder L'Atlantide (1921), d'après le roman de Pierre Benoit

On reconnaît Antinéa, reine blanche d’une Atlantide africaine… (Source : Wikimedia)

Il s’est déjà écrit beaucoup de choses sur le film Black Panther, et avec le succès obtenu, il s’en écrira encore d’autres. Je ne suis pas particulièrement fan des comics en général ni des films qui en sont tirés – soit dit sans animosité, chacun son truc, c’est tout – mais il y a une chose que je peux franchement apprécier dans cette série, et qui ne me semble pas avoir été assez souligné : la subversion dans les grandes largeurs d’un des plus vénérables poncifs de la culture populaire, je veux dire la mystérieuse cité perdue.

Affiche du film Black Panther

Un film de super-héros avec une distribution quasi exclusivement noire, c’est déjà historique (image : Wikimedia)

Le roman populaire à créé les premiers incarnations de ce thème avec She de Ridder Haggard, ou L’Atlantide de Pierre Benoît, en passant par les aventures de Tarzan d’Edgar Rice Burroughs. On pourrait en citer bien d’autres. Naturellement, le cinéma s’en est emparé, en adaptant les livres en question, et les bandes dessinées, comics, manga et fumetti n’ont pas été en reste.

Ces histoires de cités et/ou civilisations « perdues » ont en commun quelques éléments distinctifs :

  • Elles sont dissimulées au cœur d’une nature impénétrable, jungle, déserts, montagnes, etc.
  • Bien que très anciennes, elles sont technologiquement avancées, souvent plus que la civilisation européenne contemporaine.
  • Bien que situées au cœur de l’Afrique (ou parfois de l’Amérique du Sud), leur population, ou au moins leurs dirigeants, sont blancs : descendants des Grecs si c’est l’Atlantide, ou des Phéniciens, ou d’une tribu perdue d’Israël, voire d’extraterrestres d’apparence « nordique ».

Les présupposés européocentristes, voire carrément racistes, de telles représentations répétées n’échapperont à personne.

C’est là que les créateurs de Wakanda ont eu un coup de génie : va pour la civilisation perdue, un lieu commun rassurant, qui fait partie du vocabulaire universel de la fiction, par les temps qui courent, mais ce sera une civilisation africaine noire, indépendante, forte et fière. Une petite subversion pour la route !

Bonne année, bon roman neuf ! #Ecriture2017

Dimanche dernier, pour bien commencer l’année, j’ai fait ce que j’avais prévu de faire de longue date : écrire les premières lignes d’un roman. Et ce sont vraiment quelques lignes. Mais j’ai déjà le plan, la liste des personnages, des notes sur les milieux et époques évoquées… C’est une expérience intéressante. Au début des années 2000, quand j’ai écrit mon premier roman (L’Héritier du Tigre, vous vous souvenez ?), j’avais commencé de zéro, sans notes ni recherches, avec juste un univers imaginaire. Là, j’ai compulsé pas mal de bouquins d’histoire, plus divers sites web, podcasts, films, expos… Mais surtout des livres.

Chat sur une étagère, parmi les livresAlors, c’est confortable ?
C’était une parfaite occasion pour relire Paul Veyne, L’Empire gréco-romain, ou encore pour acquérir Les Divins Césars de Lucien Jerphagnon, la traduction française de la Bible d’Alexandrie sous la direction de Marguerite Harl (du moins le Pentateuque, disponible en Folio), ou un précis sur L’Architecture grecque de Marie-Christine Hellmann. C’était l’occasion de se plonger dans les empoignades théologiques du IVe siècle, et dans les mutations politiques et administratives de l’Empire romain à la même époque. C’était l’occasion de s’essayer à pasticher certaines formes littéraires de l’époque : épigrammes galants, chansons grivoises, hymnes chrétiens, lettres et discours, et j’en passe. 

Une autre différence avec mes précédentes expériences d’écriture : Scrivener. Le logiciel, s’entend. J’ai voulu tester, par curiosité… Eh bien, pour moi aussi, l’essayer, c’est l’adopter ! Mon précédent roman avait été écrit dans Word 97. Un bon cru, mais un peu dépassé. J’apprécie beaucoup le manque de cérémonie de Scrivener, où le bloc de texte est traité comme… un bloc de texte, justement, à déplacer où on veut au gré de l’évolution du projet. Et avoir simultanément sous les yeux le texte en cours et l’architecture du projet est un confort certain. 

Bref, c’est pour moi une année de projets et d’évolution, de curiosité et de construction. Si j’avais le pouvoir de réaliser mes souhaits, je voudrais que tout le monde puisse bénéficier de pareille conjonction de bonnes choses. Mais je ne suis pas Dieu le Père, ni même un Démiurge de seconde catégorie. Alors je m’en tiendrai à ce souhait : puissent tous les obstacles sur votre route se transformer en occasions de développer de nouvelles capacités.