Féminiser la langue ou ôter toute marque de genre ? Une tendance en français, une autre en anglais

Photo : sculpture d'un personnage avec des dizaines de bras, installation de l'Expo Persona au musée du Quai Branly.

Il n’y a plus beaucoup d’actrices à Hollywood. Pas en anglais, en tout cas : il est désormais d’usage de dire « actor » aussi bien pour Scarlett Johansson que pour Brad Pitt. Le mot « actress » n’est plus considéré comme approprié au XXIe siècle, surtout dans le monde post #MeToo.

La tendance est générale depuis quelques décennies en anglais, aussi bien aux USA qu’au Canada ou au Royaume-Uni. On ne dit pas fireman (pompier) mais firefighter, policeman (policier) mais police officer, entre autres noms de métier. À la télé, la personne qui présente le journal n’est plus appelée anchorman mais anchor (la personne qui sert de « point d’ancrage » au journal) tout court pour inclure à la fois les présentateurs et les présentatrices. À l’université ou dans les ONG, on ne parle plus de chairman pour la personne qui préside un département ou une association, qui en occupe le fauteuil de dirigeant, mais juste de chair.

La logique ici est de supprimer les termes genrés dans les titres et noms de métier, afin de ne pas véhiculer de stéréotypes sur les « métiers d’hommes » ou « métiers de femmes ». Bien sûr, c’est plus facile en anglais que dans les langues romanes comme le français, l’espagnol ou l’italien, où tous les noms communs ont un genre grammatical et où les adjectifs aussi s’accordent. En anglais, la plupart des substantifs sont de facto neutres. Pas d’accord en genre avec les adjectifs et pronoms non plus, sauf s’il s’agit d’une personne réelle, qui a forcément, elle, un genre biologique et social, pas juste grammatical.

En français, le neutre en tant que genre grammatical a disparu depuis des siècles, pour ne laisser que quelques vestiges : le nom commun gens, les pronoms on, ceci, ça

Et, pour compliquer les choses, on utilise des formes masculines avec fonction de neutre : quand on dit : « Les lecteurs ont adoré, » on parle aussi des lectrices, à moins de préciser : « Les lecteurs ont adoré, les lectrices étaient moins convaincues ». C’est un usage qui irrite beaucoup de féministes, mais quelle est l’alternative ? Alourdir les phrases en ajoutant systématiquement « il ou elle », « ceux et celles », « les candidats et les candidates », « les Françaises et les Français » ? Reconstruire un neutre à partir de zéro, en refaisant à l’envers des siècles d’évolution linguistique et littéraire ?

La « solution » proposée par les tenants de la graphie dite inclusive est tout aussi problématique. Elle consiste, si on regarde les choses de près, à accoler non pas les deux mots dans un doublet masculin/féminin, mais les deux terminaisons, parfois séparées par des points médians, parfois par des points ordinaires, des tirets ou des barres de fraction, parfois par rien du tout.

Exemples :

Tous/tes

Tou·te·s

Toustes

Oui, au bout d’un moment, forcément, ça pique les yeux.

Ne parlons même pas du problème pour les gens qui ont un handicap visuel ou des troubles dys, pour les étrangers qui apprennent le français avec ses règles complexes, ou tout simplement les 10% de nos concitoyens environ qui sont en situation d’illettrisme… Drôle de façon de faire de l’inclusion, quand on met, dans les faits, des bâtons dans les roues des gens qui ont le plus de mal avec l’écrit !

L’autre problème, avec ce système de double terminaison, c’est que les formes générées sont neutres, ce qui va en sens inverse de toute une évolution récente du français vers plus de présence du féminin : noms de métiers et titres féminisés, accord de proximité

Dommage. On commence à peine à dire « une auteure » ou « autrice » (mot que je n’aime guère, mais passons) depuis dix ou quinze ans, et déjà les militants les plus en pointe en sont à utiliser des mots-valises comme « auteurice », en se trompant en plus quand ils collent les deux terminaisons ensemble… (Qu’on y réfléchisse : il y a un r qui manque.) Vous avez dit ni fait ni à faire ? Oui, je crois qu’on peut le dire.

Revenons sur terre. Entre le conservatisme maximal de ceux qui voudraient figer la langue au temps de Vaugelas, et ces néologismes qui ensevelissent le féminin tout en prétendant le défendre, il y a quand même de la marge !

D’autant qu’il n’est pas strictement nécessaire de mettre du féminin dans tous les mots et toutes les phrases. Il y a un adage en linguistique : « Le mot chien n’aboie pas. » De même, le mot homme n’a pas d’organes sexuels. Et les êtres humains que nous sommes ont suffisamment de souplesse mentale pour penser au féminin quand il est mentionné une fois dans un paragraphe, idéalement vers le début, sans qu’il soit besoin de décliner « ·e·s » à chaque fois.

Je ne dis pas cela en l’air : il y a des recherches qui indiquent par exemple que les femmes présentes à des conférences universitaires ont tendance à moins poser de questions, sauf si les gens qui organisent le débat prennent l’initiative de donner la parole à l’une d’elles dès le début. Après, une fois la première impulsion donnée, les participantes ont moins de gêne à parler.

Bref, pour surmonter les inhibitions, des exemples positifs ponctuels sont efficaces. Pas besoin de refaire toute la plomberie de la langue.

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