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Savoir renoncer à publier son livre

« En Allemagne, pour faire de la politique, il faut un doctorat. En Italie, il faut avoir fait de la télé. Et en France, il faut avoir écrit un livre. »

Je ne sais plus de qui est ce petit topo ironique, entendu sous l’ère Mitterrand, mais c’est assez bien vu. Mais au fait, quel genre de livre ? Souvent un exposé des idées du candidat ou de la candidate, son programme, sa vision du futur. C’est logique mais un peu banal. Un autre choix fréquent : la biographie historique d’un personnage qu’on prend comme modèle et inspiration. François Bayrou a ainsi rencontré un succès public avec une vie d’Henri IV, par exemple.

Mais on peut aussi préférer écrire un roman. Ils sont nombreux à s’y être essayé, de Dominique de Villepin à Marlène Schiappa, de Valéry Giscard d’Estaing à Bruno Le Maire, pour citer le cas qui fait bruire le microcosme en ce moment.

Est-ce que je pense quelque chose de ce roman ? Non, je ne l’ai pas lu. Pour ce que j’en ai vu, dans les extraits « croustillants » publiés ici et là, le bouquin a l’air de n’être ni meilleur ni pire que la majorité de ce qui se publie en France, bon an mal an. Ni excès d’honneur, ni indignité, etc. Je ne jette la pierre à personne : quand vous êtes capable d’écrire des romans (même avec l’aide d’un discret « collaborateur », qui sait), pourquoi garder ça sous le boisseau ? Qui parmi nous aurait assez de sagesse pour ne pas chercher à faire publier même leurs textes les moins réussis ? Et on trouve bien sûr plus facilement un éditeur quand on est déjà connu comme ministre ou député.

Mais tout cela m’a rappelé un cas différent : un politique qui a écrit des romans, et choisi de ne pas publier. Un certain Emmanuel Macron.

Adolescent, et encore bien loin, évidemment, de savoir qu’il entrerait un jour à l’Élysée, le lycéen avait rédigé un roman paraît-il torride, inspiré par son amour pour sa prof de français. On sait ce qu’est devenu cet amour depuis. Le roman, lui, a fini dans un tiroir. Seule Brigitte Macron l’aurait lu en entier.

Le jeune Emmanuel Macron a même récidivé un peu plus tard, à 19 ans, avec un second roman, consigné lui aussi dans un tiroir. Il y a de quoi être curieux, non ? Mais je trouve cela surtout instructif. On accuse souvent les politiques d’avoir un ego démesuré, et c’est parfois vrai. Et les écrivains en général sont rarement en panne de narcissisme. Pourtant, ici, c’est un cas où un auteur choisit ce qui est important dans sa vie, et opte pour ne pas privilégier l’écriture, alors même qu’il semblait avoir la plume facile.

On ne peut que saluer cette sagesse. Et la solidité mentale que cela implique. Un Narcisse aurait au contraire tout fait pour rendre public le moindre de ses brouillons.

Que mange-t-on dans votre roman ?

Quel rapport entre Bilbo, Gargantua, Harry Potter, le commissaire Montalbano, Dr Kay Scarpetta… et Jonathan Harker, dans Dracula ?

Réponse : ce sont des héros de romans, et nous sommes informés dans les détails de ce qu’ils mangent !

Ce sont aussi des personnages d’œuvres qui ont connu beaucoup de succès. Et mon intuition est que cette affaire de nourriture n’est pas extérieure à cette popularité. Souvenez-vous, le roman Bilbo le Hobbit commence par un Five o’clock tea de proportions épiques. Dans Dracula, Harker, en bon touriste, prend note des recettes locales durant son voyage en Transylvanie. Harry Potter passe de la sous-alimentation chronique chez ses affreux oncle et tante à un vaste choix de bonbons et friandises magiques dès qu’il monte dans le train de Poudlard. Scarpetta et Montalbano sont bien sûr férus de cuisine autant que détectives hors pair. Enfin, j’imagine qu’il n’est pas nécessaire de présenter Gargantua.

Manger est une activité des plus basiques, une nécessité vitale pour les animaux que nous sommes. Les sensations gustatives ont quelque chose de primitif, mais aussi d’universel : évoquez un aliment, vous en aurez le goût à la bouche. Bref, cela fonctionne comme un raccourci émotionnel. On se souvient de la fameuse madeleine de Proust

En même temps, la cuisine est un domaine hautement culturel, avec des variations locales et sociales infinies. Donner un menu, c’est donner un aperçu du mode de vie des personnages impliqués : production agricole, circuits commerciaux, division des tâches, hiérarchie sociale… Même la géopolitique, s’en mêle quand on parle du commerce des « épices » et des empires qui se sont bâtis dessus.

Bref, parler de nourriture est un outil puissant quand on écrit de la fiction. Cela permet de faire partager directement les sensations des personnages, de rentrer dans leurs émotions les plus intimes. La lecture est réputée comme une activité cérébrale, mais quand il s’agit de nourriture, notre néo-cortex s’efface derrière les couches les plus animales du cerveau émotionnel.

D’autre part, cela enrichit l’univers du roman, lui donne plus de texture tout en aidant à en montrer la complexité. Ainsi, dans Augusta Helena, je me suis bien amusée avec les repas des Romains, depuis des banquets luxueux et même vulgaires, loirs rôtis, ortolans et ainsi de suite, jusqu’à la maigre cuisine des moines sur leur montagne. Dans Du sang sur les dunes et les romans qui suivront, c’est à l’alimentation sous la Révolution et le 1er Empire que je me suis intéressée, bien sûr. Cuisine simple et roborative dans une auberge, menus sophistiqués des nouveaux riches, variations régionales en France et en Europe… Il y a de quoi faire.

Ce sont des techniques utiles pour le roman historique, évidemment, pour aider à faire vivre un univers différent. Mais aussi pour la création de mondes imaginaires de science-fiction et de fantasy. Pour en revenir à Bilbo, rien n’illustre mieux le dessein de Tolkien de faire une « mythologie pour l’Angleterre » que les menus de ses Hobbits, leur rapport à l’alimentation, aux jardins et à l’agriculture, même les ustensiles et l’organisation de leurs maisons, avec les diverses dépenses et garde-manger.

Vous reprendrez bien un scone avec votre thé ? Ou bien un peu de garum dans le ragoût ? Dis-moi ce que mangent les gens que tu lis, je te dirai qui ils sont !

La sagesse du Prince de Ligne

Charles-Joseph de Ligne

En piochant dans l’histoire, la littérature, les mémoires et les anecdotes du Siècle des Lumières pour les besoins de mes romans, je ne pouvais pas ne pas rencontrer ici et là un certain Charles-Joseph, prince de Ligne. Observations, maximes, bons mots… et mauvaise langue aussi, parfois !

Quelques perles tirées de ses Mémoires, que j’ai lues dans la collection Le Temps Retrouvé (Mercure de France) mais qui sont disponibles dans bien d’autres éditions, y compris gratuitement sur Gallica :


• « Je vois des gens qui se tiennent bien droit ; ils croient avoir de la droiture. Ils sont raides ; ils croient avoir du caractère. »


• « Une phrase une fois dite sans réflexion et répétée par les sots devient sentence. »


• « J’entends dire qu’il faut recommencer la guerre, à des hommes et des femmes qui ne conçoivent pas comment je suis assez barbare pour tuer une bécasse qu’ils sont pourtant enchantés de manger. »


« Aussi, adieu les plaisirs de la société. On se trouve sans se chercher. On se quitte sans regrets. On cause sans intérêt. On se met à table l’un à côté de l’autre, sans s’en soucier. C’est encore un des mauvais effets des longues paix. »


• « On croit de même regretter beaucoup ses anciens soi-disant amis qu’on a vu disparaître avec assez de sang-froid. C’est soi-même qu’on regrette. »

Francophile en matière culturelle mais loyal sujet du Saint-Empire, admirateur de Rousseau et Voltaire mais atterré par la Révolution, ce grand seigneur européen était aussi attaché à un petit pays qui deviendrait un jour la Belgique. Il a donné a la littérature de ce pays, et à toute la francophonie, quelques unes de ses plus belles pages.

Écriture : trouver son tempo (rediff.)

Beating the Story, par Robin D. Laws (2018)

(J’ai déjà eu l’occasion de jouer les fans de Robin D. Laws, mais je ne m’en lasse pas. Si un éditeur français est intéressé, je le porte volontaire pour la traduction. Sérieux.)

C’est toujours utile de lire des bouquins sur d’autres bouquins. Garanti.

Quels sont les deux conseils aux écrivains débutants sur lesquels tous les écrivains confirmés sont unanimes ? 1) Écrire, écrire, écrire. 2) Lire, lire, lire. Il est en particulier important de lire dans le ou les genres que vous pratiquez, ne serait-ce que pour éviter de réinventer la roue. Et puis il y a les manuels d’écriture créative et autres conseils de pro. Pensez à On Writing de Stephen King (en français : Écriture, mémoire d’un métier), qui offre à la fois une série de bons conseils et un exemple vécu de pratique d’écrivain, ce qui n’est pas inutile quand on est vraiment débutant et qu’on manque de repères.

D’autres manuels, destinés à un public de pros (scénaristes de télé et de cinéma…), se concentrent sur la structure du récit, depuis Story, de Robert McKee (1997, et 2015 pour la traduction française), qui est rapidement devenu la bible des auteurs de scénario d’Hollywood, faisant de la structure en trois actes l’équivalent des tables de la loi, jusqu’à Save The Cat! de Blake Snyder (2005), qui détaille plus précisément les éléments d’un bon scénario, avec des variantes selon les genres de récit. Il n’est pas difficile, là aussi, de percevoir l’influence de l’ouvrage au travers de la construction des films et séries télé de ces quinze dernières années…

Tout ceci ne concerne que la structure de l’histoire, la façon dont les briques sont agencées, en somme. Mais la nature et la qualité des briques elles-mêmes peuvent être cruciales pour l’histoire. À quoi bon peaufiner chaque étape du voyage du héros si celui-ci n’a pas une personnalité cohérente ? C’est tout le récit qui risque de paraître incohérent aux lecteurs. Et à quoi bon multiplier les péripéties quand le rythme reste monotone, poussif ?

C’est là qu’entre en scène Robin D. Laws, écrivain, créateur de jeux de rôles et podcaster canadien, avec Beating The Story (2018). Le titre fait référence au terme musical beat qui peut désigner le tempo ; ou, précédé d’un article indéfini, une mesure de temps. Ce livre a commencé comme une tentative de disséquer ce qui faisait marcher une scène dramatique dans Hamlet ou autre classique du répertoire, pour voir si on pouvait importer ce mécanisme dans l’un des jeux sur lequel l’auteur travaillait. Non seulement l’opération a réussi, mais Laws en a tiré des règles générales qui s’appliquent à tous les types de récit, sur tous types de médias, séries, films, théâtre, romans, nouvelles… Il suffit que ce soit une histoire, avec des personnages et des péripéties, ce qui couvre la quasi totalité de la production actuelle, à part quelques œuvres expérimentales.

De quoi s’agit-il ? De la tonalité émotionnelle des épisodes du récit, ici appelés beats, les temps. C’est plus facile à distinguer au théâtre, où la plupart des scènes sont des interactions entre deux personnages ou plus : l’une demande quelque chose, l’autre accepte ou refuse, et on a ainsi des hauts et des bas émotionnels pour le protagoniste, celui dont on raconte l’histoire et auquel l’audience s’intéresse.

Transposé à la prose narrative, ces hauts et ces bas peuvent être là aussi des interactions entre personnages, ou bien des obstacles à franchir, des énigmes à résoudre, selon le genre : les romans policiers et thrillers auront évidemment plus de ce type de séquences, de beats, alors que les romans sentimentaux ou centrés sur les personnages d’une famille seront quasi uniquement du premier type. Tout l’art est de doser les temps forts à tonalité positive (espoir ou satisfaction pour le protagoniste) ou négative (peur ou échec). On peut analyser de cette façon les livres, films ou épisodes de séries à succès et constater qu’ils font alterner de façon rapide les notes positives et négatives, de façon à garder le public en haleine, lui faire vivre les émotions du héros ou de l’héroïne.

Ce sont des préoccupations commerciales, on me dira ? Oui, bien sûr. Si on veut trouver un public, ce sont des questions à considérer. Et rendre son livre addictif n’est pas la pire façon de procéder.

Dune, les « bassines » : et si on évitait de retenir les mauvaises leçons des livres ?

L’autre jour, sur LinkedIn (oui, j’avoue, je passe trop de temps en ligne), dans une discussion sur l’irrigation et ses opposants, je suis tombée sur toutes sortes de mauvais arguments, mais c’est un commentaire en particulier qui a été la goutte d’eau qui fait déborder la bassine : une personne a sérieusement invoqué l’univers du cycle de Dune, de Franck Herbert, comme modèle à suivre.

Petit rappel pour les gens qui seraient restés à l’écart de la série de romans (depuis 1965) ainsi que du film de David Lynch (1984) ou de celui de Denis Villeneuve (2021) : l’essentiel de l’action se produit sur la planète désertique Arrakis, sans aucunes précipitations ni étendue d’eau de surface, ce qui en fait un environnement encore plus hostile que le Sahara ou le Rub al-Khali, où il y a au moins quelques oasis, et où la pluie tombe en de rares occasions. Les habitants de la planète, les Fremens, ont développé un système sophistiqué pour recycler l’eau (y compris les sécrétions du corps humain, j’espère que vous n’êtes pas en train de manger) et récupérer l’humidité de l’atmosphère, la seule disponible dans ce contexte.

Bref, un environnement extrême, probablement impossible dans le monde réel (y a-t-il vraiment assez de rosée à récupérer pour subvenir aux besoins des habitants ? Je pense que Herbert s’est bien gardé de faire le calcul), et qu’il serait absurde d’utiliser pour donner des leçons aux agriculteurs d’un pays au climat tempéré. Même en tenant compte du changement climatique, l’Europe occidentale ne deviendra pas un désert d’ici longtemps. Et encore moins un désert absolu comme Arrakis !

Mais c’est pourtant ce que disait ce commentaire : à l’en croire, il faudrait oublier complètement l’idée de puiser l’eau dans le sol (même là où les nappes phréatiques sont pleines, donc) et faire « comme les Fremens », recycler au maximum et grappiller un peu d’humidité dans l’atmosphère.

Forcément : il n’y a pas de réserves d’eau souterraine sur Arrakis, ou tellement profondes que ce n’est pas envisageable d’y puiser. Parlez de faire de nécessité vertu…

En revanche, et ce n’est pas la plus petite ironie, les Fremens récupèrent de l’eau dans les maigres calottes glacières aux pôles de la planète ! On voit qu’à l’époque de l’écriture du roman, la conscience écologique ne s’était pas encore focalisée sur ce milieu naturel fragile et essentiel entre tous.

Bref, ce genre de « bon conseil » n’est ni très réaliste, ni cohérent avec l’univers auquel il se réfère. Et c’est aussi un peu insultant, quelque part, pour les géologues, ingénieurs, etc., du BRGM, qui ont réalisé une étude d’impact très solide sur le fameux projet de Sainte-Soline, l’effet réel des pompages en hiver – mais aussi de la présence d’un réservoir d’eau qui permet d’irriguer sans puiser dans la nappe en été… Du vrai travail d’experts de l’environnement, et c’est bien de ça qu’on a besoin : de rentrer dans les détails concrets. Pas de remplacer la réalité par de la fiction, fut-elle géniale.

Une bonne nouvelle : les librairies poussent en France

Couvertures de livres sur une table de libraire. Au centre, Augusta Helena.
Une table de libraire en 2022. Vous avez remarqué un certain titre ?

On ne va pas bouder son plaisir : le nombre de librairies augmente en France, selon un article de La Voix du Nord. Non seulement le secteur a récupéré après la pandémie, mais le solde de création de librairies a été positif en 2021 et 2022. Ce sont les chiffres du Centre national du livre (CNL), établissement public de soutien aux professionnels du livre.

En fait, c’est tout le marché du livre qui est plutôt en bonne santé. C’est encourageant à plus d’un titre. D’une part, c’est bon signe pour la vie intellectuelle du pays, pour l’avenir de la culture française, etc. Et puis bien sûr, je dois avouer, en tant qu’auteure qui a actuellement plusieurs livres au catalogue, je ne peux qu’espérer que cela se reflète sur mes propres ventes !

Cela devrait pouvoir être un échange de bons procédés : j’ai déjà fait des signatures en librairie, et participé à des tables rondes thématiques (y compris en ligne, pendant le COVID). Et je ne dis pas non pour recommencer.

Inviter des femmes à votre salon du livre ? Très bien, mais pas seulement pour parler de féminisme, svp

Un chat siamois qui regarde vers nous, et les mots "So that's feminism? Why would I want that, I'm queen of all I survey!"

Découvrir un nouveau salon ou une fête du livre locale, c’est toujours un bon moment. Sauf que parfois, il s’y mêle un peu d’agacement.

Je ne préciserai pas de quel salon il s’agit, ici, le but n’est pas de montrer du doigt. Mais on avouera que c’est agaçant : le programme annonce fièrement que le féminisme est l’un des thèmes de l’édition 2023 du salon, une table ronde avec trois écrivaines est au programme… Et quasiment toutes les autres tables rondes sont à 100% d’hommes, ou au mieux 3 hommes et une femme. Au final, on arrive à 4 femmes pour seize hommes.

Le pire, c’est que je parie que l’organisateur est sincère dans son intention de mettre à l’honneur le féminisme, qu’il (et il se trouve que c’est un homme) pense être « actuel » et tout ça…

Mais visiblement, l’idée n’a pas encore fait son chemin que des auteures peuvent avoir quelque chose à contribuer sur des sujets qui ne touchent pas à la féminité, au féminisme, au genre et aux questions philosophiques et politiques associées. Pourtant, c’est essentiel si on veut vraiment s’engager sur une voie féministe, et pas seulement jouer à le faire. Le féminisme n’est pas un but en soi, à part pour une poignée d’activistes qui en font une carrière. Mais c’est d’ouvrir des avenues aux femmes, leur permettre de vivre des vies aussi riches en possibilités que les hommes, et ne pas être cantonnées dans un domaine réservé.

Ce domaine était il y a encore quelques décennies le monde domestique, ou au mieux la mode, les romans sentimentaux et autres activités « typiquement féminines ». Aujourd’hui, on a tendance, avec autant de bonne conscience, à fabriquer un ghetto étiqueté féministe, et à fermer la porte. Dommage.

Car ce ne sont pas seulement les auteures non invitées à parler sur les autres sujets qui sont les perdantes, c’est tout le monde, en particulier le public du salon, qui pourrait être intéressé par ce qu’elles ont à dire, mais n’ont pas l’occasion de les écouter. Imagine-t-on d’inviter Catherine Dufour pour ne pas parler de science-fiction, Nnedi Okorafor sans évoquer les cultures du Nigéria, ou Alice Munro en oubliant la nature canadienne ? Ce serait absurde. Chaque auteure a en soi bien plus qu’une expérience de femme. C’est le vrai paradoxe du féminisme.

Roald Dahl, un cas de droit moral

Méfiez-vous des imitations. (« Persona », musée du Quai Branly)

C’est la dernière affaire de cancel culture qui affole l’Internet : la réécriture des livres pour enfants de Roald Dahl. Du moins dans le monde anglo-saxon, car en France, les éditions Gallimard Jeunesse n’ont aucune intention de suivre le mouvement. Et pour cause : le droit français ne s’y prête pas !

J’en ai déjà parlé, mais ça ne fait pas de mal de revenir là-dessus : en France et dans certains autres pays, notamment l’Allemagne, la loi reconnaît aux auteurs des droits moraux sur leur œuvre, en plus des droits patrimoniaux que sont les rémunérations pour l’exploitation de l’œuvre. Ainsi, pour un livre, les droits patrimoniaux contiennent le droit de l’éditer, reproduire, traduire, adapter, etc. Mais le droit moral protège les intérêts intellectuels de l’auteure ou de l’auteur : être reconnu comme créateur (ou créatrice) de l’œuvre, et voir l’intégrité de cette œuvre protégée.

C’est ce critère d’intégrité de l’œuvre qui est en cause ici : quand l’éditeur anglais Puffin (département jeunesse de Penguin) et la société de gestion des droits patrimoniaux sur l’œuvre de Roald Dahl se mettent en tête d’adapter ses textes à ce qu’ils pensent être la « sensibilité » du jour, ils violent le droit moral de l’auteur sur son œuvre, puisque c’est une réécriture qui n’a pas l’aval de l’auteur. (Et pour cause, celui-ci étant décédé.)

Mais voilà : dans le droit anglais, ce droit moral relatif à l’intégrité de l’œuvre n’est pas pris en compte. Du moins pas devant les tribunaux.

Alors qu’en France, on a vu un procès intenté par les héritiers de Victor Hugo contre l’auteur d’une « suite » des Misérables. Ce dernier a finalement eu gain de cause, mais le tribunal a bel et bien dû examiner la question : cette nouvelle œuvre ne risque-t-elle pas de dénaturer l’œuvre d’origine ? La réponse a été négative, parce qu’ici, il n’y a pas de changement du texte d’origine, pas d’attribution à l’auteur d’un texte qui n’est pas le sien, et que (soyons honnêtes) cette suite ne risque guère de faire oublier le livre de Hugo.

Alors que l’éditeur de Roald Dahl change le texte de ses livres et les republie sous son nom, comme si on devait l’inflexion woke du texte à l’auteur lui-même. Même si le droit français n’est évidemment pas recevable devant les tribunaux anglais ou américains, cela confine à de la tromperie sur la marchandise.

Y avait-il des chirurgiennes au temps de Napoléon, ou comment le passé peut encore nous étonner

Je suis en train d’écrire un roman policier historique situé en Angleterre en 1802, soit au moment d’un bref épisode de paix avec la France, avant la reprise des guerres napoléoniennes. La période est, paradoxalement, peu connue chez nous : il y a beaucoup plus de matériau sur la vie quotidienne de la période victorienne qui suit. Heureusement, les Anglais et les Américains s’y intéressent un peu plus, notamment parce que c’est l’époque de Jane Austen, dont le succès n’est plus à démontrer.

Parmi les livres qui m’ont servi à entrer dans le monde des crimes, des faits-divers et de la justice au tout début du XIXe siècle, il faut citer The Maul and the Pear-Tree: The Ratcliffe Highway Murders, 1811, par T. A. Critchley et P. D. James, paru en 1971. Oui, c’est l’écrivaine de polars bien connue, qui s’essaie ici au genre true crime, en compagnie d’un historien de la police travaillant sur les sources primaires d’époque : procès-verbaux, correspondances, articles de journaux… (Il a été traduit chez nous en 1994 sous le titre Les Meurtres de la Tamise.)

C’est le récit et une tentative d’élucidation d’une affaire de meurtres brutaux dans l’East End miséreux mais en pleine transformation de Londres, à une époque où la Tamise était la grande artère de circulation pour les gens et les marchandises. En marge de l’enquête des magistrats (qui ne se sont pas couverts de gloire ici, il faut l’avouer), on découvre tout un univers humain, grouillant, contrasté : les marins qui débarquent ou disparaissent d’un jour à l’autre, qui perdent leur solde en quelques jours dans les tavernes, au jeu ou avec les filles de joie ; les boutiquiers et taverniers qui fournissent cette clientèle volatile et peu commode ; les traditionnels mais peu fiables veilleurs de nuit, qui seront bientôt discrédités et remplacés par une vraie police, en 1829…

Et puis il y a des détails curieux, mentionnés au passage, mais qui soulèvent plus de questions qu’ils n’en résolvent.

Ainsi, les auteurs reproduisent d’après un procès-verbal la déposition d’un homme qui serait bientôt le principal suspect (très probablement à tort, mais passons.) Il s’agit d’un marin désargenté, qui boîte d’une jambe et cherche un chirurgien pour y faire quelque chose. Comme il l’explique au magistrat qui l’interroge, il est allé ce jour-là chez un chirurgien, mais les tarifs étaient trop élevés pour lui. Alors il est reparti en quête d’une « femme chirurgien » (« female chirurgeon », dans le texte) en espérant que ce serait moins cher.

Ni le compte-rendu d’époque, ni les auteurs du livre ne commentent sur cette mention de femmes pratiquant la chirurgie, ni sur le fait qu’un homme du début du XIXe siècle ne voit rien de bizarre à demander les services de l’une d’elles. Était-ce une réalité quotidienne banale ? Ces « female chirurgeons » étaient-elles des rebouteuses traditionnelles ? Des sages-femmes qui étendaient leur répertoire à d’autres interventions, y compris pour les hommes ? Ou bien des épouses et assistantes de chirurgiens en titre, qui en venaient à voir elles-mêmes des clients ? Une chose est sûre : il n’y avait pas d’études médicales pour elles. (Seules les sages-femmes ont commencé à avoir des écoles professionnelles, du moins en France, vers la fin du XVIIIe siècle.) Mais il y avait manifestement une clientèle pour qui le prix demandé par un chirurgien ordinaire était trop élevé, et qui ne voyait pas d’inconvénients à se confier à une femme à la place. N’ayant pas de diplômes, ni de société professionnelle pour l’appuyer, la « chirurgienne » ne pouvait demander autant que les hommes de l’art.

Un peu mystérieux ! Mais cela apporte de l’eau à mon moulin, ou plutôt à mon roman. Est-ce qu’il y aura une « femme chirurgien » dans l’histoire ? Je ne vais pas rater ça ! Reste à imaginer le contexte précis, la trajectoire humaine qui a conduit à cette situation… Mais justement : c’est ça le travail de la romancière. Imaginer, mettre en scène, mettre de la chair sur les mots.

N. B. Pour ceux que cette période intéresse, je ne peux que recommander aussi What Jane Austen Ate And Charles Dickens Knew, de Daniel Pool, sur l’arrière-plan social et économique des grands romans anglais du XIXe siècle.

Hamlet, le Juge Ti, Emma ou le prophète Daniel, tous détectives ?

Tableau : "L'Innocence de Suzanne reconnue", par Valentin de Boulogne (Musée du Louvre).

Si vous avez raté ma série sur les précurseurs du roman policier à travers les âges et la littérature mondiale, je remets ici les liens vers les principaux articles :

1. Daniel, détective biblique : comment notre héros sauve la vie de la belle et innocente Suzanne en posant les bonnes questions ;

2. Les énigmes des Mille et Une Nuits : le vizir Djafar doit découvrir le meurtrier d’une mystérieuse inconnue ;

3. L’art de lire les indices, du Talmud à Serendip : où les traces d’un chameau, d’un cheval et d’une petite chienne permettent au héros de faire preuve de ses pouvoirs d’observation et de déduction, un motif littéraire repris du Talmud de Babylone dans le conte perse des Trois Princes de Serendip, puis par Voltaire dans Zadig et Umberto Eco dans Le Nom de la Rose ;

4. Détectives et mandarins sous les Ming : les diverses incarnations du Juge Ti et d’autres héros justiciers de la Chine impériale ;

5. Jeux d’énigmes avec Jane Austen : avant Poe, Emma est l’un des premiers, peut-être le premier, roman occidental moderne à intégrer une énigme que le public peut résoudre grâce aux indices disséminés au fil de l’intrigue ;

6. Ulysse détective, Pénélope aussi : le héros de l’Odyssée et sa fidèle épouse résolvent chacun à sa façon des énigmes, ce qui en fait la premier couple de détectives de la littérature ;

7. Hamlet mène l’enquête : dans la pièce, le prince de Danemark réussit à découvrir le meurtrier de son père, mais pas à le prouver au-delà de tout doute, ce qui est une fin typique de roman noir ;

8. Série Noire pour Œdipe : comment la pièce Œdipe roi de Sophocle s’est retrouvée publiée dans une collection de romans policiers, ce qui est parfaitement adapté quand on y songe.