
(Je reposte ici un texte de 2019, à peine modifié, parce qu’il est hélas à nouveau d’actualité. On ne peut combattre le racisme si on n’est pas soi-même au clair sur ses valeurs.)
Il se passe quelque chose de bizarre en Europe : des gens qui se disent patriotes ne voient rien de contradictoire à voter pour des partis compromis jusqu’à l’os avec des puissances étrangères qui ne cherchent qu’une chose, affaiblir l’Europe et affaiblir leur pays. La Russie de Poutine n’est ni un modèle de démocratie ni un allié fiable. Mais aux yeux d’une certaine partie de l’électorat, ils ont une grande séduction : leur soutien musclé à ce qu’ils appellent les « valeurs chrétiennes » peut donner l’illusion qu’ils sont le dernier rempart contre une peur qu’ils ont largement contribué à alimenter, celle du « grand remplacement ».
Le fait que ces extrêmes-droites se soient à peine distancées du manifeste néo-nazi posté par le terroriste anti-musulman de Christchurch montre bien à quels point ils sont sûrs de tenir là un thème qui marche. Et on ignore à notre péril cette pastorale de la frousse, de la haine, de l’aversion et du ressentiment. Le pire est que nous, Françaises et Français, devrions mettre les bouchées doubles pour la combattre, vu l’origine du concept dans notre propre extrême-droite…
De quoi s’agit-il ? Au cas où vous auriez éteint internet depuis quelques années, il s’agit d’une rumeur selon laquelle les « élites » économiques et culturelles des pays occidentaux (selon les versions, les Juifs sont plus ou moins clairement pointés du doigt) se seraient liguées pour faire venir des « hordes » de migrants musulmans pour « remplacer » les classes populaires traditionnelles. Quel serait l’avantage d’un tel remplacement ? Pourquoi ces nouvelles classes populaires seraient-elles plus dociles ? Ces complotistes ne vont pas jusqu’à l’expliciter ! Comme tous les fantasmes, celui-ci gagne à rester dans le demi-jour, sans jamais être mis sous le projecteur corrosif de l’esprit critique.
Grand fantasme, on peut le dire : comme le montrent les études démographiques sérieuses, les déplacements de population sont un petit peu plus complexes qu’un simple problème de vases communicants d’école primaire !
Par exemple, les candidats à l’émigration les plus pauvres ne se dirigent pas vers l’Europe, mais vers des régions où pays voisins. Il y a une importante immigration intra-africaine, du Sahel vers le golfe de Guinée par exemple, en Afrique de l’ouest. Dans un pays relativement prospère comme la Côte d’Ivoire, on a même vu se développer dès les années 90-2000 un discours sur l’« ivoirité » qui était une façon d’exclure les immigrés en provenance du Burkina Faso et du Mali. D’autres se rendent au Maroc, non comme étape sur la route de l’Europe, mais pour y rester.
Autre élément de la grosse arnaque au « remplacement » : les nouveaux arrivants sont systématiquement supposés africains ou moyen-orientaux et musulmans, ce qui permet à nos marchands de peurs de jouer sur les stéréotypes classiques sur les Croisades ou l’affrontement séculaire entre Europe et Empire ottoman… En oubliant au passage que les pays d’Afrique sub-saharienne sont loin d’être tous musulmans, et que les migrants en Europe viennent aussi d’Europe de l’Est, d’Amérique du Sud, d’Asie du Sud-Est…
En oubliant aussi allègrement que l’islam n’est pas la même chose que l’islam politique. Et que celui-ci n’est pas l’évolution fatale des sociétés musulmanes. On a même vu récemment au Maroc un parti islamiste chassé du pouvoir par les urnes. En fait, c’est une curieuse forme d’admiration de la part de nos identitaires que de vouloir voir les pires islamistes comme les « vrais » musulmans, tous autres étant censés se cacher. RN, CCIF, même combat !
Peut-être qu’une certaine mauvaise conscience occidentale, malgré toutes les vitupérations à droite sur la « repentance » (ô, ironie), a pu jouer dans cette acceptation sans trop de logique du « grand remplacement ». Après tout, il existe un continent entier où la population d’origine a été remplacée presque totalement par des nouveaux venus… originaires d’Europe. Le sort des Amérindiens a d’ailleurs été le prétexte de l’une des plus ridicules campagnes du FN : une photo de Le Pen père arborant une coiffure à plumes de chef sioux… (Non, je n’invente rien. Regardez l’affiche n°21 sur cette page.)
Ce serait drôle si ce n’était pas un prétexte pour éviter de confronter le racisme, l’antisémitisme et la haine des musulmans, et pour soutenir des régimes brutaux et corrompus comme ceux de Poutine, Orban en Hongrie, Duterte aux Philippines, Bolsonaro au Brésil, pour soutenir un retour de Trump… Et pour fermer les yeux sur les atteintes aux droits des femmes et des LGBT dans ces pays – là encore, cruelle ironie, par des partis qui vitupèrent le sexisme et l’homophobie dans l’islam, mais pas dans leurs propres « valeurs chrétiennes ».
Pour combattre efficacement les idées fausses, il faut donc d’abord les connaître. Il faut aussi avoir une idée juste de ce qui se passe réellement. Et là, des personnes bien intentionnées mais avec des notions fausses peuvent faire beaucoup de mal. Regardez Stephen Smith, ce journaliste américain qui parle lui aussi de « ruée sur l’Europe » tout en essayant de convaincre les Européens que c’est le sens de l’histoire et qu’il faut ouvrir les portes… Non seulement ça a l’effet contraire, mais c’est très éloigné de la vérité. Voir plus haut, et dans l’entretien avec Hervé Le Bras déjà cité, ce que je disais sur les migrations intra-africaines. C’est aussi une occasion de rappeler que la démographie évolue, elle aussi, et que nous ne sommes pas coincés indéfiniment avec les taux de fécondité de 1985 ! En fait, une bonne partie de l’Afrique et du Moyen-Orient a déjà fait sa transition démographique ou est en train de la faire, pour les mêmes raisons que l’Europe l’avait faite dans la courant du XXe siècle : baisse de la mortalité infantile (merci les vaccins), accès à la contraception, et plus d’opportunités économiques pour les femmes, surtout dans les villes.
Certes, ces pays ont aujourd’hui une population jeune, et il y a beaucoup de candidats à l’émigration, mais ce n’est pas un réservoir inépuisable, contrairement à ce que certains (même bien intentionnés) semblent penser. Et c’est une population plus éduquée, donc plus adaptable, que les gens que l’on a fait venir dans les 30 Glorieuses pour reconstruire la France.
Et pourtant il y a une chose qui me chiffonne dans les propos d’Hervé Le Bras, qui est à sa manière aussi cavalier que Stephen Smith avec les pays d’accueil. Par exemple :
« Les enfants dont les deux parents sont immigrés ne représentent que 10% des naissances. Ceux qui n’ont aucun parent, ni grand-parent immigré, 60%. Dans 30% des naissances, au moins un des parents ou grands-parents est immigré et au moins un des parents ou des grands-parents ne l’est pas. Ce qui représente 30% d’enfants métis. »
(Chiffres de l’INSEE.)
Ce qui montre deux choses :
- La population européenne n’est pas remplacée ;
- Elle ne reste pas non plus la même qu’en 1950.
Il est plus précis au paragraphe suivant, mais toujours optimiste :
« Petit calcul à l’horizon 2050 : on arrive à 50% d’enfants métis. Ce métissage est la réalité de ce siècle. Et à ce compte-là, Éric Zemmour est un agent du grand remplacement. D’autre part, on omet les millions d’Occidentaux qui partent s’installer ailleurs et qui contribuent eux aussi au métissage mondial en cours. »
La grande peur de beaucoup de racistes, qu’on soit clair, c’est bien le métissage. Le rebaptiser « grand remplacement » et prétendre que l’Europe est menacée dans son existence physique, c’est un tour de passe passe pour toucher des gens que le discours classique du genre « et si ta fille sortait avec un étranger » ne motivait plus guère. Mariages mixtes ? Dans la France des années 2020, c’est un sujet de comédies à succès, pas un tabou.
Mais cela ne veut pas dire que de passer de quelques pour cents à la moitié de naissances « métissées » en quelques décennies est anodin. C’est là que je trouve Le Bras un peu léger.
J’en parle d’autant plus à mon aise que je suis moi-même originaire d’un mélange franco-italo-philippin, et que si on compte les parents par alliance, il faut compter aussi l’Espagne, le Canada et la Tunisie. Pour compliquer les choses, cette histoire s’est faite en bonne partie dans les colonies d’alors, puis dans le cadre de la coopération dans une ex-colonie. Bref, je viens d’une famille où on a pris l’habitude, depuis plusieurs générations, de lier notre identité à la culture et à la langue française plus qu’à un terroir, un quartier ou une paroisse. Et je mesure l’importance de ce savoir-faire, cet « art d’être français », comme dit notre président, cultivé dans un contexte où ce n’est pas la seule façon possible d’être.
Par exemple, je suis d’une génération qui avait cessé d’apprendre la Marseillaise à l’école, mais je la sais depuis toujours parce que cela faisait partie des airs qu’on chantait en famille lors des longs trajets en voiture, ou en lavant la vaisselle après le repas du dimanche. On avait aussi comme ça le Chant du départ et l’hymne italien, Fratelli d’Italia, et des chansons populaires comme À la claire fontaine. Et il y a tout l’investissement dans la langue française, et le fait d’avoir vu parmi les amis de mes parents des gens de tous horizons qui se rejoignaient autour de cette culture. Il y avait des gens qui étaient très critiques de la politique française en Afrique, par exemple, mais pour qui la langue française était considérée comme un bien commun. (C’est là qu’on voit la différence avec certains « indigénistes » aujourd’hui. Il y aurait bien des choses à dire, mais c’est assez de mentionner que ce n’est pas tant avec la France que Mme Bouteldja et les autres sont en train de régler des comptes, c’est avec la génération de leurs parents.)
Contrairement à Hervé Le Bras, je ne jette donc pas la notion d’identité avec le bain saumâtre des identitaires. Tout le monde a une identité, mais seuls les identitaires haïssent l’identité des autres. Il ne faut pas avoir peur de combattre les absurdités de « grand remplacement », et pour ça il faut savoir pourquoi c’est absurde. Mais il faut aussi être clair sur les transformations en cours, même et surtout si on a confiance dans la capacité de l’Europe et de la France à s’adapter. Un grand métissage se produit, mais pas seulement en Europe : toute la planète est concernée, parce que nous sommes beaucoup plus interconnectés. Et la meilleure façon de s’y préparer, c’est d’être au clair sur nos valeurs. Pour citer un ancien premier ministre, lui-même français naturalisé : « Sommes-nous une race, ou sommes-nous une idée ? »
La France d’aujourd’hui n’est pas celle de 1950 et celle de 2050 sera aussi différente, mais ce ne sera pas celle que nous prédisent les faussaires de l’identité. L’islam sera une religion minoritaire importante, ce qui ne veut pas dire que l’islamisme sera majoritaire parmi les musulmans. Voir ce qu’on disait des évolutions démographiques, sociales et politiques au Sud.
On serait évidemment bien en peine de trouver une « race européenne », à part une description superficielle de tendances telles que la couleur de peau. Cela ne fait pas une civilisation. Pour le reste, les pays européens ont une longue et sanglante histoire, mais ils ont aussi réussi à bâtir ensemble un idéal, une entité qui n’est assise ni sur une nation, ni sur une dynastie régnante, ni sur une religion, ni sur la spoliation des terres d’un autre peuple. C’est rare. Et quand cela marche, ça suscite des ennemis.
C’est cela aussi, ne pas être naïf : être conscient que ceux qui se gargarisent le plus d’identité sont ceux qui rétrécissent nos identités jusqu’à en faire un slogan, un mot d’ordre pour inciter à haïr. Voire (et on a encore arrêté ce week-end un néo-nazi avec des projets d’attentat) à tuer.