
Quel rapport entre Bilbo, Gargantua, Harry Potter, le commissaire Montalbano, Dr Kay Scarpetta… et Jonathan Harker, dans Dracula ?
Réponse : ce sont des héros de romans, et nous sommes informés dans les détails de ce qu’ils mangent !
Ce sont aussi des personnages d’œuvres qui ont connu beaucoup de succès. Et mon intuition est que cette affaire de nourriture n’est pas extérieure à cette popularité. Souvenez-vous, le roman Bilbo le Hobbit commence par un Five o’clock tea de proportions épiques. Dans Dracula, Harker, en bon touriste, prend note des recettes locales durant son voyage en Transylvanie. Harry Potter passe de la sous-alimentation chronique chez ses affreux oncle et tante à un vaste choix de bonbons et friandises magiques dès qu’il monte dans le train de Poudlard. Scarpetta et Montalbano sont bien sûr férus de cuisine autant que détectives hors pair. Enfin, j’imagine qu’il n’est pas nécessaire de présenter Gargantua.
Manger est une activité des plus basiques, une nécessité vitale pour les animaux que nous sommes. Les sensations gustatives ont quelque chose de primitif, mais aussi d’universel : évoquez un aliment, vous en aurez le goût à la bouche. Bref, cela fonctionne comme un raccourci émotionnel. On se souvient de la fameuse madeleine de Proust…
En même temps, la cuisine est un domaine hautement culturel, avec des variations locales et sociales infinies. Donner un menu, c’est donner un aperçu du mode de vie des personnages impliqués : production agricole, circuits commerciaux, division des tâches, hiérarchie sociale… Même la géopolitique, s’en mêle quand on parle du commerce des « épices » et des empires qui se sont bâtis dessus.
Bref, parler de nourriture est un outil puissant quand on écrit de la fiction. Cela permet de faire partager directement les sensations des personnages, de rentrer dans leurs émotions les plus intimes. La lecture est réputée comme une activité cérébrale, mais quand il s’agit de nourriture, notre néo-cortex s’efface derrière les couches les plus animales du cerveau émotionnel.
D’autre part, cela enrichit l’univers du roman, lui donne plus de texture tout en aidant à en montrer la complexité. Ainsi, dans Augusta Helena, je me suis bien amusée avec les repas des Romains, depuis des banquets luxueux et même vulgaires, loirs rôtis, ortolans et ainsi de suite, jusqu’à la maigre cuisine des moines sur leur montagne. Dans Du sang sur les dunes et les romans qui suivront, c’est à l’alimentation sous la Révolution et le 1er Empire que je me suis intéressée, bien sûr. Cuisine simple et roborative dans une auberge, menus sophistiqués des nouveaux riches, variations régionales en France et en Europe… Il y a de quoi faire.
Ce sont des techniques utiles pour le roman historique, évidemment, pour aider à faire vivre un univers différent. Mais aussi pour la création de mondes imaginaires de science-fiction et de fantasy. Pour en revenir à Bilbo, rien n’illustre mieux le dessein de Tolkien de faire une « mythologie pour l’Angleterre » que les menus de ses Hobbits, leur rapport à l’alimentation, aux jardins et à l’agriculture, même les ustensiles et l’organisation de leurs maisons, avec les diverses dépenses et garde-manger.
Vous reprendrez bien un scone avec votre thé ? Ou bien un peu de garum dans le ragoût ? Dis-moi ce que mangent les gens que tu lis, je te dirai qui ils sont !