Archives mensuelles : juillet 2021

Les gens heureux n’ont pas d’histoire, ou pourquoi on parle de « conflit » dans les manuels d’écriture

Gravure représentant un marécage en Italie, avec un homme dans une barque
Scène paisible en apparence, mais avec un ennemi bien réel : le paludisme, qui sévit dans les zones humides...

Je suis une grande fan d’Ursula Le Guin, comme on peut le voir en parcourant les archives de ce blog. Mais ça ne veut pas dire que je partage toutes ses opinions. Ainsi, il y a quelques citations d’elle qui flottent sur Internet, souvent sans contexte (entretien ? conférence ? essai ?) où elle conteste le fait que la notion de conflit soit considérée comme centrale dans les manuels d’écriture, et en général dans la conception que les auteurs anglo-saxons contemporains se font de leur métier.

Un exemple ici, que je traduis rapidement :

« Les manuels d’écriture modernistes font souvent la confusion entre histoire et conflit. Ce réductionnisme reflète une culture qui surévalue l’agression et la competition et cultive l’ignorance des autres options en matière de comportement. Aucun récit complexe ne peut être bâti sur ou réduit à un seul élément. Le conflit n’est qu’une possibilité. Il y a d’autres options, toutes aussi importantes dans une vie humaine, comme avoir une relation, trouver, perdre, porter, découvrir, se séparer, changer. Le changement est l’aspect universel de toutes les histoires. »

(Ursula K. Le Guin)

D’accord pour le changement comme élément universel des récits, mais pour le reste ? Je vois plusieurs problèmes.

Première remarque : les histoires que l’on choisit de raconter ne représentent qu’une partie de l’expérience humaine. On connaît le proverbe : « Les gens heureux n’ont pas d’histoire. » Même sans parler de conflit, s’il n’y a pas de problème à résoudre, d’obstacle à surmonter, d’expérience à acquérir, où est l’enjeu ? Et où est l’intérêt du récit ? Ce qu’on appelle en termes techniques la tension narrative : l’émotion induite chez le récepteur du récit (lecteur ou lectrice) par le fait d’attendre un dénouement.

Je ne suis pas la seule à le dire. Car, et ce sera ma deuxième remarque, quand on parle de conflit dans le cadre d’une intrigue de récit, on ne parle pas forcément d’un conflit littéral, d’une guerre entre des individus ou des nations. Voir par exemple ce qu’en dit Lionel Davoust :

« la notion de conflit en narration est le concept qui m’enthousiasme le plus à étudier et à transmettre. C’est bien loin de l’opposition binaire entre un « gentil et un méchant », et même de la notion qu’il faut « un bon adversaire » dans une histoire – plutôt une « bonne adversité » »

(Lionel Davoust)

L’adversité, en effet, est quelque chose d’universel, qui peut être un obstacle extérieur ou une faille intérieure. Mme Bovary est ainsi la victime de sa propre imagination, du décalage entre ses aspirations à un grand d’amour romantique et la réalité prosaïque de son ménage. Lizzie Bennett, dans Orgueil et préjugés, doit surmonter ses idées préconçues aussi bien que la hauteur aristocratique initiale de Mr Darcy. Même quand l’adversité est matérialisée par un obstacle extérieur, c’est loin d’être uniquement une question de combats ou de disputes. La nature, par exemple, fournit des obstacles sur une échelle grandiose. Depuis Robinson Crusoé jusqu’aux films catastrophes, en passant par les héros de Jack London, on fait des histoires extraordinaires avec pour « adversaire » la mer, le désert, la forêt, les volcans, la banquise, la faim, le climat, les maladies… Cela marche aussi avec les récits de voyage. Prenez les Méharées de Théodore Monod sur ses voyages au Sahara, ou l’œuvre d’Haroun Tazieff : dans son récit sur l’ascension du Nyiragongo, le vrai personnage, c’est le volcan.

Mais on préfère peut-être un récit au ras du quotidien, centré sur les joies et les peines des personnages ? L’adversité est là aussi : faire des rencontres, aimer, avoir des enfants, c’est se confronter à l’autre, devoir composer avec ses désirs, ses besoins, son sentiment de ce qui est vrai, juste, valable. Aimer, c’est prendre le risque de ne pas être aimé en retour. Parfois de devoir se séparer et de connaître le chagrin. Avoir des enfants, c’est se confronter au risque de ne pas être à la hauteur (ou du moins d’en avoir le sentiment) ; c’est aussi découvrir un jour que vos enfants vous voient comme un fossile, un étranger à peine encore vivant. On a tous des exemples en tête de conflits hélas tout à fait réels dans le couple ou entre parents et enfants.

Lionel Davoust fait très justement le lien entre tension narrative et tension dramatique, celle qui anime une scène de théâtre. Au risque de me répéter, je remets ici la référence à Beating the Story, de Robin D. Laws : le meilleur manuel pour expliquer ce qui fait la tension dramatique, et comment l’utiliser pour raconter des histoires. Non, le titre n’a rien à voir avec la violence, mais avec la notion de tempo, les beats (temps, mesure) au sens musical. Comment on organise une histoire autour de temps forts, qui sont soit des scènes d’action (résolution de problème, découverte, aussi bien que combat) et des scènes dramatiques, où deux personnages (ou plus) expriment l’un vers l’autre des demandes, qui peuvent être pratiques (« Papa, tu me prêtes les clefs de la voiture ? ») ou bien du registre des émotions (« Maman, dis-moi que tu m’aimes toujours ? »)

On pourrait multiplier les variations sur ces thèmes. Une histoire du quotidien avec un volcan en arrière-plan qui menace d’exploser ? (Coucou, les Derniers jours de Pompéi.) Une tension dramatique entre ce que le protagoniste croit savoir et ce que le lecteur sait qu’il va arriver ? (Diverses histoires de fantômes chinois, où le héros ne voit jamais venir la femme renarde ou revenante que le lecteur sait être inéluctable.) Une histoire où la tension consiste dans les différentes interprétations possibles d’un même récit ? Bienvenue chez Jorge Luis Borges.

On le voit, ce ne sont pas les possibilités qui manquent, et tout cela sans faire intervenir un conflit littéral. Et pourtant ce sont bien des conflits : entre les désirs de A et ceux de B, entre les désirs de A et la réalité, entre l’interprétation d’une même réalité par A et B… Je vous laisse explorer les autres possibilités.

Mon roman : cette fois on dirait que c’est sérieux

Couverture du roman "Du sang sur les dunes". Illustration : des bateaux à voile anciens, sur une mer démontée, et un bandeau rouge en haut et en bas.
Les bateaux arrivent au port

Il y a eu un faux départ au début du mois, mais cette fois, je crois que c’est la bonne : aussi bien Amazon que la Fnac, Cultura, etc., proposent désormais mon roman policier, Du sang sur les dunes (éditions du 81), en précommande, avec date de parution le 20 août. Donc un peu avant la rentrée. Croisons les doigts.

Fiction et complotisme : mon article dans Science et Pseudo-Sciences n°337 (revue de l’AFIS)

Couverture de la revue Science et Pseudo-sciences numéro 337. Gros  titre : "Complotisme, de quoi parle-t-on ?" Image : une main manipulant les fils d'une marionnette.
Si la réalité dépasse la fiction, c’est qu’elle s’en nourrit.

(Mise à jour du 13/02/2022 : l’article est désormais disponible en ligne.)

Bizarres, parfois comiques, souvent inquiétantes, on a tous entendu parlé au moins d’une des diverses théories du complot qui semblent proliférer sur Internet. Ce dossier de la revue Science & Pseudo-Sciences fait le point sur le phénomène du complotisme, avec des articles sur la nature des croyances, les styles de pensée qui les favorisent et les origines parfois cocasses de certains thèmes complotistes.

C’est sur ce dernier point que porte mon article : comment des œuvres de fiction, d’H. G. Wells aux X-Files, ont nourri la croyance à plusieurs grandes théories du complot des XXe et XXIe siècle, OVNIs, Reptiliens et QAnon inclus.

Un article court, mais où il y a de la matière. À commander sur le site de l’AFIS, l’Association française pour l’information scientifique.

(Aussi publié sur Substack.)

Content warning : quand l’avertissement est pire que son absence

Une tombe du Père Lachaise, en contre-plongée, éclairage dramatique.
Sombre affaire.

J’écoute beaucoup de podcasts en vaquant à diverses tâches, et il m’arrive donc d’entendre un peu de tout. Y compris de belles gaffes. Celle-ci est toute récente, et illustre l’une des raisons pour lesquelles je ne suis pas convaincue par les arguments de ceux qui veulent généraliser les « content warnings ».

Donc il s’agit d’un podcast plutôt sympa, qui aborde divers sujets de culture populaire. Je ne le citerai pas nommément, car le but n’est pas de désigner des fautifs, mais de comprendre d’où viennent les fautes. Au début d’un épisode, l’hôte lance un avertissement : « Attention, s’il y a des gens qui sont sensibles à tout ce qui touche aux agressions sexuelles, l’histoire qui va suivre mentionne cela brièvement, sans détails, mais tout de même, il s’agit d’agression sexuelle, donc n’hésitez pas à passer si ça vous pose problème. »

Ah bon ? Ok. Je poursuis mon écoute, et je réalise que l’anecdote ainsi présentée avec des pincettes n’a aucun contenu sensible, elle consiste seulement à mentionner : « Telle personne a subi dans le passé une agression sexuelle et en est restée traumatisée. » C’est littéralement tout. Ce n’est pas un récit de ce traumatisme, juste sa mention comme arrière-plan d’un personnage, dans les mêmes mots que l’avertissement en début de podcast.

Vous voyez le problème ? Au lieu de contribuer à faire baisser l’anxiété que peuvent légitimement éprouver les victimes d’abus sexuels devant la possibilité de tomber à l’improviste sur une description qui les replongerait dans le trauma, cet avertissement ne fait, au mieux, que pousser les gens à se mettre inutilement sur leurs gardes, et au pire amplifie le thème qui cause ces angoisses en le répétant deux fois.

Mais ce n’est pas tout. Dans la même émission, le même hôte poursuit avec l’histoire d’une personne dont la santé mentale se détériore au point qu’elle doit être hospitalisée, puis qu’elle fait une tentative de suicide. Pire, il balance sans précaution particulière la façon dont le mari de la femme hospitalisée apprend sa tentative de suicide alors qu’il s’occupait seul de leur enfant, lui lisant une histoire pour l’endormir, etc.  Encore une fois, vous voyez le problème ? Moi, oui. Il faut dire que j’ai dans ma famille proche des gens qui souffrent de troubles mentaux. Et que ma mère s’est suicidée dans un accès de dépression voilà un peu plus de dix ans. Ça sensibilise.

Bien sûr, la question n’est pas ici de mettre en concurrence les différentes sources de trauma. Ce qui compte, ce qu’on voudrait tous (normalement), c’est parvenir à plus d’empathie avec tous ceux et celles qui souffrent. Et faire ce qui est en notre pouvoir pour diminuer cette souffrance.

Mais si on veut plus d’empathie, on ne peut se contenter de cocher des cases sur une liste de choses dont il faut avertir le public, d’une part parce que ce n’est jamais à jour, mais aussi parce que ça ne donne pas une compréhension du problème. Ici, par exemple, notre podcasteur était informé du principe des CW (content warnings) et du fait que les traumatismes sexuels faisaient partie de ce dont on attendait de lui qu’il avertisse le public, mais il n’avait pas réfléchi à la façon de le faire, ni aux cas où cela pouvait être inopportun. Il n’avait pas non plus réfléchi au fait qu’il existe d’autres choses qui peuvent faire souffrir une partie de l’auditoire.

Écouter, réfléchir, se mettre à la place des gens, adapter son comportement en fonction de ce qu’on apprend : il n’y a pas de raccourci qui remplace ce cheminement, ni de cases à cocher pour en donner l’illusion.

(Publié aussi sur mon Substack.)