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Simon Leys nous manque

Couverture du livre de Simon Leys : "La Forêt en feu", avec une peinture chinoise représentant une forêt

Cela fera dix ans l’an prochain que Pierre Ryckmans, alias Simon Leys, est allé rejoindre la grande bibliothèque universelle dans le ciel. Mais il ne se passe pas une semaine ou presque, sans que quelque chose dans l’actualité culturelle ou politique nous le fait regretter à nouveau.

Non qu’il aurait beaucoup de neuf à nous apprendre sur la Chine d’aujourd’hui : pour cela, nous avons ses recueils d’essais, depuis Les Habits neufs du Président Mao (1971) jusqu’à Le Studio de l’inutilité (2012), quatre décennies de lucidité sur un régime qui a changé souvent de visage, mais pas de nature. Là où beaucoup en Occident acceptaient la propagande maoïste et post-maoïste (ou faisaient mine de la prendre pour argent comptant pour ne pas perdre leur accès au pays, à son marché et à ses ressources), le sinologue Ryckmans se retrouvait dans la position peu enviable de l’enfant du conte qui voit que l’empereur est nu.

Il aurait sans doute été facile de ne rien dire, de se consacrer uniquement à étudier la Chine ancienne sans parler de politique. Mais l’intégrité et le courage ne font pas défaut à tout le monde. Sous le pseudonyme (qui n’a tenu que quelques années) de Simon Leys, Ryckmans a publié ce qu’il savait de la Chine, ce qu’il pouvait entendre de ses contacts sur place et dans la diaspora chinoise, et ce qu’il pouvait déduire d’un l’examen raisonné du discours et de la presse officielle. Cela lui a attiré l’hostilité d’autres universitaires et personnalités qui étaient devenues les voix du maoïsme en Occident, et en faisaient même une carrière lucrative. Et il a publiquement levé les masques de bien des idiots utiles.

Cette rigueur intellectuelle est plus que jamais nécessaire aujourd’hui. On peut imaginer ce que Leys aurait à dire sur les relais chez nous, non seulement de Pékin, mais de Moscou ou de Téhéran… Les braves gens qui nous expliquent que c’est du racisme que d’être vigilant face à l’expansionnisme du régime de Xi Jinping, ou qu’il n’y a que de la « russophobie » à dénoncer les guerres de Poutine, ou encore que seule une « islamophobie » peut motiver la crainte du terrorisme du Hezbollah, d’Al-Qaeda ou de Daech… Les mêmes braves gens qui, si doctement, nous expliquent que « tout le monde n’a pas envie de vivre à l’occidentale », bref que  les Chinois, les Russes ou les Iraniens, en fait, n’ont pas « réellement » envie de vivre en démocratie, que c’est leur imposer des conceptions « impérialistes » que de le croire le contraire.

Cette inversion de la perspective, cette résurgence d’une conception essentialiste de l’humanité porte un nom : racisme. Des habits neufs pour une vieille tendance à croire que parce que des gens ont une autre couleur de peau, une autre langue ou une autre religion, nous n’avons pas à les considérer comme membres de la même humanité.

Simon Leys, lui, avait trouvé des frères d’âme chez des écrivains chinois comme Lu Xun ou Zhou Lianggong. On doit au second l’origine de la touchante histoire des colibris, si dénaturée dans sa version écolo soft. Quant au premier, il a écrit entre autres qu’il préférait à tout prendre les gangsters aux idéologues, en politique, tout comme il préférait les punaises de lit qui vous piquent carrément, sans faire d’histoire, aux moustiques qui se croient obligés de vous tenir de longs discours pour se justifier avant de vous sucer le sang.

Avec des gens de ce calibre, on est toujours en bonne compagnie.

La grande arnaque du « grand remplacement » (et de quelques petites illusions en sens inverse) – rediff

Façade de style égyptien du cinéma Le Louxor, à Barbès (Paris XVIIIe)
Vous avez dit métissage ? C’est une longue tradition.

(Je reposte ici un texte de 2019, à peine modifié, parce qu’il est hélas à nouveau d’actualité. On ne peut combattre le racisme si on n’est pas soi-même au clair sur ses valeurs.)

Il se passe quelque chose de bizarre en Europe : des gens qui se disent patriotes ne voient rien de contradictoire à voter pour des partis compromis jusqu’à l’os avec des puissances étrangères qui ne cherchent qu’une chose, affaiblir l’Europe et affaiblir leur pays. La Russie de Poutine n’est ni un modèle de démocratie ni un allié fiable. Mais aux yeux d’une certaine partie de l’électorat, ils ont une grande séduction : leur soutien musclé à ce qu’ils appellent les « valeurs chrétiennes » peut donner l’illusion qu’ils sont le dernier rempart contre une peur qu’ils ont largement contribué à alimenter, celle du « grand remplacement ».

Le fait que ces extrêmes-droites se soient à peine distancées du manifeste néo-nazi posté par le terroriste anti-musulman de Christchurch montre bien à quels point ils sont sûrs de tenir là un thème qui marche. Et on ignore à notre péril cette pastorale de la frousse, de la haine, de l’aversion et du ressentiment. Le pire est que nous, Françaises et Français, devrions mettre les bouchées doubles pour la combattre, vu l’origine du concept dans notre propre extrême-droite…

De quoi s’agit-il ? Au cas où vous auriez éteint internet depuis quelques années, il s’agit d’une rumeur selon laquelle les « élites » économiques et culturelles des pays occidentaux (selon les versions, les Juifs sont plus ou moins clairement pointés du doigt) se seraient liguées pour faire venir des « hordes » de migrants musulmans pour « remplacer » les classes populaires traditionnelles. Quel serait l’avantage d’un tel remplacement ? Pourquoi ces nouvelles classes populaires seraient-elles plus dociles ? Ces complotistes ne vont pas jusqu’à l’expliciter ! Comme tous les fantasmes, celui-ci gagne à rester dans le demi-jour, sans jamais être mis sous le projecteur corrosif de l’esprit critique.

Grand fantasme, on peut le dire : comme le montrent les études démographiques sérieuses, les déplacements de population sont un petit peu plus complexes qu’un simple problème de vases communicants d’école primaire !

Par exemple, les candidats à l’émigration les plus pauvres ne se dirigent pas vers l’Europe, mais vers des régions où pays voisins. Il y a une importante immigration intra-africaine, du Sahel vers le golfe de Guinée par exemple, en Afrique de l’ouest. Dans un pays relativement prospère comme la Côte d’Ivoire, on a même vu se développer dès les années 90-2000 un discours sur l’« ivoirité » qui était une façon d’exclure les immigrés en provenance du Burkina Faso et du Mali. D’autres se rendent au Maroc, non comme étape sur la route de l’Europe, mais pour y rester.

Autre élément de la grosse arnaque au « remplacement » : les nouveaux arrivants sont systématiquement supposés africains ou moyen-orientaux et musulmans, ce qui permet à nos marchands de peurs de jouer sur les stéréotypes classiques sur les Croisades ou l’affrontement séculaire entre Europe et Empire ottoman… En oubliant au passage que les pays d’Afrique sub-saharienne sont loin d’être tous musulmans, et que les migrants en Europe viennent aussi d’Europe de l’Est, d’Amérique du Sud, d’Asie du Sud-Est…

En oubliant aussi allègrement que l’islam n’est pas la même chose que l’islam politique. Et que celui-ci n’est pas l’évolution fatale des sociétés musulmanes. On a même vu récemment au Maroc un parti islamiste chassé du pouvoir par les urnes. En fait, c’est une curieuse forme d’admiration de la part de nos identitaires que de vouloir voir les pires islamistes comme les « vrais » musulmans, tous autres étant censés se cacher. RN, CCIF, même combat !

Peut-être qu’une certaine mauvaise conscience occidentale, malgré toutes les vitupérations à droite sur la « repentance » (ô, ironie), a pu jouer dans cette acceptation sans trop de logique du « grand remplacement ». Après tout, il existe un continent entier où la population d’origine a été remplacée presque totalement par des nouveaux venus… originaires d’Europe. Le sort des Amérindiens a d’ailleurs été le prétexte de l’une des plus ridicules campagnes du FN : une photo de Le Pen père arborant une coiffure à plumes de chef sioux… (Non, je n’invente rien. Regardez l’affiche n°21 sur cette page.)

Ce serait drôle si ce n’était pas un prétexte pour éviter de confronter le racisme, l’antisémitisme et la haine des musulmans, et pour soutenir des régimes brutaux et corrompus comme ceux de Poutine, Orban en Hongrie, Duterte aux Philippines, Bolsonaro au Brésil, pour soutenir un retour de Trump… Et pour fermer les yeux sur les atteintes aux droits des femmes et des LGBT dans ces pays – là encore, cruelle ironie, par des partis qui vitupèrent le sexisme et l’homophobie dans l’islam, mais pas dans leurs propres « valeurs chrétiennes ».

Pour combattre efficacement les idées fausses, il faut donc d’abord les connaître. Il faut aussi avoir une idée juste de ce qui se passe réellement. Et là, des personnes bien intentionnées mais avec des notions fausses peuvent faire beaucoup de mal. Regardez Stephen Smith, ce journaliste américain qui parle lui aussi de « ruée sur l’Europe » tout en essayant de convaincre les Européens que c’est le sens de l’histoire et qu’il faut ouvrir les portes… Non seulement ça a l’effet contraire, mais c’est très éloigné de la vérité. Voir plus haut, et dans l’entretien avec Hervé Le Bras déjà cité, ce que je disais sur les migrations intra-africaines. C’est aussi une occasion de rappeler que la démographie évolue, elle aussi, et que nous ne sommes pas coincés indéfiniment avec les taux de fécondité de 1985 ! En fait, une bonne partie de l’Afrique et du Moyen-Orient a déjà fait sa transition démographique ou est en train de la faire, pour les mêmes raisons que l’Europe l’avait faite dans la courant du XXe siècle : baisse de la mortalité infantile (merci les vaccins), accès à la contraception, et plus d’opportunités économiques pour les femmes, surtout dans les villes.

Certes, ces pays ont aujourd’hui une population jeune, et il y a beaucoup de candidats à l’émigration, mais ce n’est pas un réservoir inépuisable, contrairement à ce que certains (même bien intentionnés) semblent penser. Et c’est une population plus éduquée, donc plus adaptable, que les gens que l’on a fait venir dans les 30 Glorieuses pour reconstruire la France.

Et pourtant il y a une chose qui me chiffonne dans les propos d’Hervé Le Bras, qui est à sa manière aussi cavalier que Stephen Smith avec les pays d’accueil. Par exemple :

« Les enfants dont les deux parents sont immigrés ne représentent que 10% des naissances. Ceux qui n’ont aucun parent, ni grand-parent immigré, 60%. Dans 30% des naissances, au moins un des parents ou grands-parents est immigré et au moins un des parents ou des grands-parents ne l’est pas. Ce qui représente 30% d’enfants métis. »

(Chiffres de l’INSEE.)

Ce qui montre deux choses :

  1. La population européenne n’est pas remplacée ;
  2. Elle ne reste pas non plus la même qu’en 1950.

Il est plus précis au paragraphe suivant, mais toujours optimiste :

 « Petit calcul à l’horizon 2050 : on arrive à 50% d’enfants métis. Ce métissage est la réalité de ce siècle. Et à ce compte-là, Éric Zemmour est un agent du grand remplacement. D’autre part, on omet les millions d’Occidentaux qui partent s’installer ailleurs et qui contribuent eux aussi au métissage mondial en cours. »

La grande peur de beaucoup de racistes, qu’on soit clair, c’est bien le métissage. Le rebaptiser « grand remplacement » et prétendre que l’Europe est menacée dans son existence physique, c’est un tour de passe passe pour toucher des gens que le discours classique du genre « et si ta fille sortait avec un étranger » ne motivait plus guère. Mariages mixtes ? Dans la France des années 2020, c’est un sujet de comédies à succès, pas un tabou.

Mais cela ne veut pas dire que de passer de quelques pour cents à la moitié de naissances « métissées » en quelques décennies est anodin. C’est là que je trouve Le Bras un peu léger.

J’en parle d’autant plus à mon aise que je suis moi-même originaire d’un mélange franco-italo-philippin, et que si on compte les parents par alliance, il faut compter aussi l’Espagne, le Canada et la Tunisie. Pour compliquer les choses, cette histoire s’est faite en bonne partie dans les colonies d’alors, puis dans le cadre de la coopération dans une ex-colonie. Bref, je viens d’une famille où on a pris l’habitude, depuis plusieurs générations, de lier notre identité à la culture et à la langue française plus qu’à un terroir, un quartier ou une paroisse. Et je mesure l’importance de ce savoir-faire, cet « art d’être français », comme dit notre président, cultivé dans un contexte où ce n’est pas la seule façon possible d’être.

Par exemple, je suis d’une génération qui avait cessé d’apprendre la Marseillaise à l’école, mais je la sais depuis toujours parce que cela faisait partie des airs qu’on chantait en famille lors des longs trajets en voiture, ou en lavant la vaisselle après le repas du dimanche. On avait aussi comme ça le Chant du départ et l’hymne italien, Fratelli d’Italia, et des chansons populaires comme À la claire fontaine. Et il y a tout l’investissement dans la langue française, et le fait d’avoir vu parmi les amis de mes parents des gens de tous horizons qui se rejoignaient autour de cette culture. Il y avait des gens qui étaient très critiques de la politique française en Afrique, par exemple, mais pour qui la langue française était considérée comme un bien commun. (C’est là qu’on voit la différence avec certains « indigénistes » aujourd’hui. Il y aurait bien des choses à dire, mais c’est assez de mentionner que ce n’est pas tant avec la France que Mme Bouteldja et les autres sont en train de régler des comptes, c’est avec la génération de leurs parents.)

Contrairement à Hervé Le Bras, je ne jette donc pas la notion d’identité avec le bain saumâtre des identitaires. Tout le monde a une identité, mais seuls les identitaires haïssent l’identité des autres. Il ne faut pas avoir peur de combattre les absurdités de « grand remplacement », et pour ça il faut savoir pourquoi c’est absurde. Mais il faut aussi être clair sur les transformations en cours, même et surtout si on a confiance dans la capacité de l’Europe et de la France à s’adapter. Un grand métissage se produit, mais pas seulement en Europe : toute la planète est concernée, parce que nous sommes beaucoup plus interconnectés. Et la meilleure façon de s’y préparer, c’est d’être au clair sur nos valeurs. Pour citer un ancien premier ministre, lui-même français naturalisé : « Sommes-nous une race, ou sommes-nous une idée ? »

La France d’aujourd’hui n’est pas celle de 1950 et celle de 2050 sera aussi différente, mais ce ne sera pas celle que nous prédisent les faussaires de l’identité. L’islam sera une religion minoritaire importante, ce qui ne veut pas dire que l’islamisme sera majoritaire parmi les musulmans. Voir ce qu’on disait des évolutions démographiques, sociales et politiques au Sud.

On serait évidemment bien en peine de trouver une « race européenne », à part une description superficielle de tendances telles que la couleur de peau. Cela ne fait pas une civilisation. Pour le reste, les pays européens ont une longue et sanglante histoire, mais ils ont aussi réussi à bâtir ensemble un idéal, une entité qui n’est assise ni sur une nation, ni sur une dynastie régnante, ni sur une religion, ni sur la spoliation des terres d’un autre peuple. C’est rare. Et quand cela marche, ça suscite des ennemis.

C’est cela aussi, ne pas être naïf : être conscient que ceux qui se gargarisent le plus d’identité sont ceux qui rétrécissent nos identités jusqu’à en faire un slogan, un mot d’ordre pour inciter à haïr. Voire (et on a encore arrêté ce week-end un néo-nazi avec des projets d’attentat) à tuer.

La #religion des uns est le #blasphème des autres. Autoriser tous les blasphèmes, c’est garantir la #liberté de toutes les religions.

Tuer pour des images, ce n’est pas raisonnable. Mais rien n’est raisonnable là-dedans.

Pas de liberté de religion sans liberté de blasphème. Ça ressemble à une boutade, mais c’est une vérité d’expérience. Et ce n’est pas seulement parce que «Sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur», comme disait Beaumarchais. Mais c’est lié à la nature même des religions, du moins des grandes religions qui se partagent le marché de la spiritualité aujourd’hui, et qui ont toutes prétention à l’universel, et toutes prétendent dire non pas une vérité mais LA vérité.

Christianisme dans ses principales versions catholique, protestante et orthodoxe ; judaïsme, islam, bouddhisme, hindouisme… Tous n’invoquent pas seulement une conception du divin, mais une vision du monde, un récit de l’histoire depuis « le commencement », un système de récompenses et de punitions dans ce monde-ci et dans l’autre, une doctrine de gouvernement ou du moins de rapport entre les dirigeants et la masse des fidèles. Elles imposent leur discours sur le monde. Et ce faisant, elles se heurtent à la fois entre elles et au réel.

Et tout d’abord au sujet d’une question cruciale : combien de dieux ? Les trois religions dites abrahamiques, c’est bien connu, sont monothéistes. La multitude de divinités de l’hindouisme, mais aussi de certaines formes de bouddhisme, du shintoïsme, de la religion traditionnelle chinoise, du vaudou ou candomble, des spiritualités animistes, du wicca, et j’en passe, est condamnée par ces religions « du livre », au mieux comme de l’erreur, au pire comme culte démoniaque. Yahveh ou Allah est un dieu jaloux : jaloux du culte que l’on pourrait rendre à d’autres. Est-ce qu’il faut respecter cette croyance ? Ne pas mentionner Shiva et Rama pour ne pas choquer Jéhovah ? Inversement, si on n’est pas hindou, on ne voit aucun problème à voir représenter Kali en pin-up, mais on peut se retrouver accusé d’irrespect pour la déesse. Comment être « respectueux » quand votre propre livre saint vous dit que les dieux des autres sont de faux dieux ?

Même le culte rendu à Jésus par les chrétiens est de l’idolâtrie pour les juifs et les musulmans ; et inversement, nier à Jésus la qualité de fils de Dieu est un blasphème pour les chrétiens. Et celui que catholique et orthodoxes rendent aux saints et à la Vierge est rejeté catégoriquement par les diverses dénominations protestantes. Peut-on vraiment « respecter » toutes ces affirmations contradictoires ?

Quant aux images, ce n’est pas plus évident. Ainsi, l’islam sunnite est devenu au fil des siècles intransigeant sur la représentation du prophète Mahomet, alors que les chiites sont plus à l’aise avec cette iconographie. Chez les chrétiens, les calvinistes et luthériens refusent les représentations de saints et même de Jésus, alors que pour les catholiques (et certaines dénominations protestantes, pour les images de Jésus) c’est un support familier à la dévotion, et que pour les orthodoxes, une icône est un objet sacré en lui-même.

Je pourrais continuer ainsi longtemps, mais on aura compris : le blasphème de l’un est souvent le dogme religieux de l’autre. Et si on veut protéger la liberté de conscience et la liberté de culte, il est crucial de protéger la liberté d’exprimer des opinions qui peuvent ne pas plaire à toutes les religions. Car, comme on l’a vu, vérité ici est erreur là-bas. L’histoire offre suffisamment d’exemples de religions qui deviennent intolérantes quand elles deviennent majoritaires ou du moins sont proches du pouvoir. Il faut donc protéger les fidèles de chaque religion de l’excès de pouvoir de toutes les autres religions, protéger le droit des uns à dire ce qui déplaît aux autres. Et donc protéger le droit au blasphème, puisque il est si souvent lié à une simple différence de foi, ou d’autres convictions éthiques profondes. Ainsi, l’éthique des droits humains : bien des textes religieux contredisent l’idée que les êtres humains naissent égaux en dignités et en droits, puisqu’ils mettent les non-croyants au-dessous des croyants, prévoient pour les femmes un statut différent (et limité par rapport aux hommes), interdisent certaines formes de sexualité, etc. La liberté de dire « Allah est le seul Dieu » ou « Jésus, vrai Dieu issu de vrai Dieu » ne peut être distinguée de celle qui dit : « Au diable tous les dieux ».

En somme, à chaque groupe religieux qui réclame aujourd’hui des « limites » à la liberté d’expression pour ne pas « choquer les sentiments religieux », j’ai envie de demander : et vous, vos vérités religieuses, vous êtes-vous demandé si elles ne choquaient pas quelqu’un ?

#Immigration : de souche, de branche, et du bois dont on se chauffe

Photo d'un arbre au bord d'un lac

Les vraies souches sont invisibles. Ou alors c’est que l’arbre est mort.

Il y a un curieux élément de langage qui consiste à dire que « les élites » (on précise parfois : « libérales ») savent très bien qu’il y a tel problème dans la société, mais qu’elles ne veulent pas le dire, par peur ou par idéologie. Le problème en question varie : tantôt c’est l’islamisme, tantôt c’est l’islam en général, voire l’immigration. Même certain ancien préfet, pourtant un esprit rationnel et mesuré, en vient, dans les colonnes d’Atlantico, à déplorer ces mystérieuses élites qui savent mais ne disent pas. (Contagion due au support ? Qui sait.)

Je ne sais pas qui tous ces braves gens fréquentent, mais je voudrais ici apporter un témoignage, en tant que quasi élite et citoyenne issue de l’un des groupes les plus favorables en France à l’accueil des autres d’où qu’ils viennent : les catholiques, et tout particulièrement les cathos de gauche, post-Vatican II.

C’est en effet ma « famille » politique d’origine, et une influence qui m’a toujours marquée et qui continue d’une certaine façon à influencer mes façons de sentir et de penser. Dis-moi d’où tu parles… Du plus loin que je me souvienne, le message que je pouvais absorber en famille et dans les lectures à ma portée était clair : nous sommes tous frères, les nationalités et couleurs de peau ne sont que des enveloppes externes sans importance, ce qui compte, c’est l’humain. Et donc c’est en parfaite adéquation avec elle-même que ma mère faisait du bénévolat pour aider les migrants, tout comme elle en faisait pour le soutien scolaire ou l’accompagnement des personnes âgées dépendantes. Vivre dans le chemin de l’Évangile n’était pas pour elle un slogan, mais la règle qui marquait toute sa vie. Elle ne privilégiait même pas toujours ses enfants par rapport aux enfants des autres, refusant les passe-droits et les privilèges, comme aurait pu l’être l’inscription dans une école privée cotée. Est-ce de l’héroïsme, comme semble le penser Dominique Reynié, du think tank Fondapol ? C’était son chemin, et celui dans lequel nous avons été élevés, voilà tout. Cela dans le cadre d’une bourgeoisie moyenne cultivée, liée à la fonction publique, de gauche, votant socialiste et lisant une presse progressiste.

Bref, si on m’avait posé la question il y a trente ans, ou à mes parents, nous n’aurions jamais pas dit : « Oh, bien sûr, l’immigration n’est pas tenable, mais chut, n’en parlons pas ! » Et ce d’autant que nous étions nous-mêmes en partie issus de l’immigration… J’ai quand même un grande-père philippin, ce qui n’est pas mal question exotisme. Et on peut y ajouter quelques greffes italiennes et espagnoles. En fait, l’une des plaisanteries familiales les plus récurrentes était de se moquer de notre statut de « métèques » et « quart de citron ».

Étions-nous si exceptionnels ? Je ne pense pas. À l’école, les gens qui portaient des noms étrangers mais qui semblaient parfaitement intégrés n’étaient pas rares. Tel instit était d’origine arménienne, tel autre italienne ou polonaise…

Bref, l’intégration semblait bien marcher. Et il n’y avait pas de raison, pensions-nous, de croire que les choses seraient différentes pour les Maghrébins et Africains. Encore au début des années 90, alors que je suivais une formation d’anthropologie à Aix-Marseille, j’ai eu l’occasion de prendre part à une enquête sur les modes de consommation alimentaire des immigrés d’origine maghrébine, d’où il ressortait qu’il n’y avait guère de différences entre eux et leurs voisins. La recherche du halal était loin d’être une préoccupation, et même l’idée d’éviter les porc à la cantine passait derrière le souci du bien-être des enfants. Qu’ils aient à manger à leur faim, c’était l’essentiel.

Et puis du temps a passé, le monde a changé, mais certains discours… Pas vraiment.

Que s’est-il passé ?

Sans doute avant tout un effet de nombre. « La quantité est en elle-même une qualité », disait un certain Joseph Staline, avec une bonne dose de cynisme, à propos de la guerre. C’est aussi vrai dans d’autres domaines. Un pays de 50 millions d’habitants, par exemple, peut rapidement (mais pas toujours sans heurts) intégrer un ou deux millions de nouveaux venus. C’est exactement ce qui s’est passé lors des 30 Glorieuses avec les immigrés et les rapatriés. Mais si les arrivées continuent ? L’exemple des USA, du Canada ou l’Australie montre que l’immigration de peuplement change plus ou moins vite la culture d’un pays. Les USA par exemple voient la majorité anglophone et d’origine européenne devenir une minorité. Même les Noirs américains sont traversés par des débats sur leur identité : doivent-ils continuer à se définir comme descendants d’esclaves américains, ou intégrer les immigrants récents en provenance d’Afrique ou des Caraïbes ?

Dans un pays comme la France, où la nation a précocement émergé, en lien avec un territoire et une langue, ce genre d’interrogations ne peut être que plus aigu. Notez qu’il n’est pas question ici de dire si c’est bien ou non. C’est un fait : plus il y a de nouveaux venus, plus le pays d’accueil change.

Bien sûr, les gens s’en rendent compte, à leur niveau. Il y un article récent d’Hervé Le Bras sur le décalage entre le ressenti et la réalité, dans les jugements portés par les Français sur leur pays, qui a été sévèrement critiqué par ceux qui critiquent « les élites » mais bien peu lu. Il y expliquait notamment que si la situation matérielle moyenne des Français allait en s’améliorant, le sentiment de malaise était lié au fait que les dernières générations connaissaient une stagnation de leur situation sociale. Bref, l’ascenseur social était coincé, alors que sous les 30 Glorieuses, on était moins bien loti (l’électrification des campagnes s’est poursuivie jusqu’aux années 1970), mais les enfants de paysans et d’ouvriers pouvaient accéder à des emplois qualifiés. Aujourd’hui, on peut être issu de la classe moyenne et chômeur ou précaire.

Il y a une exception, mais de taille : les descendants d’immigrés. Étant souvent parties de très bas, et étant prêtes à beaucoup de sacrifices, ces familles ont connu une ascension sociale logique dans le même temps où le manque de perspective commençait à se faire sentir pour la société en général. C’est une chose qu’on entend dans la bouche des gens tentés par l’extrême-droite : « Pourquoi les Arabes ont des emplois et moi ? » Dire que c’est une idée raciste et injuste (réserver les avantages sociaux à ceux qui « ne se sont donné que la peine de naître ») est vrai, mais n’aidera pas à convaincre. Regarder dans l’assiette du voisin est une tendance humaine indéracinable.

Or on n’a pas pris tout cela en compte. Comme l’intégration marchait peu ou prou, les responsables (et pas seulement politiques, associations et syndicats n’ont pas toujours été très lucides là-dessus) ont considéré qu’il suffisait de laisser faire. Que les nouveaux arrivants seraient intégrés au fur et à mesure par ceux qui s’étaient déjà installés. Comme le disait en substance un militant associatif du 19e (lui-même originaire d’Europe de l’Est) : « Pourquoi se poser des questions ? Ce qui marche en matière d’immigration, c’est la prise en charge des nouveaux arrivants par les communautés. » Comme d’autres lui faisaient remarquer que c’était une forme de communautarisme étrangère à l’histoire de la France, le débat a tourné au dialogue de sourds : il ne comprenait tout simplement pas pourquoi ce qui était valable aux USA ne pouvait pas l’être chez nous. Si on fait la liste des familles politiques favorables au laisser-faire en matière d’immigration, les progressistes mondialisés ne doivent pas être oubliés. Mais eux non plus ne sont pas dans le « chut, pas de vagues », au contraire : ils agissent en accord avec leurs valeurs.

Le problème, quarante ans après, est que l’intégration elle-même a été récusée comme raciste, la laïcité comme excluante, et la notion de nation française comme construction idéologique, par des militants gauchistes altermondialistes, ou indigénistes réglant leurs comptes avec la génération de leurs parents – quelle idée en effet ont eu ceux-ci de s’installer dans cet « Occident maudit » !

Inutile de dire que ceux-là (et on compte parmi eux un certain contingent d’élites, notamment universitaires, journalistes, mais aussi tout simplement des membres de la bourgeoisie montante des pays africains) ne sont pas hypocrites en disant que tout va bien : l’idée que les immigrés pourraient un jour devenir la majorité, et changer du tout au tout la culture du pays d’accueil, est quelque chose qu’ils appellent de leurs vœux.

En fait, peu à peu, les promesses implicites des antiracistes (intégration, fusion des nouveaux venus dans la masse, bref retour à de sorte de statu quo) ont été laissées en arrière par une réalité réfractaire, alors que certaines prédictions alarmistes de l’extrême-droite (sur l’islamisme, notamment) devenaient difficiles à contredire, puisque plus proches de ladite réalité.

Ce n’est pas un petit paradoxe. Dans les années 80, les revendications des « Beurs » étaient simplement d’avoir leur place dans la société, de n’être pas insultés et humiliés pour un oui ou pour un non. Aujourd’hui, il y a certes des progrès à faire pour éviter certaines attitudes idiotes dues à la méconnaissance de l’autre, mais les principaux progrès ont été faits. Les immigrés maghrébins et africains et leurs descendants sont entrepreneurs, créateurs de mode, écrivains, cinéastes, journalistes, médecins, militaires, députés, ministres… Et une récente série télé à succès imagine un président français beur, aux prises avec des islamistes qui ne lui pardonnent pas d’avoir réussi dans le cadre du système. Une exploration intéressante de la double contrainte que peuvent connaître les « deuxième et troisième générations ».

Pendant ce temps, toutefois, les revendications se sont déplacées. Hier, c’était pouvoir librement pratiquer sa religion, par exemple ; aujourd’hui, on voit venir des groupes dont le but est de favoriser une certaine forme de pratique religieuse, orthodoxe, socialement conservatrice, et de plus en plus visible dans l’espace public. Les associations du genre Lallab, « Alliance citoyenne » (orwelliennement nommée) ou CCIF ne défendent pas les musulmans en général, mais une certaine forme d’islam, et d’islam politique. Le voile, à la fois signe d’appartenance religieuse et matérialisation d’un statut séparé pour les femmes, est leur principal marqueur identitaire. Leurs références idéologiques sont les Frères Musulmans et les monarchies du Golfe.

Mais au fait pourquoi ? Jadis, les Italiens, Polonais, Arméniens, Espagnols, Portugais, Juifs d’Europe de l’est, et pendant longtemps aussi les Maghrébins, n’ont pas cherché autre chose que l’intégration économique. Ils conservaient leur religion mais comme une affaire privée, ce qui convenait très bien à la République laïque. Et qu’on ne dise pas qu’il n’y avait pas de différence de religion : la pratique catholique des Italiens n’était pas celle des Français ; le christianisme arménien est très différent de l’église catholique ; et bien sûr les Juifs n’étaient pas chrétiens du tout. Ne parlons pas des nombreux musulmans dans l’armée française de la Grande Guerre, pour qui fut bâtie la Mosquée de Paris.

La grosse différence entre, grosso modo, la France du XXe siècle et nos jours, c’est que le modèle occidental n’est plus le modèle unique.

Revenons à mon grand-père philippin. Originaire d’une famille pauvre de Manille, son rêve était d’aller aux États-Unis. Avant même de partir, il s’était tourné vers l’étude de l’anglais, ce qui lui a permis d’aller à Hong Kong, puis de trouver un job dans une entreprise américaine en Indochine. Il y est finalement resté en épousant une française, ma grand-mère. Mais toujours il s’est considéré comme citoyen du monde pleinement intégré à la culture occidentale, lisant Time et Paris-Match et n’utilisant plus guère sa langue maternelle, le tagalog, qu’il n’a pas transmis à ses enfants.

Certains pourraient le déplorer aujourd’hui, mais c’était un autre univers mental. La civilisation européenne était LA civilisation, jusque vers la moitié du XXe siècle. Les pays non-européens indépendants (comme le Japon ou l’Éthiopie) cherchaient à imiter l’Europe en matière de sciences et de techniques, y compris pour l’administration. Les peuples colonisés eux-mêmes faisaient la comparaison et cherchaient à être reconnus comme égaux.

Aujourd’hui, il n’y a pas qu’un seul modèle, loin de là. Ceux qui se sentent gênés aux entournures par les traditions françaises se tournent souvent vers un modèle anglo-saxon qui s’est clairement individualisé à mesure que les Américains eux-mêmes cessaient de prendre exemple sur l’Europe. Il y a ceux qui se tournent vers l’Europe du Nord comme modèle social ; et ceux pour qui les révolutions sud-américaines (réelles ou rêvées) sont toujours un horizon à viser. Et puis, bien entendu, il y a l’islam politique, sous ses diverses facettes, des Frères Musulmans au Califat.

Cet islamisme a réussi à capter la charge de sympathie des mouvements anticoloniaux et des luttes contre les régimes autoritaires installés après les indépendances. La révolution de 1979 en Iran peut être considéré comme un de succès, et la France de Giscard d’Estaing à joué avec le feu en aidant les ayatollahs. Dans le monde sunnite, la réussite économique et le poids politique des pétro-monarchies constituent non seulement une source d’influence, mais un contre-modèle à opposer à l’Occident. Même une aventure chaotique et meurtrière comme celle de l’État Islamique (ou Daech) peut impressionner ou faire rêver des gens qui ont trop fréquenté les prêches les plus violents et fondamentalistes de YouTube et de certaines banlieues.

On le voit, le phénomène n’est pas simple. Et on ne se tirera ni de la pression de l’extrême-droite, ni de celle des islamistes, sans regarder en face cette complexité et en cherchant ensemble une sortie par le haut. Il n’en va seulement d’un certain modèle social et culturel français, mais bien de la paix civile dans le pays.

Si on était vraiment sérieux à propos du voile

Il ne manque pas de témoignages de femmes, musulmanes d’origine ou converties, à propos du voile : pourquoi elles l’ont mis, pourquoi l’avoir enlevé le cas échéant, quelles difficultés elles ont rencontrées (ou pas), etc. Il en ressort fréquemment une impression que pour elles, à ce moment-là, c’était une nécessité, voire une évidence, de le porter.

Regardons le témoignage ci-dessus, il est assez classique : quête d’identité qui conduit à se tourner vers l’islam (d’autant que son ascendance franco-marocaine la mettait en porte-à-faux dans un milieu bourgeois et catholique) ; exigence d’authenticité qui pousse à adhérer à tous ce qui est perçu comme « musulman », voile compris ; malaise bien compréhensible à l’adolescence face au regard masculin, et le voile perçu comme une façon d’y échapper… Pour le coup, la jeune femme admet qu’au bout d’un an, elle a retiré son voile, car elle sentait qu’il ne la rendait que plus visible. Et vu son milieu d’origine, elle n’a certes subi aucune pression pour le garder.

Comme le montrent d’autres témoignages, le voile n’est pas forcément une aventure individuelle : une fois qu’une adolescente ou jeune femme s’y met, il arrive que la mère ou d’autres femmes de la famille suivent. Par conviction ? Ou pour maintenir l’harmonie familiale ? La question n’est pas posée. D’ailleurs le journaliste ne semble pas s’intéresser au pourquoi, juste au quand et comment.

En fait, il y a une catégorie de femmes qu’on n’interroge jamais sur le voile : celles qui ne l’ont jamais porté.

Suppose-t-on qu’elles ne se sont jamais posé la question ? Ou bien croit-on qu’elles ne sont pas « vraiment » musulmanes ? Les occasions de s’interroger ne manquent pourtant pas ! Surtout pour des femmes et des jeunes filles qui ont pu connaître l’évolution des attitudes des pays musulmans eux-mêmes vis-à-vis du voile. Dans les années 70-80, par exemple, très peu de femmes maghrébines portaient un voile, aussi bien en France qu’en Afrique du Nord. Seules quelques vieilles dames restaient fidèles à leur haïk, un mouchoir de dentelle porté devant je visage. Les femmes modernes portaient des coiffures à la mode, les jeunes filles sages se coiffaient en chignon. Les femmes qui n’avaient pas les moyens d’aller chez le coiffeur portaient un fichu noué derrière la tête. Rien de bien différent de leurs consœurs « françaises ».

Mais il faut dire que la différence sociale, à l’époque, entre les Français dit « de souche » et « issus de l’immigration » était nettement plus grande ! Le nom, le visage, l’accent, l’adresse, tout cela marquait un fossé entre les gens, à un point que les militants d’aujourd’hui contre la « discrimination raciale » ne mesurent peut-être pas. On n’avait plus connu de ministre noir depuis la IVe République, par exemple ! Les sportifs préférés des Français, les acteurs et chanteurs à succès, les entrepreneurs qui montrent l’exemple : tout ce monde-là, ou presque, était blanc. Très blanc. Et pas musulman non plus. C’était une époque où Michel Boujenah était exotique. On a fait du chemin, depuis, en matière d’acceptation de l’autre.

Dans ces conditions, qui avait besoin de se distinguer en mettant un hidjab ? D’autant que ce vêtement, venu des pays du Golfe Persique, n’était pas dans la tradition des pays du Maghreb ni d’Afrique de l’Ouest, principaux pays d’immigration.

Je ne referai pas ici l’histoire de la revendication du voile dit islamique par une partie des musulmans de France, en parallèle avec le développement de l’islam politique au niveau mondial.

Ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est la parole des femmes. Celles que l’on n’entend pas parce qu’elles ont trouvé une façon de vivre leur foi, de vivre leur vie, de construire leur identité, qui n’inclut pas de se dissimuler les cheveux ni le corps.

Croit-on qu’elles ont été épargnés par le sexisme, par exemple ? Je crois bien qu’aucune femme ou fille n’a été épargnée par les quolibets, les regards salaces, voire les gestes déplacés. Se cacher est une tentation. Le discours pro-voile, qui associe le hidjab à la pudeur et à la réserve, peut sembler séduisant, dans ces conditions… Mais aucun morceau de tissu ne protège des machos. Ni du mal-être ainsi engendré.

Issue d’une famille catholique, je n’avais pas de voile vers lequel me tourner, quand j’étais ado. Le regard des autres, j’ai dû apprendre à le gérer, parce que personne ne pourrait le faire à ma place. J’ai appris à me méfier de certains comportements, et à répondre vertement à certain « humour ». Et surtout, j’ai appris à ne pas me mettre martel en tête pour les choses qui ne dépendaient pas de moi. Je ne dis pas que j’ai fait quelque choses d’extraordinaire, non : au contraire. Il s’agit de l’apprentissage de l’âge adulte, de l’indépendance. Il ne devrait pas y avoir de sexisme se rajoutant sur tout cela, bien sûr. Mais en l’état actuel des choses, savoir qu’il y aura du sexisme et être capable de le surmonter fait partie des « habiletés sociales » importantes pour les femmes.

Et tourner un moment le regard au-delà du hidjab, au-delà des discours sur la modestie, permet de redécouvrir une chose que la société n’aurait jamais dû perdre de vue : il y a de nombreuses formes de malaises de la féminité et de l’identité, et de nombreuses manières de les surmonter. Ce n’est pas parce qu’un petit nombre cherche une identité musulmane orthodoxe que toutes celles qui cherchent à exprimer une identité non chrétienne et non européenne, y compris métisse, doivent être laissées pour compte. Ce n’est pas parce qu’une personne se trouve plus pudique avec un hidjab que toutes celles qui se sentent parfaitement correctes avec les cheveux, une permanente, voire un simple bandana doivent être considérées comme inintéressantes.

Car au fond, aujourd’hui, c’est cela, le danger : que ce soit pour faire la promotion du voile ou pour l’attaquer, il y a une tendance à le considérer comme la norme pour les musulmanes – et à considérer comme musulmans par défaut tous ceux et celles qui ne ressemblent pas trop à des descendants de Vercingétorix. C’est plus compliqué. La vie est compliquée. Et si on était sérieux au sujet du voile, on s’en apercevrait.

Jesus and Mo on #stupidscientology (and other kinds of religion)

Now, who is this cartoon going to offend more? Oooh, I wouldn’t want to wage a bet!

Click for more Jesus and Mo

(Don’t miss the jokes on the covers of what the two guys read! More explanations in the site’s comments.)

P.S. For the meaning of #stupidscientology, read the backstory here. Yeah, comments on Twitter are the new fad for faux outrage on the part of kooks…

P.P.S. Yep, Jerry Coyne noticed too. 😉

Dessins, censure… Qu’en dit-on “de l’autre côté” ?

Dans les débats autour de l’islam, il y a souvent un aspect « eux contre nous » (les « civilisés » contre les « barbares », les « obscurantistes » contre les « modernes », les « terroristes » contre les « démocraties » – mais aussi les « infidèles » contre les « croyants », les « impérialistes » contre le « peuple musulman »…) qui est non seulement déplaisant et dangereux, mais aussi bien souvent simpliste.

Voire carrément faux.

Prenons le cas du méga-drame provoqué au Pakistan par un groupe d’activistes islamiques, avec la complicité de lois qui donnent un statut spécial dans ce pays à la religion du Prophète : ou comment bloquer presque tout l’Internet dans le pays à cause de quelques pages consacrées à une journée des dessins de Mahomet… Et pendant ce temps, qu’en disent les internautes locaux de base, les M. et Mme Tout-le-Monde de Karachi, Lahore, Peshawar ou Islamabad ?

C’est une question que s’est posée la BBC (inutile, j’espère, de rappeler l’importance de la communauté pakistanaise en Grande-Bretagne, ou l’intérêt porté dans les anciennes colonies britanniques à ce qui se dit du côté de Londres).

Et c’est fort intéressant. Oh, bien sûr, chacun voit midi à sa porte, et l’heure à son minaret. Même quand on s’exprime depuis un cybercafé.

Cela donne par exemple : « Facebook est une excellente communauté, mais il y a des gens qui sont anti-musulmans et qui postent ce genre d’images pour provoquer la colère et la haine. »

Il faut peut-être excuser la jeunesse (20 ans) du gars qui s’exprime ainsi. Pour lui aussi, le monde semble se diviser entre les bons et les méchants, les affreux conspirateurs contre le peuple innocent, et il ne semble pas voir que ce n’est pas très flatteur pour sa propre communauté que de la supposer prompte à la haine et à la colère pour quelques images en plus ou en moins. Qui caricature qui, déjà ?

(Ce qu’on peut dire à sa décharge, c’est qu’il y a hélas bel et bien une composante explicitement anti-musulmane, et pas seulement anti-intégriste, dans la cyber-manifestation du 20 mai. Défendre la liberté d’expression, pour ces gens-là, devient un prétexte pour exprimer leur détestation de tout ce qui touche de près ou de loin à l’islam. Bonjour la confusion dans les messages ! Et on remarquera que j’ai pris soin, dans mon propre billet, de mettre un lien vers les pages intelligentes et nuancées que consacre Friendly Atheist à la question, et pas vers la page Facebook ni (contrairement à d’autres) le blogue Everyone Draw Mohammed, qui prétendent ouvrir un débat, mais qui dans les faits mettent à la place d’honneur des caricatures au lieu de simples représentations. Et par-dessus le marché, ledit blogue prétend enrôler Voltaire mais lui attribue encore une fois une phrase qu’il n’a jamais prononcée ! Bande de nuls.)

Un autre internaute interrogé, moins jeune (30 ans) et donc, on pourrait l’espérer, moins simpliste, estime quant à lui que c’est Facebook qui aurait dû accepter de censurer la page de la discorde. Toujours pour la même raison : l’offense envers les sentiments religieux (si délicats) des croyants. À croire que la foi vous laisse littéralement scotché(e) sur place, incapable de cliquer un lien pour quitter la page… Voire d’utiliser le bouton « Bloquer », qu’un usager de Facebook a toujours à sa disposition pour cacher (à ses propres yeux) le contenu qu’il ou elle n’aime pas !

Curieux comme le simple bon sens s’évapore dans ces conditions. Évidemment, c’est bien sur ce genre de réactions que s’appuient les activistes du Islamic Lawyers Movement, dont le porte-parole est très clair sur les motifs de ce coup d’éclat :

« We needed to provide a message to non-Muslims not to disrespect our prophet. »

Oh, vraiment ? Un « message » pour apprendre aux non-musulmans à « respecter » votre prophète ? Hum. Disons plutôt établir un rapport de force, au Pakistan et plus généralement sur la Toile, pour dissuader l’expression d’opinions et de sensibilités qui dérangent. Et c’est à la fois la liberté d’expression qui est menacée, mais aussi la liberté de conscience. Car si on ne peut exprimer de messages qui vont à l’encontre de ce que veut entendre la majorité (ou du moins la faction qui contrôle la sphère médiatique), comment la liberté de penser différemment peut-être se développer ?

Pour ceux qui veulent arrimer les « croyants » à leur religion pour mieux les contrôler, l’enjeu est clair.

La censure n’est jamais pédagogique. C’est à la fois une sanction et une information de menace, comme on dit en diplomatie. Ici, le « respectez notre religion » n’est rien d’autre que le trivial « retenez-moi ou je vais faire un malheur ».

Mais il y a d’autres réactions, parmi les internautes pakistanais interrogés dans l’article, qui devraient intéresser les vrais amis de la liberté d’expression, en Orient comme en Occident (et inquiéter les censeurs religieux de tout poil : ce sont les gens qui réalisent à quel point une stricte « défense » de la religion, selon les critères de l’ILM, est intrusive dans leur vie. Et abusive.

« D’accord, » dit un jeune homme, « des pages comme ça, ce n’est pas bien, mais il ne faut pas non plus bloquer tout le site »

Reba Shahid, l’éditrice du magazine en ligne Spider, qui observe depuis plusieurs années l’évolution du cyberespace pakistanais, se dit déçue mais « pas surprise », par une censure qui affectera surtout les entrepreneurs Pakistanais qui se servent d’Internet pour développer le commerce et l’industrie locale :

« Le Pakistan avait déjà une mauvaise réputation à l’étranger, comme un endroit rétrograde et politiquement instable. Le blocage de Facebook et de YouTube ne va pas améliorer ça. Internet est un phénomène positif et un lieu où les gens peuvent s’exprimer. Il est inquiétant que les autorités puissent en restreindre ainsi l’usage sans précaution. […] Personne ici n’est favorable à cette page de Facebook, mais bloquer complétement l’accès à un site aussi populaire a troublé beaucoup de gens. »

Tiens, au fait, on remarquera que si l’émotion au Pakistan est vive, hors des forums en ligne et des cybercafés, il n’y a guère eu de manifestations de rues. Juste les habituels militants décidés à se faire remarquer par leur outrance (les auteurs de caricatures sont des « satanistes », forcément, et tout cela est une vaste « conspiration »…) – mais la plupart des hommes et femmes de la rue, et de la Toile, semblent surtout en proie à l’incertitude à l’endroit de ce médium si particulier qu’est le Réseau des réseaux, qui tend à rendre poreuses non seulement les frontières de la géographie, mais aussi de la politique, et d’univers culturels et mentaux que certains voudraient garder étanches, avec des limites strictement fixées.

Problème ? Oh, le même qu’avec Hadopi, l’ACTA, Chilling Effects, Wikileaks, et j’en passe… Le réseau interprète un blocage comme une erreur de fonctionnement et tend à le contourner pour y remédier.

Le cas du Pakistan est d’autant plus intéressant que (pour paraphraser le généticien d’origine pakistanaise Razib Khan, fin observateur), contrairement à d’autres pays musulmans, ce pays a pris l’islam comme unique référence de son « identité nationale ». Ailleurs, un passé pré-islamique glorieux (les Pharaons pour l’Égypte, l’Empire perse pour l’Iran, les Phéniciens pour la Tunisie…) peut servir de contre-point culturel. Au Pakistan, l’islamisme est étroitement mêlé au nationalisme.

Difficile donc de prédire l’effet qu’aura la porosité corrosive de la Toile… Et à quel point les internautes de ce pays accepteront que les partisans d’un certain type d’islam (comme les activistes de l’ILM) parlent au nom de tous.

En dessinant le Prophète

Ooh, oui, moi aussi, je veux être interdite au Pakistan !

Source n°1. Source n°2.

À l’occasion d’une « journée internationale des dessins de Mahomet » (voir la compilation réunie par Hemant Mehta : il y a de quoi réfléchir… et parfois rigoler), voilà-t’il pas qu’un groupe d’avocats islamistes n’a rien trouvé de mieux à faire que de réclamer le blocage de tout le site Facebook (Màj : Et YouTube aussi, plus divers autres sites…) à cause de la page « Everybody Draw Mohammed Day » – et l’a obtenu. Bravo les juges.

Bon, d’accord, c’est déjà un (très) grand progrès par rapport au genre de zélotes pour qui la réponse naturelle à une « offense » religieuse consiste à menacer, insulter, frapper, voire tuer l’offenseur, ou brûler sa maison…

Avec des amis comme ça, le prophète n’a vraiment pas besoin d’ennemis.

J’adore la solution d’un certain Jeff Satterley :

Alors, ça vous offense ?

(NB: C’est un grand classique des contes de fées : reconnaître la vraie princesse ou le vrai prince parmi une multitude d’images renvoyées par des miroirs. Et les contes ont toujours une leçon, ne serait-ce qu’en arrière-pensée…)

Et si on en veut plus, il y a toujours la Mohammed Image Archive, recueil de représentations picturales du prophète de l’Islam à travers les âges, en commençant par celles dessinées et peintes par les croyants, avant que les interprètes les plus rigoristes du Coran n’en fassent un tabou.

(Oh, et pour prévenir toute critique du genre « boouuh, raciste » : il se trouve qu’il y a dans ma propre famille un certain nombre de musulmans et de musulmanes. Plus ou moins pieux, plus ou moins pratiquants, et tous d’accord pour refuser les images du Prophète – mais pas pour condamner les non-musulmans qui en dessineraient. Déplorer la chose ? Oh, oui. Mais – j’espère bien – sans refuser aux autre cette liberté. Disons que s’ils lisent mon blougue, les prochaines discussions de famille risquent d’être assez… intéressantes.)

P.S. Oh, et la version « anime » de Mahomet sur le coursier Bouraq, par Big Blue Frog? Tout simplement géniale.

P.P.S. Et ne pas oublier le webcomic Jesus & Mo, bien sûr ! (Comment ai-je pu…)

Parfois, je ressens beaucoup de compassion pour les croyants

C’est vrai, quoi. Si leurs guides spirituels sont censés être un exemple, les croyants et croyantes de base ont bien matière à s’inquiéter.

Voyez les catholiques.

En visite à Malte, le pape Benoît XVI n’a pas seulement donné le bizarre spectacle d’un grand patron confronté à la réalité humaine des crimes qu’il a contribué pendant des années à mettre sous le boisseau, tout en restant incapable de les condamner clairement sans saper l’autorité de l’organisation même que ces cachotteries étaient censées protéger.

La solution ? Ô miracle ! Au grand délice des médias du globe, il a pleuré ! Les dirigeants d’Enron ou de Goldmann Sachs n’en avaient pas fait autant. Mais cela ne l’a pas empêché de s’endormir un moment pendant la messe. Tss.

Ou bien prenez les musulmans chiites.

En Iran, un religieux haut placé, l’ayatollah l’hodjatoleslam Kazem Sedighi, a sérieusement affirmé, lors des prières du vendredi 16 avril, que les jeunes femmes qui s’habillent de façon trop séduisante ou font l’amour hors mariage étaient des fauteuses de tremblements de terre ! Admirez l’audace de son raisonnement : une femme légèrement vêtue provoque des remous émotionnels chez les mâles alentour (présumés d’ailleurs incapables de ne pas agir en conséquence… pas très flatteur pour eux). De même, la liberté sexuelle de l’humanité cause des troubles dans l’ordre de l’univers. Car tout est lié, forcément. Et rien n’arrive sans raison. Et tout ce qui arrive est un jugement divin. Allez prouver le contraire.

À croire (comme le suggère un commentateur sur Kabyle.com), que les vrais séismes que craignent les théocrates de Téhéran sont ceux de la jeunesse de leur pays, non les humeurs de la terre…