
Sur la route de l’écriture aussi, les panneaux indicateurs peuvent être fantasques. (Zoo de Vincennes, août 2019)
Comment faire pour écrire un roman avec une importante matière historique ? Ou pour situer des scènes de façon crédible dans une ville que vous n’avez jamais visitée ? À quel point se renseigner sur la biographie de tel personnage réel qui va intervenir dans votre roman historique, ou sur l’arrière-plan socio-économique de votre univers de fiction ?
Il n’y a pas de réponse toute faite. Et surtout, il n’y a pas de solution miracle, pas de raccourci commode. Si on veut acquérir des connaissances sur un pays, une époque, un personnage historique, il faut en passer par une bonne dose de documentation.
Quelle dose ? Cela dépend du temps que vous pouvez y consacrer. Mais disons que lorsque j’ai décidé d’écrire un roman sur Hélène, mère de l’empereur Constantin, j’ai réorienté tout le temps que je consacrais d’ordinaire à des lectures distrayantes pour l’utiliser à lire des choses sur l’empire romain. Rassurez-vous : cela incluait des romans historiques situés à cette époque, afin de me rafraîchir les idées sur le genre lui-même. Car ce n’est pas tout d’amasser les matériaux bruts, encore faut-il avoir une idée de ce que d’autres ont déjà fait de ce côté-là. Ne pas réinventer la roue, tout ça.
Pour le roman que je suis actuellement en train d’écrire, et qui se situe à l’époque de la Révolution, la partie « lecture d’autres romans » a été étoffée, parce que la matière est abondante. Mais aussi parce que certains, écrits peu après, par des contemporains ou quasi-contemporains, apportent une dose condensée de détails vécus et de mentalité d’époque. Pensons à La Chartreuse de Parme de Stendhal, participant malgré lui à la geste napoléonienne. ou Les Blancs et les Bleus d’Alexandre Dumas père, où il s’appuie sur les souvenirs de son ami Charles Nodier, jeune témoin de la Terreur et du Directoire. Même Victor Hugo, écrivant Quatrevingt-Treize au début des années 1870, avait la ressource des récits de son propre père, qui avait fait les guerres de Vendée comme officier de l’armée républicaine.
Mais cela, ce sont les matériaux bruts. Ne l’oublions pas : c’est pour écrire un roman que l’on s’est embarqué, pas un essai historique ou sociologique. Du moins c’est ainsi que je m’embarque. Et cela veut dire qu’il faut passer à la deuxième étape : imaginer.
Mais pourquoi donc, me direz-vous ? Est-ce que je n’ai pas assez de matériau pour construire ce que je veux à partir d’éléments authentiques ? J’ai une chronologie détaillée, des récits et témoignages d’époque, un tableau politique fouillé, des analyses savantes sur les relations diplomatiques et la stratégie de la Ie République Française. Je me suis documentée sur l’économie de l’époque, encore bien fragile et dépendante des conditions météo. J’ai des détails sur les uniformes des différentes armées et sur les modes parisiennes de l’époque. Que reste-t-il à imaginer ?
Oh, c’est bien simple : à peu près tout.
Car si j’ai un compte-rendu au jour le jour des mouvements de l’armée de Sambre-et-Meuse, par exemple, cela ne me dit rien de la façon dont les personnages qui étaient plongés dans ces marches et ces combats les ont vécus. Pour certaines journées révolutionnaires, on peut avoir un détail des faits quasiment minute par minute, mais quelle signification pouvait y mettre tel personnage qui y participait ?
C’est là que l’auteure utilise la même technique que lorsque elle écrivait un roman de fantasy : s’arrêter et se mettre virtuellement à la place des personnages. Où se tient mon héroïne ? Que peut-elle voir, entendre, sentir autour d’elle ? Et ce qu’elle éprouve ainsi, est-ce quelque chose de banal, de quotidien, ou bien est-elle en train de réagir à une surprise (bonne ou mauvaise) ? Ces bois que l’on est en train de traverser, sont-ils sombres et pleins de menaces cachées, ou bien frais et reposants ? L’heure qui sonne à un clocher est-elle un son familier et rassurant, ou bien un signe agaçant de l’emprise ecclésiastique, du point de vue de révolutionnaires convaincus ? Ce bâtiment dont les recherches préalables m’ont appris l’existence, et qui a été démoli depuis, quel pouvait être son aspect en plein soleil, ou la nuit au clair de lune ? Est-ce que je peux m’avancer à évoquer la couleur de la pierre qui avait dû servir à sa construction, et qui est celle d’autres bâtiments du même endroit et de la même époque ?
Il y a tout un monde de possibilités. Parfois, les « petits faits vrais » puisés dans les mémoires et manuels historiques sont suggestifs, mais insuffisants en soi à faire de la matière littéraire.
Un exemple ? Je découvre au détour d’un paragraphe que tel général des guerres de la Révolution a fait une bonne partie de sa carrière en luttant contre la tuberculose, fléau endémique à l’époque dans tous les milieux. (Plusieurs membres de la famille proche de Louis XVI en sont morts.) Pas de précisions, cependant, juste la mention qu’il lui arrivait souvent de cracher le sang. C’était donc à moi d’imaginer une scène où ce problème se posait, et les réactions aussi bien du personnage que de son entourage. Est-ce que ses subordonnés ne vont pas être inquiets pour sa capacité à remplir son rôle ? Est-ce que la familiarité avec la maladie, jointe à un certain fatalisme, ne vont pas au contraire rendre plausible que personne, au fond, ne s’en inquiète trop ? Pour ce qui est du point de vue de l’intéressé, en revanche, je n’ai eu aucun mal à l’imaginer : vivre avec une maladie chronique est quelque chose que je connais, merci bien.
Cette focalisation sur le concret devient particulièrement importante quand il s’agit de mettre en scène des êtres aussi chargés de légende que Napoléon Bonaparte – qui, eh oui, est un des personnages du roman, mais pas le principal. Et cela peut permettre d’éviter un écueil fréquent des romans historiques : la page de manuel transcrite en dialogue. Or ces personnages historiques, quand ils étaient immergés dans la vie, dans le moment présent, n’étaient pas les statues de marbre dont la postérité tend à se souvenir. Ils avaient un rhume ou des maux d’estomac, ils subissaient les affres de l’ego et de la vanité (Napoléon prenait grand soin de ses cheveux, surtout quand ils ont commencé à se faire rares), leurs calculs pouvaient se révéler erronés, ou même ils faisaient des erreurs d’appréciation fatales. (Une telle erreur a failli faire perdre à Bonaparte la bataille de Marengo ; à Waterloo, une autre n’a pas été rattrapable.)
Ces faiblesses humaines ont parfois laissé des traces dans l’histoire. Le cas de Napoléon est extrêmement documenté ; pour Hélène, j’avais moins de matière. Mais c’est là que l’imagination et l’empathie entrent un scène : pour se représenter ce que peut ressentir le personnage dans ces circonstances, rien de tel que d’avoir soi-même éprouvé des blessures d’ego, des contrariétés, des chagrins, des épisodes où il a fallu se rétablir en catastrophe après un ratage…
Bref, d’être humain et d’avoir vécu. Quand Flaubert disait « Madame Bovary, c’est moi », il ne disait pas autre chose. C’est dans sa propre expérience qu’on peut trouver de quoi rendre un personnage vivant, parce que c’est une expérience humaine partagée, dans laquelle les lecteurs pourront entrer de plain pied.