Archives mensuelles : septembre 2022

Le roman policier à travers le temps : (4) Détectives et mandarins sous les Ming

Les gibbons chers à Van Gulik (détail d’une peinture due à l’empereur Xuande, 1427)

Poursuivons notre série sur les précurseurs de la littérature policière moderne : après l’ingéniosité de Daniel dans la Bible, puis les casse-têtes du vizir Djafar dans les Mille et Une Nuits, et les diverses histoires de lecture d’indices, du Talmud aux Princes de Serendip, le tableau ne serait pas complet sans un regard sur certains fameux détectives de la Chine ancienne, et sur la tradition littéraire qui s’en est inspirée.

On connaît en Occident le Juge Ti à travers les aventures que lui a attribuées Robert Van Gulik, sinologue et diplomate néerlandais qui trouvait le moyen d’écrire (en anglais, pour toucher un plus large public) des romans policiers en guise de loisirs. Il a commencé par traduire en anglais un roman chinois anonyme paru sous la dynastie Qing (1644-1912), le Dee Goong An, ou selon la translittération actuelle Di Gong An.

(On notera les noms multiples sous lesquels est connu le héros : Dee dans la translittération anglaise en vigueur dans les années 40, lorsque Van Gulik écrivait, Ti lorsqu’il a été traduit en français, puis aujourd’hui Di, selon le système officiel pinyin.)

Le personnage fait donc partie d’une tradition chinoise déjà ancienne, puisque les premiers romans du type Gong An (littéralement : « affaires criminelles ») remontent à l’époque de la dynastie Ming (1368-1644), et que de telles histoires fournissaient déjà des pièces de théâtre, théâtre de marionnettes et opéra sous les Song (960-1279). Les héros en sont des magistrats impériaux, souvent portant le nom d’authentiques personnages historiques, comme le juge Ti (Di Renjie, nom d’un homme d’État de la dynastie Tang, né en 630) ou le juge Bao (Bao Zheng, qui a vécu sous les Song du Nord, au XIe siècle).

L’une de ces pièces de théâtre traditionnelles, d’époque Yuan (1250-1368), qui a pour titre Le Cercle de craie, met en scène une situation similaire à l’histoire du jugement de Salomon : comment déterminer entre deux femmes qui est la véritable mère d’un enfant. Le juge Bao use d’ailleurs d’une ruse identique à celle du souverain biblique : il place l’enfant dans un cercle tracé sur le sol à la craie et ordonne aux deux femmes de le tirer chacun par un bras. La véritable mère, bien sûr, lâche l’enfant, de peur de lui faire mal, et son innocence est reconnue.

En plus du théâtre et des romans, le cinéma chinois puise volontiers dans ce fonds d’histoires mystérieuses, aussi bien en Chine continentale qu’à Taïwan. La série de films de Tsui Hark Detective Dee montre ainsi à un public international une version haute en couleurs du héros découvert grâce à Van Gulik : intrigues politiques, cascades et combats d’arts martiaux à couper le souffle, éléments surnaturels omniprésents…

On aime ou pas, mais c’est d’une grande virtuosité. Et bien dans la tradition chinoise.

Le roman policier à travers le temps : (3) L’art de lire les indices, du Talmud à Serendip

Miniature persane (détail) : le roi Vahram, père des trois princes du conte.

Troisième article de la série, après un regard sur les déductions de Daniel, dans la Bible, et un autre sur un récit policier inclus dans les Mille et Une Nuits.

On a tous dû lire en classe l’histoire de Zadig et du cheval que cet habile philosophe parvient à décrire en détails sans l’avoir jamais vu. Tout ce que le héros de Voltaire a sous les yeux, ce sont les traces laissées sur la route par l’animal : taille des sabots, régularité du pas, endroits où il a mangé la végétation sur les côtés de la route… Mieux encore, Zadig répète l’exercice avec la petite chienne de la reine, avec une telle précision que les serviteurs qui sont à la recherche de l’animal échappé en viennent à croire… qu’il a dû la voler lui-même !

Ou peut-être avez-vous lu la version qu’en donne Umberto Eco dans Le Nom de la Rose ? Là, c’est Guillaume de Baskerville, moine franciscain et disciple de Roger Bacon, qui observe sur la route les traces d’un cheval, voit le personnel du monastère parti à sa recherche, et en déduit que c’est le propre cheval du père abbé qui s’est échappé. Quand il explique son raisonnement, toutefois, il est mieux accueilli que Zadig et sa science est grandement admirée.

Mais cette histoire a des racines plus anciennes. Voltaire s’est inspiré d’un texte persan qui remonte au début du XIVe siècle, mais dont une traduction française avait paru en 1719 : Les Trois Princes de Serendip. Ce conte est mieux connu aujourd’hui, surtout dans les pays anglo-saxons, comme l’inspiration derrière le mot serendipity, créé par l’écrivain anglais Horace Walpole, pour désigner le hasard heureux, les découvertes faites alors qu’on ne les cherchait pas. Ce n’est pas lié à l’épisode dit du chameau, où les princes observent les traces d’un chameau échappé (qui deviendra un cheval dans Zadig), mais à la fin du conte : les héros reviennent chez eux sans avoir trouvé ce qu’ils cherchaient, mais trouvent le bonheur dans ce qu’ils ne cherchaient pas.

On peut même remonter plus haut : l’épisode du chameau a des parallèles dans le Talmud, où la version la plus ancienne figure dans un recueil de commentaires datés des Ve/VIIe siècle de notre ère, le Midrash des Lamentations. Là, ce sont deux esclaves juifs marchant derrière leur maître persan qui observent un chameau qui a laissé des traces sur la route : herbe broutée d’un seul côté, gouttes de miel et de lait qui coulent des outres qu’il transporte, etc. Ces détails reviennent tels quels dans Les Trois Princes de Serendip, ce qui tend à suggérer que l’histoire circulait largement dans l’Orient médiéval.

Le conte de Voltaire a eu lui aussi un grand retentissement littéraire, et il n’est pas absurde de penser qu’il a inspiré les premiers auteurs de « vrais » récits policiers, à commencer par Edgar Allan Poe. Dans sa nouvelle « Double assassinat dans la rue Morgue », l’Américain met d’ailleurs en scène un détective français. Pur désir d’exotisme, ou bien coup de chapeau discret à l’illustre philosophe et à son héros si sagace ?

On pourra toujours essayer de déduire la réponse à notre tour.

Ma nouvelle « Décalages culinaires » désormais disponible au format epub

Vous vous souvenez de « Décalages culinaires », la nouvelle de science-fiction parue l’an dernier dans l’anthologie Marmite & Micro-ondes, aux éditions Gephyre ? L’édition papier est épuisée, mais on peut désormais trouver le titre sous forme de livrel, soit chez l’éditeur, soit via la plateforme Kobo. Et bien sûr, à un prix réduit par rapport au volume papier.

« Décalages culinaires » est un texte dystopique et humoristique, parlant de restrictions alimentaires et de voyage dans le temps… Oui, tout ça à la fois ! Et la preuve irréfutable que j’ai une imagination bizarre. J’avoue.

Le roman policier à travers le temps : (2) Les énigmes des Mille et Une Nuits

Illustration des Mille et Une Nuits par le peintre iranien Sani ol Molk, 1849-56.

Après l’Antiquité biblique, descendons un peu jusqu’à une autre collection de récits, un autre monument de la littérature mondiale : Les Mille et Une Nuits. Leur richesse proverbiale ne se limite pas aux trésors découverts par les protagonistes des contes, tel Aladin. Car il y a aussi toute la palette des procédés littéraires qui se déploient dans leur rédaction : depuis le récit-cadre jusqu’au narrateur imparfait, en passant par les éléments de fantastique ou d’énigmes policières qui pimentent certains récits.

L’exemple le plus abouti est celui du « Conte des trois pommes », que Schéhérazade commence à la dix-neuvième nuit. Le récit, qui contient un autre conte enchâssé, celui de « Noureddine et Chamseddine », se prolonge sur plusieurs nuits. Le héros, ou plutôt ici héros malgré lui, est Djafar, vizir du calife Haroun Al-Rachid. Il ne s’agit pas bien sûr des personnages historiques de ce nom, qui ont bel et bien vécu à Bagdad aux alentour de l’an 800 de notre ère, mais de leurs doubles dans la fiction populaire arabe, des fanfictions, si on veut ! Ici, le calife ordonne à Djafar de résoudre une énigme des plus mystérieuses : qui est la jeune femme trouvée morte dans le coffre qu’un pêcheur a remonté du fleuve ?

Le pauvre Djafar, il faut bien le dire, n’a aucune idée de la façon de procéder, et il laisse le temps s’écouler en se rongeant les sangs. C’est que le calife a promis à son vizir que s’il échouait, il serait mis à mort ! Heureusement, un concours de coincidences le met sur le chemin du meurtrier, et celui-ci avoue en détail son forfait, afin que son père ne soit pas condamné à sa place.

Au final, même sans avoir agi comme un détective, Djafar se retrouve en possession de la clef de l’énigme, et peut satisfaire la curiosité du calife… Et, et moins aussi important, celle des lecteurs !

En matière de littérature policière, ce « Conte des trois pommes » et d’autres similaires des Mille et Une Nuits (en particulier « L’histoire du bossu », qui suit) sont moins proches du récit de détective moderne que « Suzanne et les vieillards », étudié auparavant. Mais c’est une illustration précoce de ce qui sera un thème classique du roman noir : un cadavre découvert dans des circonstances étranges et/ou grotesques, un ou une morte inconnue à qui il faut redonner son identité, une âme en peine à apaiser en châtiant son meurtrier.

Rien de nouveau sous le soleil, en somme. Mais en littérature, ce n’est pas grave, au contraire : les thèmes déjà connus se reconnaissent toujours avec plaisir.