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La leçon de Stendhal pour faire aimer des personnages de roman

Dans le film tiré en 1948 du roman La Chartreuse de Parme, on découvre le héros, Fabrice, alors qu’il est déjà adulte et arrive à la cour de Parme. On ne connaît encore rien, forcément, de son histoire et de son caractère. On ne connaît rien non plus aux événements qui ont précédé, au climat de cette cour et de la période historique où se situe le roman. À peine si on croise en chemin une victime de l’arbitraire du prince qui règne sur le pays, et on voit Fabrice s’apitoyer un instant dessus. Ce n’est pas grand-chose. On ne sait rien non plus des liens entre lui et le principal personnage féminin, Gina Sanseverina. On risque même de prendre pour argent comptant la rumeur d’inceste à leur sujet.

Par contraste, Stendhal fait commencer son roman un an avant la naissance de Fabrice, lors de l’entrée de Bonaparte à Milan en 1796, lors de la première campagne d’Italie. Il nous fait découvrir le choc culturel de cette intrusion de la Révolution dans cette Italie dominée par des monarques héréditaires : Habsbourg à Milan, Bourbon à Naples… On découvre d’une part l’Italie par les yeux du jeune lieutenant Robert, brave mais impécunieux, et on découvre les Français par les yeux de la belle marquise Del Dongo et de sa jeune belle-sœur, Gina. On suit ensuite l’histoire de Fabrice, l’enfant qui naît de cette brève aventure, on comprend comment il est éduqué, pourquoi il a la tête farcie d’idées chevaleresques et de rêves de l’Empereur, mais aussi de notions ésotériques apprises auprès d’un brave prêtre féru d’astrologie… Puis on le suit, comme on sait, à Waterloo, et dans les précautions prises pour cacher cette escapade aux autorités. Bref on a acquis de la sympathie pour le personnage et on reste intéressé pour la suite de ses aventures.

C’est bien différent de l’effet produit par le film de Christian-Jaque. Malgré la qualité des acteurs (Gérard Philippe pour Fabrice, Maria Casarès en Sanseverina, Renée Faure pour la jeune Clélia), malgré les costumes, les décors, les cascades, on a du mal à entrer dans cette histoire d’intrigue de cour un peu tirée par les cheveux, au fond. Fabrice donne même un peu l’impression d’un benêt pas très brillant sur les bords, beau gosse mais c’est tout.

Surtout, l’arrière-plan politique du roman est évacué : l’irruption des idées égalitaires et républicaines, du sentiment national, et puis le souffle de l’épopée napoléonienne… Stendhal lui-même y avait participé, et il fait très bien passer ce contraste entre les façons surannées de la vieille Europe monarchiste et le monde héroïque dont rêve Fabrice. Il nous fait partager les craintes et les espoirs de chacun de ses personnages : d’abord je lieutenant Robert et la marquise, puis Gina, Fabrice, Clélia… Même Mosca, le sinistre chef de la police, est humanisé par son amour pour la Sanseverina.

Alors que si on prend les personnages après cette séquence formatrice, cette confrontation de deux visions du monde, on n’entre pas dans leur peau, on ne parvient pas à s’intéresser aux péripéties à travers lesquelles ils se débattent. Bref on sort assez vite de l’histoire et du film.

C’est peut-être pour cela que ce film n’est pas autant resté dans la mémoire autant que d’autres films de cape et d’épée de l’époque, Fanfan la Tulipe ou Le Capitaine Fracasse. Du moins c’est l’impression que cela donne. C’est beau, c’est spectaculaire, mais où est l’enjeu ? Pourquoi passer deux heures avec ces personnages ? J’ai eu du mal à terminer, en tout cas. Et ne me parlez pas de le revoir. Alors que le livre gagne au contraire à la relecture.

On a tendance aujourd’hui à donner aux écrivains débutants le conseil de couper les scènes inutiles, en particulier les longues introductions. Mais il y a aussi un risque à en mettre trop peu. Le début de l’histoire doit faire partie de l’histoire.

Et pour rendre un personnage intéressant, l’envoyer prendre des risques est excellent… Par exemple à Waterloo. Stendhal savait ce qu’il faisait.

Mort d’une Merveilleuse : portraits des personnages

Et vous, comment imaginez-vous les personnages d’un roman ? Certains auteurs s’inspirent d’acteurs pour visualiser leurs protagonistes, par exemple. Mais pour écrire Mort d’une Merveilleuse et Du sang sur les dunes, ma série policière historique, j’avais plutôt en tête des tableaux contemporains, ou quasi contemporains.

Ainsi, Manon, la « Merveilleuse » du titre, pourrait avoir été le modèle du Portrait d’Isabelle Porcel, de Goya (vers 1805).

Quant à mon héros récurrent, le capitaine Antoine Dargent, je l’ai trouvé dans ce portrait du peintre Antoine-Jean Gros (l’auteur notamment de Bonaparte au pont d’Arcole) par son collègue François Gérard (1790). Ici en civil, bien sûr.

Et puis il y a son ami (lui aussi personnage récurrent) Silvère Mareuil, qui a déjà en quelque sorte son portrait avec cette étude de Géricault pour le Radeau de la Méduse (1818). L’homme représenté s’appelle en réalité Joseph, né à Saint-Domingue vers 1793, et était un modèle noir plusieurs fois utilisé par des peintres français.

Enfin, vous ne trouvez pas que cette toile d’Angelica Kauffmann (Autoportrait, 1787) serait parfaite pour Mlle Desvignes ? Autre personnage qu’on retrouve d’un roman à l’autre, et qui est l’un de mes préférés !

Les histoires dont on réutilise le héros

En écrivant mon premier roman policier, Du sang sur les dunes, à l’été 2020, je savais que je commençais une série dont le personnage principal reviendrait dans d’autres ouvrages par la suite, et qu’il faudrait donc maintenir l’intérêt pour lui sur le long cours. Bref, j’avais décidé de mettre en scène un héros iconique, selon le terme proposé par l’auteur canadien Robin D. Laws pour désigner les héros de fiction récurrents dont la personnalité ne change pas au fil des aventures, tels que Sherlock Holmes, Miss Marple, Batman ou le Juge Ti.

Au contraire, ces personnages, tout comme les héros légendaires, les Hercule, Arthur ou Beowulf, changent le monde autour d’eux, chacun à leur façon. Hercule tuait des monstres, Miss Marple démasque des meurtriers, mais dans tous les cas ces héros et héroïnes exercent leurs talents en direction d’autrui, ils sont les agents du changement, pas ceux qui sont changés.

Mais alors comment donner à chaque épisode de la série un enjeu si on ne peut raconter l’évolution émotionnelle et/ou sociale du protagoniste, son passage (par exemple) de l’ignorance à l’expérience, sa découverte du grand amour ou au contraire sa grande désillusion ?

Par définition, on ne peut utiliser ce genre d’arcs narratifs pour un héros iconique. On peut faire ce que fait le plus souvent Hollywood, raconter l’origine du héros : la découverte par le jeune Arthur de sa destinée, la façon dont Batman a décidé de combattre le crime en solo, etc. Mais une fois que l’identité et le modus operandi du héros (ce que Robin D. Laws appelle son « ethos iconique ») établis, on ne peut en changer, pas plus qu’Hercule ne perd sa force entre deux aventures ou ne jette aux orties sa peau de lion et sa massue.

Or chaque roman a besoin d’un enjeu, d’un conflit central dans lequel les personnages se débattent. Pas nécessairement d’un affrontement physique : il peut s’agir de conflits de valeurs, de lutte émotionnelle, bref de toutes sortes d’interactions humaines, ou entre les personnages et leur environnement.

Je pense que j’ai réussi à trouver la solution pour Du sang sur les dunes, puis Mort d’une Merveilleuse (la suite des aventures du capitaine Dargent, à paraître le 8 septembre prochain). Sans modifier le caractère et les ressorts émotionnels du personnage lui-même, il y a plein de choses à faire avec le monde qui l’entoure : l’époque en question, la Révolution et l’époque napoléonienne, offre une riche matière ! Des enjeux politiques et militaires, bien sûr : la guerre fait rage avec la plupart des pays européens. Est-ce que mon protagoniste réussira à déjouer telle intrigue anglaise, ou tel complot royaliste ?

Et puis il y aussi des enjeux moraux : comment concilier des idéaux élevés, liberté, égalité, fraternité, avec la réalité des structures de pouvoir ? On verra qu’à diverses reprises, Antoine Dargent est confronté à ce genre de dilemme : il est censé obéir aux ordres, par exemple, mais que faire quand ces ordres sont injustes ? Ou bien à quel point accepter de s’engager dans une entreprise qui peut vous enrichir mais aussi vous rendre complice de choses pas très nettes… Et puis il y a la loyauté envers les amis et la famille, qui peut entrer en conflit avec d’autres loyautés, d’autres valeurs.

On en a vu un exemple dans Du sang sur les dunes, où Antoine aide un ancien camarade d’armes à échapper à la loi – mais il faut dire que cette loi est celle de Bonaparte renvoyant les Noirs à l’esclavage… Et Mort d’une Merveilleuse explorera d’autres dilemmes, émotionnels ceux-là. Car rien de tel qu’un amour à sens unique pour rendre la vie difficile à toutes les personnes concernées. Je n’en dis pas plus, je ne voudrais pas tout divulgâcher !

Mais au fait, est-ce que ce genre de héros à personnalité stable dans le temps ne risque pas d’être perçu comme trop simpliste, unidimensionnel ?

Nous sommes devenus assez sophistiqués en matière de consommation culturelle en ce XXIe siècle, et fans comme critiques ont pris l’habitude de se pencher sur la complexité des héros et héroïnes. Regardez les séries télévisées où chaque épisode a souvent deux ou plus intrigues parallèles, et où de plus chaque saison est sous-tendue par un grand arc narratif dans lequel les épisodes individuels viennent s’insérer et acquérir une nouvelle signification quand on a une vision globale de l’ensemble.

Prenez la série Dr House, par exemple : l’histoire du problème médical de chaque épisode (le « patient de la semaine ») vient s’entrelacer avec les démêlés du personnage principal avec ses collègues, sa patronne, son ex, ses parents, son addiction, les autorités… Il y a plusieurs arcs narratifs consacrés aux adjuvants médicaux qu’il prend pour ses douleurs chroniques, d’autres au sujet d’histoires d’amour avec leurs hauts et leurs bas, ou encore les rapports complexes de House avec l’establishment médical… On découvre peu à peu ses relations avec les autres, les bornes temporelles et émotionnelles de sa vie. Des facettes multiples qui enrichissent le personnage tout en lui permettant de conserver une personnalité cohérente : les problèmes de House avec les autres sont étroitement liés à ses névroses personnelles, ce qui fait qu’il ne résoudra au final ni les secondes, ni les premiers.

Bref, si le public est devenu plus sophistiqué, les auteurs le sont aussi.

Quand je me suis lancée dans la rédaction de Du sang sur les dunes, et même avant, quand l’idée de base a cristallisé dans mon esprit, j’ai commencé par explorer la personnalité et l’histoire de vie du protagoniste que j’avais choisi (ou plutôt qui, d’une certaine façon, s’est imposé à moi) : origines, milieu social, goûts et dégoûts… Je voulais que cette série de romans soit l’occasion d’explorer les transformations de la France et de l’Europe durant la Révolution et les guerres napoléoniennes. Mon protagoniste se retrouve donc jeté au milieu de ce bouillonnement, participant à certaines « journées révolutionnaires », s’engageant comme volontaire dans l’armée de la République, avec laquelle il se retrouvera à participer à des campagnes en Allemagne, aux Pays-Bas, en Italie… C’est d’ailleurs au retour de la campagne d’Italie que se déroule Mort d’une Merveilleuse, encore sous le Directoire, mais avec l’importance croissante d’un certain Napoléon Bonaparte dans les affaires du pays.

Il y aura d’autres épisodes pour envoyer Antoine Dargent en Angleterre (je viens de terminer ce roman-là !), en Espagne ou même, qui sait, dans les jeunes États-Unis. Et il y aura des aventures plus personnelles, liées à des relations familiales et personnelles qui ont chacune leur propre jeu de chausse-trappes, de pièges émotionnels et de conflits de loyauté pour mon héros. De quoi alimenter des romans autour d’un personnage qui reste fondamentalement le même mais est confronté à des défis chaque fois différents.

Qu’est-ce qu’un héros iconique, et comment en mettre dans votre fiction

« Le donjon du Temple vers 1795 ». Huile sur toile anonyme. Paris, musée Carnavalet.

Il y a quelques semaines, j’annonçais avoir terminé un roman policier situé sous la Révolution. C’est le deuxième d’une série commencée en juin 2020 et qui compte déjà un épisode situé en 1805, sous l’Empire. Le lien entre les deux, c’est mon détective, un héros récurrent, ou héros iconique pour reprendre le terme de Robin D. Laws dans son fascinant bouquin Beating the Story.

Pourquoi iconique ? Parce que la caractéristique principale de ce type de héros n’est pas tant son retour dans plusieurs histoires ou épisodes, que le fait qu’il ou elle ait des caractéristiques stables, qui ne changent pas substantiellement dans les diverses aventures où on les retrouve. Ainsi, Superman est toujours Superman, quel que soit son adversaire du moment : sa force, sa vitesse, son invulnérabilité, son costume bleu et rouge, mais aussi son sens moral et son optimisme.

Et ce n’est pas réservé aux super-héros : Miss Marple reste la même sur des dizaines de nouvelles et de romans : son œil d’aigle doublé d’une profonde compréhension de la nature humaine, sa délicatesse de vieille demoiselle bien élevée contrastant avec l’audace mentale de ses déductions.

Un héros ou une héroïne iconique a ainsi ce que R. D. Laws appelle un éthos iconique, un ensemble de caractéristiques englobant le caractère, l’apparence physique, l’histoire familiale et personnelle, qui font de ce personnage non seulement un justicier mais une certaine sorte de justicier : Superman utilise d’autres méthodes que Batman ou Wonder Woman, Miss Marple ne résout pas les énigmes de la même façon que Tuppence (héroïne de la série « Tommy & Tuppence », aussi par Agatha Christie) ou qu’Hercule Poirot.

Choisir un héros iconique n’est pas si évident dans un monde où « voyage du héros », « arc narratif » et « transformation dramatique » sont quasiment la loi du monde culturel. Les films de super-héros ont beau récolter des fortunes au box office, mais la seule chose qui semble intéresser Hollywood, c’est de les voir se développer et devenir ce qu’ils sont. D’où les multiples remakes des histoires d’origine de super-héros, d’où des histoires décevantes quand il s’agit de donner des aventures à un héros dont l’ethos iconique est bien établi.

Et pourtant, ces héros récurrents ou iconiques sont fréquent dans les différents genre populaires, aussi bien romans que BD, films ou séries télé. Presque toujours, il s’agit de redresseurs de torts, même si certains ont parfois un pied de l’autre côté de la loi, comme Rocambole ou Arsène Lupin. Leur métier d’origine importe peu puisqu’il y a dans le tas des détectives (à commencer par Sherlock Holmes) et des explorateurs (comme Indiana Jones), des médecins (Bones, Dr House, la bande dessinée Doc Justice) et des écolières (Nancy Drew, plus connue du public francophone sous le titre « Alice Détective »). Leur seul point commun est leur capacité à répéter à chaque aventure, avec de légères variations sur le thème de base, leur ethos iconique, bref à être ce que le public s’attend à retrouver en eux.

Miss Marple ne se lassera jamais d’observer ses voisins et d’additionner deux et deux. Indiana Jones est toujours prêt à payer de sa personne pour arracher des trésors archéologiques aux Nazis ou à des trafiquants divers. Hercule Poirot fera toujours confiance à ses petites cellules grises plus qu’à l’agitation des autres limiers. Le Dr Brennan, de la série Bones, procèdera toujours de façon froide et méthodique, même devant les scènes de crime les plus grotesques.

Et mon détective, alors ? Qu’a-t-il de particulier ?

Ma foi, je resterai discrète pour l’instant, vu que le tome 1 est chez l’éditeur… Mais il devrait voir le jour dans un délai raisonnable, et on verra alors à quel genre d’ethos iconique on a affaire. Je dirai juste une chose : la curiosité n’est ici pas un défaut, au contraire.

Y a-t-il des livres qui aident à écrire ? (III) Niveau méta, les histoires qui parlent d’écrire des histoires

Si vous chipez, chipez aux plus grands.

J’ai passé en revue les ouvrages de critique littéraire puis les manuels d’écriture qui m’ont inspirée peu ou prou à m’améliorer, ou du moins à évoluer en tant qu’auteure. Mais il y a une troisième source qu’on aurait tort d’ignorer. Ces livres-là ne font pas juste réfléchir, ils se lisent avec jubilation. C’est le moment de la jouer méta : les histoires qui parlent d’écrire des histoires.

Attention, je ne parle pas de toutes les bouquins dont un écrivain est le héros et où l’intrigue roule sur d’autres questions, sa vie amoureuse par exemple. Non, il faut que l’écriture soit au centre de la problématique.

Je pense à certaines nouvelles d’Isaac Asimov : « Auteur ! Auteur ! » (« Author! Author! », 1943, reprise dans le recueil Early Asimov, 1972, et en français dans Chrono-minets, 1977), où un auteur de romans policiers essaie de mettre fin à une série dont le héros, trop populaire, lui fait de l’ombre. Mais on est dans un univers fantastique où le héros de roman échappe à la page écrite pour rendre impossible la vie de son auteur. La solution viendra, en fin de compte, d’un nouveau recours de l’auteur (et de sa petite amie) à l’imagination, car qui peut vaincre un être de fiction sinon une autre créature du même univers ? Toute cette histoire est évidemment inspirée par Conan Doyle tentant de tuer Sherlock Holmes à Reichenbach.

Et puis il y a « Le doigt du singe », aussi d’Asimov (« The Monkey’s Finger », 1953, reprise en recueil dans Buy Jupiter and Other Stories, 1975, et en français dans Flûte, flûte et flûtes !, 1977) : un auteur de SF, double assez évident d’Asimov lui-même, se dispute avec son éditeur au sujet d’une nouvelle, et ils ont recours à un ordinateur de conception originale pour les départager. Au final, l’ordinateur donne raison à l’éditeur, mais l’auteur trouve moyen d’écrire ce qu’il veut quand même. Et on a exploré l’idée qu’il y a des règles en matière de fiction, oui, mais qu’on n’est pas obligé de les suivre si on a une meilleure idée.

Une autre nouvelle plus récente, « Cal » (1990, reprise dans Gold, 1995, en français Mais le Docteur est d’or, 1996), est plus directe et plus pédagogique, montrant un robot apprenant à écrire de la fiction, depuis de premiers essais infantiles jusqu’à une maîtrise aussi éblouissante que celle d’Asimov à son meilleur.

Mais je ne voudrais pas donner l’impression qu’il n’y a qu’un auteur qui la joue méta avec les conseils d’écriture. Si vous n’avez pas encore lu Le Contrat, de Donald E. Westlake (en V.O. The Hook, Mysterious Press, 2000), vous avez de la chance, il vous reste à le découvrir… L’histoire d’un écrivain qui a un roman mais pas d’éditeur, et à qui un autre écrivain, riche et célèbre, celui-là, mais en panne d’inspiration, fait une offre qu’il ne peut refuser. Suit un roman noir qui plonge dans d’étranges profondeurs de l’âme humaine et de la société, mais aussi, entrelacée dans tout ça, une véritable master-class d’écriture de roman. Élaboration de l’intrigue, des personnages, documentation, révisions, incorporation des suggestions de l’éditeur… C’est une vue de l’intérieur du travail de romancier, par un pro qui a quarante ans de métier au compteur.

Il me semble plus que justifié de méditer ce genre d’expérience, surtout quand elle vient au sein d’un roman qui l’illustre aussi bien que Le Contrat.

P. S. Oups. Encore une fois, j’ai oublié quelques influences importantes. Et même incontournables. Stephen King a plusieurs fois mis en scène dans ses romans des écrivains. Citons Sac d’Os (Bag of Bones, 1998), où le protagoniste se débat contre un cas particulièrement sévère d’angoisse de la page blanche. Mais bien sûr, l’exemple le plus extraordinaire est Misery (1987), l’histoire d’un auteur de romans populaires qui essaie de changer de registre et devenir un « vrai » écrivain, et se retrouve à la suite d’un accident sous la coupe de sa meilleure et pire fan, prête à tout pour l’obliger à reprendre sa série à l’eau de rose. Luttant désormais pour sa vie, il apprend à travers cette épreuve que les personnages de roman populaires ont une force et une vie qu’il n’aurait pas soupçonnée au départ, animés par la foi que les lecteurs mettent en eux.

Testé et approuvé : quatre façons de rendre votre protagoniste irrésistible

La quatrième risque de vous étonner… Non, je plaisante. Mais il existe vraiment quelques recettes simples pour rendre plus intéressante votre héroïne, ou votre héros plus aimable. Surtout, pas besoin d’en faire des personnages exceptionnels, de leur donner une intelligence hors normes, un physique de divinité de l’Olympe ou toute autre capacité surhumaine. C’est la façon de présenter les choses qui compte. (Bien sûr, si l’histoire que vous désirez raconter concerne une déesse avec 190 de QI et un don infaillible pour réussir les œufs en neige, allez-y, ce n’est pas moi qui vous mettrai des bâtons dans les roues.)

1) Qui dit protagoniste dit action. Votre protagoniste sera d’autant plus intéressant et crédible qu’on le ou la verra agir, et en particulier faire des choix. Ce n’est pas moi qui le dit, ce sont les professionnels de Writing Excuses, le podcast bien connu. Vivant de leur plume, ses intervenants ont une idée très claire de ce qui marche, ou pas, auprès du public. Et pour la plupart des récits de fiction, en particulier de genres (SF, fantasy, polar, etc.), cela veut dire un ou une protagoniste qui agit par lui ou elle-même. C’est aussi la recette martelée par les manuels d’écriture à l’usage des scénaristes : au début de l’intrigue, il faut une scène où le héros ou l’héroïne choisit d’entrer dans l’aventure. (Exemple : Save The Cat! de Blake Snyder, que j’ai déjà cité ici.)

2) En butte à l’adversité, notre protagoniste suscite l’émotion. Là aussi, c’est d’une simplicité biblique. Pour rendre un personnage plus touchant, rien de tel que de le montrer en proie au danger, aux persécutions, bref de le menacer sur le plan physique, psychique, ou à travers ses proches… Les humains sont des animaux sociaux, et les lecteurs et lectrices ne font pas exception : quand nous voyons des malheureux dans une histoire, notre émotion s’attache à eux ! C’est une technique particulièrement utile si votre protagoniste n’est pas très aimable au départ. Un exemple quasi parfait se trouve au début du roman (je ne parle pas ici du film) Le Capitaine Blood, de Rafael Sabatini. Le personnage titre est un misanthrope arrogant et peu sympathique. Mais le voir arrêté injustement, condamné et diversement maltraité fait vite basculer la sympathie du public !

3) L’amour est contagieux. S’il n’y a pas de méchants à l’horizon pour rendre la vie difficile au protagoniste, il est toujours possible de jouer la carte de l’émotion en mettant en scène l’amour et l’admiration que d’autres personnages ont pour lui ou pour elle. Regardez la série à (hyper) succès Harry Potter : au début du premier tome, on découvre le jeune Harry à travers les divers sorciers et sorcières qui s’émerveillent qu’il ait survécu à l’attaque de Voldemort, le saluent comme le héros de la prophétie, lui souhaitent longue vie, etc. Ce n’est pas juste le danger évité qui nous émeut à propos de Harry, c’est de voir tous ces gens émus pour lui.

4) Ça commence avec moi. Mais toutes ces recettes ne seraient pas d’une grande efficacité s’il n’y avait pas l’ingrédient magique, celui qui rend possible tous les autres : l’auteure doit croire à sa protagoniste. Si je n’aime pas moi-même un personnage, comment puis-je espérer le faire aimer au public ? C’est donc une question de choix. Il y a des histoires que je choisis de ne pas raconter, parce que je ne me sens pas de faire deux ou trois cents pages dans la peau de tel ou tel individu. J’aurais bien du mal, par exemple, à raconter une histoire du point de vue de Napoléon Bonaparte, car je n’aime guère le personnage. L’époque qu’il définit est passionnante, en revanche, et je suis en train d’en tirer un troisième roman… Mais du point de vue de divers autres personnages, pour qui j’ai plus de tendresse et aux destinées desquels je peux m’intéresser. C’est déjà un bon point de départ si on veut espérer les faire aimer aussi à autrui.

Et un roman terminé, un !

Napoléon sur la plage de Boulogne, avec son état-major, inspecte un chantier naval.
On aura reconnu ce promeneur-là…

Le temps passe à toute allure. Le roman policier historique que j’ai commencé le 1er juin, en me donnant quatre mois maximum pour en venir à bout, est déjà terminé. Oui, d’accord, c’est juste le premier jet… Mais si j’en juge par mes précédentes expériences, ça veut dire que le plus gros du travail est fait. Comme je commence par préparer le terrain pour la rédaction proprement dite avec des recherches pour réunir tous les matériaux, puis en fixant les grandes lignes d’un plan qui servira de canevas, le premier jet est en fait déjà du semi-fini.

Étape suivante : relecture détaillée pour rattraper les erreurs et oublis, mais surtout pour polir les rouages de l’intrigue et faire ressortir le thème central. Un roman policier, c’est une mécanique, et je dois m’assurer que la mienne a les boulons bien serrés.

Et puis il y a une question plus large : de quoi, au fond, parle ce livre ? En choisissant d’écrire un roman policier classique, avec un détective armateur à la Poirot ou Miss Marple, destiné à devenir un héros récurrent, je m’impose à la fois des limites et des passages obligés. La première question qui se pose, c’est celle de l’arc narratif : comme le héros ne change pas (si je veux le garder pour d’autres aventures), quel est le personnage ou groupe de personnages qui suit cette courbe de transformation ?

La réponse est venue en cours de rédaction, et m’a conduit à faire du cadre du récit (la France de Napoléon) un peu plus qu’un cadre, mais un personnage à part entière. Une solution classique, si on veut. Reste à présent, maintenant que je sais où je vais, modifier des détails ici et là pour renforcer ce thème. Ça devrait m’occuper pour quelques semaines.

Au final, je ne suis pas mécontente de moi. Si j’ai le courage, je posterai plus bientôt sur ces questions d’arcs narratifs et de héros récurrents.

Mes outils d’écriture (9) : N’imaginez pas, vérifiez. Puis imaginez !

Comment faire pour écrire un roman avec une importante matière historique ? Ou pour situer des scènes de façon crédible dans une ville que vous n’avez jamais visitée ? À quel point se renseigner sur la biographie de tel personnage réel qui va intervenir dans votre roman historique, ou sur l’arrière-plan socio-économique de votre univers de fiction ?

Il n’y a pas de réponse toute faite. Et surtout, il n’y a pas de solution miracle, pas de raccourci commode. Si on veut acquérir des connaissances sur un pays, une époque, un personnage historique, il faut en passer par une bonne dose de documentation.

Quelle dose ? Cela dépend du temps que vous pouvez y consacrer. Mais disons que lorsque j’ai décidé d’écrire un roman sur Hélène, mère de l’empereur Constantin, j’ai réorienté tout le temps que je consacrais d’ordinaire à des lectures distrayantes pour l’utiliser à lire des choses sur l’empire romain. Rassurez-vous : cela incluait des romans historiques situés à cette époque, afin de me rafraîchir les idées sur le genre lui-même. Car ce n’est pas tout d’amasser les matériaux bruts, encore faut-il avoir une idée de ce que d’autres ont déjà fait de ce côté-là. Ne pas réinventer la roue, tout ça.

Pour le roman que je suis actuellement en train d’écrire, et qui se situe à l’époque de la Révolution, la partie « lecture d’autres romans » a été étoffée, parce que la matière est abondante. Mais aussi parce que certains, écrits peu après, par des contemporains ou quasi-contemporains, apportent une dose condensée de détails vécus et de mentalité d’époque. Pensons à La Chartreuse de Parme de Stendhal, participant malgré lui à la geste napoléonienne. ou Les Blancs et les Bleus d’Alexandre Dumas père, où il s’appuie sur les souvenirs de son ami Charles Nodier, jeune témoin de la Terreur et du Directoire. Même Victor Hugo, écrivant Quatrevingt-Treize au début des années 1870, avait la ressource des récits de son propre père, qui avait fait les guerres de Vendée comme officier de l’armée républicaine.

Mais cela, ce sont les matériaux bruts. Ne l’oublions pas : c’est pour écrire un roman que l’on s’est embarqué, pas un essai historique ou sociologique. Du moins c’est ainsi que je m’embarque. Et cela veut dire qu’il faut passer à la deuxième étape : imaginer.

Mais pourquoi donc, me direz-vous ? Est-ce que je n’ai pas assez de matériau pour construire ce que je veux à partir d’éléments authentiques ? J’ai une chronologie détaillée, des récits et témoignages d’époque, un tableau politique fouillé, des analyses savantes sur les relations diplomatiques et la stratégie de la Ie République Française. Je me suis documentée sur l’économie de l’époque, encore bien fragile et dépendante des conditions météo. J’ai des détails sur les uniformes des différentes armées et sur les modes parisiennes de l’époque. Que reste-t-il à imaginer ?

Oh, c’est bien simple : à peu près tout.

Car si j’ai un compte-rendu au jour le jour des mouvements de l’armée de Sambre-et-Meuse, par exemple, cela ne me dit rien de la façon dont les personnages qui étaient plongés dans ces marches et ces combats les ont vécus. Pour certaines journées révolutionnaires, on peut avoir un détail des faits quasiment minute par minute, mais quelle signification pouvait y mettre tel personnage qui y participait ?

C’est là que l’auteure utilise la même technique que lorsque elle écrivait un roman de fantasy : s’arrêter et se mettre virtuellement à la place des personnages. Où se tient mon héroïne ? Que peut-elle voir, entendre, sentir autour d’elle ? Et ce qu’elle éprouve ainsi, est-ce quelque chose de banal, de quotidien, ou bien est-elle en train de réagir à une surprise (bonne ou mauvaise) ? Ces bois que l’on est en train de traverser, sont-ils sombres et pleins de menaces cachées, ou bien frais et reposants ? L’heure qui sonne à un clocher est-elle un son familier et rassurant, ou bien un signe agaçant de l’emprise ecclésiastique, du point de vue de révolutionnaires convaincus ? Ce bâtiment dont les recherches préalables m’ont appris l’existence, et qui a été démoli depuis, quel pouvait être son aspect en plein soleil, ou la nuit au clair de lune ? Est-ce que je peux m’avancer à évoquer la couleur de la pierre qui avait dû servir à sa construction, et qui est celle d’autres bâtiments du même endroit et de la même époque ?

Il y a tout un monde de possibilités. Parfois, les « petits faits vrais » puisés dans les mémoires et manuels historiques sont suggestifs, mais insuffisants en soi à faire de la matière littéraire.

Un exemple ? Je découvre au détour d’un paragraphe que tel général des guerres de la Révolution a fait une bonne partie de sa carrière en luttant contre la tuberculose, fléau endémique à l’époque dans tous les milieux. (Plusieurs membres de la famille proche de Louis XVI en sont morts.) Pas de précisions, cependant, juste la mention qu’il lui arrivait souvent de cracher le sang. C’était donc à moi d’imaginer une scène où ce problème se posait, et les réactions aussi bien du personnage que de son entourage. Est-ce que ses subordonnés ne vont pas être inquiets pour sa capacité à remplir son rôle ? Est-ce que la familiarité avec la maladie, jointe à un certain fatalisme, ne vont pas au contraire rendre plausible que personne, au fond, ne s’en inquiète trop ? Pour ce qui est du point de vue de l’intéressé, en revanche, je n’ai eu aucun mal à l’imaginer : vivre avec une maladie chronique est quelque chose que je connais, merci bien.

Cette focalisation sur le concret devient particulièrement importante quand il s’agit de mettre en scène des êtres aussi chargés de légende que Napoléon Bonaparte – qui, eh oui, est un des personnages du roman, mais pas le principal. Et cela peut permettre d’éviter un écueil fréquent des romans historiques : la page de manuel transcrite en dialogue. Or ces personnages historiques, quand ils étaient immergés dans la vie, dans le moment présent, n’étaient pas les statues de marbre dont la postérité tend à se souvenir. Ils avaient un rhume ou des maux d’estomac, ils subissaient les affres de l’ego et de la vanité (Napoléon prenait grand soin de ses cheveux, surtout quand ils ont commencé à se faire rares), leurs calculs pouvaient se révéler erronés, ou même ils faisaient des erreurs d’appréciation fatales. (Une telle erreur a failli faire perdre à Bonaparte la bataille de Marengo ; à Waterloo, une autre n’a pas été rattrapable.)

Ces faiblesses humaines ont parfois laissé des traces dans l’histoire. Le cas de Napoléon est extrêmement documenté ; pour Hélène, j’avais moins de matière. Mais c’est là que l’imagination et l’empathie entrent un scène : pour se représenter ce que peut ressentir le personnage dans ces circonstances, rien de tel que d’avoir soi-même éprouvé des blessures d’ego, des contrariétés, des chagrins, des épisodes où il a fallu se rétablir en catastrophe après un ratage…

Bref, d’être humain et d’avoir vécu. Quand Flaubert disait « Madame Bovary, c’est moi », il ne disait pas autre chose. C’est dans sa propre expérience qu’on peut trouver de quoi rendre un personnage vivant, parce que c’est une expérience humaine partagée, dans laquelle les lecteurs pourront entrer de plain pied.

Mes outils d’écriture : (8) Relire Agatha Christie

Cartes à jouer pendant une partie de bridge

Main du crime… selon Dame Agatha ! (Source : Wikimedia)

Il y a des romans que je peux relire dix fois, et toujours y trouver du grain à moudre pour mes méninges. Dans le cas de Cartes sur table, d’Agatha Christie, c’est moins l’intrigue qui me retient que la leçon d’écriture contenue dans ces modestes 240 pages.

L’idée du roman avait germé dans la tête de l’auteure, semble-t-il, lors de précédentes aventures de son détective fétiche, le très cérébral Hercule Poirot :

« Imaginons quatre personnes autour d’une table de bridge et une cinquième, l’outsider, assise devant la cheminée. À la fin de la soirée, l’outsider est retrouvé mort. L’un des quatre joueurs s’est levé et l’a tué quand c’était son tour de faire le mort. Les trois autres, absorbés par la partie, n’ont rien vu. Voilà qui serait un crime pour vous ! Lequel des quatre l’a tué ? »

— Hercule Poirot au capitaine Hastings, A.B.C. contre Poirot

L’absence totale d’indices matériels, l’obligation de se pencher de très près sur la psychologie des personnages, telle que la révèle leur façon de jouer au bridge, donne à cette enquête une saveur et une tonalité bien particulière, même au sein de l’œuvre d’Agatha Christie. Poirot est au sommet de son art, et Christie aussi. Elle s’amuse même à mettre en scène un second détective, une certaine Ariadne Oliver, auteure de romans policiers, qui lui permet de se moquer gentiment d’elle-même – et des autres praticiens du genre !

C’est que la façon dont on mène l’enquête, dans un roman d’ Agatha Christie, et surtout la façon dont le limier raconte sa quête au public, ont beaucoup à voir avec la façon dont la romancière peut créer des personnages auxquels nous, lectrices et lecteurs, avons envie de croire.

Hercule Poirot, dans le petit extrait ci-dessus, l’illustre bien : sa démarche est avant tout narrative, elle consiste à prendre les personnages les uns après les autres et à suivre leurs faits et gestes, mais surtout leurs émotions. Qui est l’homme assassiné ? Quelles relations avait-il avec chacun des suspects ? Pourquoi pouvait-on le haïr ou le craindre ? Et qui, parmi les suspects, avait à la fois la motivation et les moyens, psychologiques autant que matériels, de tuer ?

Or ce sont des questions que toute personne qui écrit un roman pourrait reprendre à son compte : qu’est-ce qui motive tel personnage pour agir ou ne pas agir à tel moment ? Quels sont les ressorts de sa personnalité ? Quels traits de son caractère le rendent susceptible de tomber dans un piège, ou au contraire de le déjouer ? Et comment les rendre intelligibles au lecteur ?

Une des maximes énoncée par Hercule Poirot dans ce roman est que : « Tout le monde est capable de commettre un crime, mais pas nécessairement ce crime-là. » (Un autre des personnages fétiches de l’auteure, Miss Marple, dira à peu près la même chose à ce sujet.)

C’est ainsi que Poirot nous entraîne à sa suite dans un tableau psychologique des quatre principaux suspects, observant leurs réactions devant le stress d’une accusation, scrutant les mots qu’ils emploient, leurs goûts, leurs aversions, remontant dans leur passé aussi pour détecter de possibles crimes qu’ils auraient déjà commis… Et tout du long, c’est le travail de création des personnages qui est mis à nu : qui sont-ils, qu’est-ce qui les fait courir, quels sont leurs secrets coupables et les points de faiblesse de leur personnalité…

Un exercice auquel se livre Poirot est particulièrement éclairant : il demande à chacun des suspects, à son tour, de décrire la scène du crime, sans leur expliquer pourquoi. Mais à nous, via la discussion qu’il a ensuite avec des comparses, il explique que cela lui permet de voir par les yeux des suspects, de savoir ce qu’ils considèrent comme important ou au contraire négligeable, selon la façon dont ils en parlent. Ainsi, on voit qui parmi les suspects remarque des objets précieux dans le salon où a eu lieu le meurtre (ouvrant la question de la cupidité comme mobile), et qui au contraire ne s’intéresse nullement à ce bric à brac. Cela permet même à Poirot de distinguer, parmi deux dames en apparence aisées, laquelle est obligé de gagner sa vie comme demoiselle de compagnie : par exemple, elle remarque dans le salon les fleurs dont l’eau a besoin d’être changée, mais pas les autres vases.

Ces petits exercices permettent à Poirot de cerner la personnalité des suspects : l’une est surtout portée à voler, mais pourrait tuer pour éviter d’être découvert, dans un moment de panique ; un autre n’a été coupable que d’homicide involontaire ; un troisième est un assassin invétéré et sans scrupules, qui tue avec aplomb pour protéger sa surface sociale de notable respecté…

Bien sûr, ces « observations » de Poirot sont le versant fictionnel du travail de création de personnages auquel se livre la romancière afin que nous, le public, ayions l’impression de voir de vrais êtres vivants évoluer devant nos yeux, pas des silhouettes de carton interchangeables pour les besoins de l’intrigue. Chacun a un passé, des passions, des faiblesses, que l’on va découvrir peu à peu au fil des interactions des uns et des autres. Ils agissent pour des motifs bien précis – et même si ce n’est pas toujours clair dans la tête du personnage, il faut que ce le soit pour l’auteur !

Bref, on pourrait paraphraser ainsi la formule de l’homme aux « petites cellules grises » : Tous les personnages de roman sont capables d’agir, mais pas nécessairement d’agir de cette façon-là.

Et quand la vraisemblance psychologique est en défaut parce que vous avez poussé un personnage, pour les besoins de l’intrigue, plus loin qu’il ou elle ne l’aurait osé, il y a de grandes chances pour que ce soit l’intrigue qui ait tort. La demoiselle de compagnie timorée qui escamote les bijoux de sa riche patronne puis l’empoisonne en douce en remplaçant le contenu d’une bouteille de sirop, n’est pas capable de commettre le même genre de crime qu’un homme qui va tranquillement planter un poignard dans le cœur de son ennemi, au milieu d’un salon, en profitant de ce que tous le monde et absorbé par le bridge, puis revient prendre son tour aux cartes comme si de rien n’avait été. Et si l’intrigue nécessite le second type de crime, alors, de deux choses l’une : ou bien il faut changer de personnage. Ou bien il faut changer l’intrigue.

Mes outils d’écriture : (7) Écrire l’autre, écrire autrement

Photo d'un collage sur un mur : deux bombes aérosols avec les mots :

En couleurs, en noir et blanc. (Paris, rue de Clignancourt, 18e.)

Écrire de la fiction, c’est créer avant tout des personnages. Balzac parlait de « faire concurrence à l’état-civil », et dans son cas, la quantité au moins était au rendez-vous. Il travaillait ses personnages en artisan, n’oubliant pas de peindre les défauts physiques (la fameuse loupe de M. Grandet) aussi bien que les tics et faiblesses morales. Cela créait un puissant effet de réel, qui a par la suite été critiqué voire tourné en ridicule par la génération du Nouveau Roman. (Lisez L’Ère du soupçon, de Nathalie Sarraute. Ce n’est pas une lecture confortable si on commence tout juste à écrire, mais cela ouvre des réflexions qu’il sera indispensable, un jour, d’entamer si on veut écrire autrement qu’en dilettante.)

Depuis Balzac, les séries télé ont détrôné le roman-feuilleton paru dans la presse, mais le poids économique de la fiction n’a fait que s’accroître. Notre XXIe est celui de Hollywood, mais aussi de Netflix et des jeux vidéos. Le public est plus vaste, il est aussi plus varié, en termes socio-économiques aussi bien que culturels et ethniques.

C’est là que certains créateurs deviennent nerveux.

« Mais comment faire pour écrire un personnage qui n’est pas comme moi ? » En gros, comment écrire des personnages féminins si on est un homme, et réciproquement, ou des non-Européens, ou LGBT, ou des personnages ayant un handicap…

C’est le genre d’interrogation récurrente sur les forums et les réseaux sociaux. Des auteurs installés sont sollicités pour guider les petits nouveaux et leur éviter de se vautrer sur l’écueil de la « diversité ». La plupart des réponses tournent autour de : « Ben, il n’y a pas de solution miracle, alors faites de votre mieux. Mais faites gaffe, vous faites partie des dominants, alors vous êtes sûrement bourrés de clichés sexistes, racistes, etc. »

J’exagère à peine. Les conseils que certains auteurs donnent sur leur blog ou leur podcast sont vraiment du type : « N’oubliez pas que tout le monde n’est pas un mâle blanc hétérosexuel comme vous ». (J’ai entendu la formule texto, mais laissons un voile pudique sur l’identité de son auteur. Nobody’s perfect.)

Bien sûr, on aura vu le problème : l’homogénéité, ici, est dans la tête de l’auteur qui donne les conseils, puisqu’il suppose tous les autres auteurs à son image…

Cela ne veut pas dire que les femmes ou les gens d’origine non-européenne soient forcément plus au clair là-dessus, me direz-vous. Pas faux. On échange souvent un jeu de clichés pour un autre. Ou pour les mêmes, mais sous un autre angle. Combien d’auteures de romans sentimentaux qui continuent à nous raconter la rencontre du Prince Charmant ? Combien de créateurs gays ou bi qui reprennent le cliché du séducteur impénitent « à voile et à vapeur », faisant d’un personnage bi un omnisexuel ? (Coucou, Russell T. Davies…)

Bref, il n’y a pas de formule miracle. D’ailleurs chercher une formule fait déjà sans doute partie du problème.

Car après tout, pourquoi chercher des règles différentes pour créer ces personnages ? Pourquoi les traiter comme des Autres si le but est d’en faire des spécimens d’humanité, avec leur individualité, leurs défauts et leurs points forts, etc. ?

Ici, comme souvent, on a intérêt à repartir de la base : comment créer un personnage crédible. Prendre un protagoniste féminin, par exemple, ne dispense pas de lui donner des caractéristiques individuelles bien spécifiques : ce n’est pas d’une femme ou fille générique que le roman ou la série a besoin, c’est de Untelle, l’héroïne ou anti-héroïne, qui a des talents et des points faibles bien à elle, qui a une histoire antérieure qui nous sera dévoilée ou non, mais qui influe sur son caractère et sa vision du monde… Bref, un personnage à part entière, qu’on inscrirait sans hésiter à l’état-civil.

Je réalise que j’ai, dans cette histoire de diversité, un certain avantage. Je coche plusieurs cases, avec une famille plutôt métissée, et surtout l’expérience d’avoir vécu dans un pays à majorité non-européenne. Et c’est une expérience importante que de faire partie d’une minorité visible, même une minorité privilégiée. Si je me demande ce que ressent un personnage qui n’a pas la même couleur de peau que la majorité des gens qui l’entourent, ce que cela fait de détoner et de se sentir hypervisible, je n’ai pas à chercher très loin.

Mais l’important reste de considérer tous les personnages comme dignes d’intérêt et de complexité. Et pour ça, il peut être bon de lever le nez des différences de catégories (genre, ethnicité, etc.) et de se centrer plutôt sur les caractéristiques personnelles : dons et points faibles, relations au sein de la famille, but que suit le personnage, etc.

Un exemple : dans mon deuxième roman, Helena Augusta, qui se passe à l’époque de l’empereur Constantin, j’ai décidé assez tôt de représenter la diversité du monde antique avec des personnages d’horizons divers : moines palestiniens, guerriers germains, marchands éthiopiens… Mais pour chacun de ces personnages, j’ai veillé à donner des goûts, des capacités et un destin qui n’était pas lié à leur origine. Ainsi, Eusèbe l’évêque solide et pondéré n’est pas identique à Nahum, petit moine illuminé. Et il y a deux jeunes Éthiopiens qui sont d’abord définis par leur relations (le frère et la sœur), par leur foi religieuse (convertis au christianisme) et par l’enthousiasme de leur jeunesse (qui leur fait courir des dangers et donc qui avance l’intrigue).

C’est là je pense qu’on touche un point important : il y a quelque chose d’universel dans l’expérience humaine, sur laquelle on peut s’appuyer pour décrire des personnages qui soient proches tout en étant différents. Nous avons tous fait l’expérience d’avoir été enfant, d’avoir connu la solitude et le rejet. Nous avons tous eu à compter sur un milieu social et familial qui nous enserre et nous étouffe autant qu’il peut nous soutenir. Nous avons tous eu de grands espoirs et de grandes déceptions. En fait, la plus grande différence qu’on puisse connaître est peut-être celle de l’âge : « Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait », comme dit l’adage.

Ce qui ne veut pas dire qu’on peut impunément négliger la recherche sur les éléments de différences de nos personages. Ayant décidé pour mon troisième roman de dépeindre une héroïne qui est aussi mère (une expérience que je n’ai pas eu et n’aurai jamais, merci), j’ai tout de suite vu que j’avais intérêt à m’inspirer de mères que j’ai connues. À commencer par la mienne. De la même façon, pour mes personnages éthiopiens cités plus haut, je me suis renseignée sur le royaume d’Axoum, qui était à l’époque l’une des puissances mondiales avec Rome et la Perse. C’est un arrière-plan non négligeable pour les relations entre ces personnages et les Romains.

Une fois ces bases assurées, on peut fignoler, vérifier notamment si on n’a pas donné dans l’un des clichés (pseudo) bienveillants qui sont aussi envahissants que les négatifs. Un exemple entre mille : le « magical negro » (littéralement, « nègre magique ») qui ne semble là que pour aider un protagoniste blanc, et souvent disparaît ou est tué une fois son rôle accompli. Je le cite parce que c’est le genre de cliché qui infiltre même des films anti-racistes comme The Green Book.

Ici, cependant, pas de raccourci non plus : connaître les genres littéraires et savoir où sont les écueils est indispensable. Une connaissance qu’on n’acquiert jamais si bien que par la fréquentation desdits genres. Et voilà une autre raison pour laquelle on conseille toujours aux auteurs, avant tout, de lire beaucoup : c’est l’apprentissage du métier. C’est aussi la cartographie du continent où vous vous proposez de fonder votre propre ville, château-fort, ou spatioport. Il faut savoir où sont les dragons.