Je suis en plein dans les corrections de Mort d’une Merveilleuse, mon prochain roman policier (à paraître aux Éditions du 81 en août 2022, bien sûr), et cela ne se passe pas trop mal. Je dois faire partie des rares auteurs qui ont presque plus de plaisir à réviser leur texte ! Mais c’est aussi l’occasion de se confronter à un regard extérieur, et de réaliser que même si je suis contente du texte, ce n’est pas une garantie de qualité.
Un point en particulier est délicat : l’humour. Rien de plus subjectif, donc rien de plus casse-gueule. Sans prétendre écrire de comédies, j’utilise assez souvent l’humour : plaisanteries entre les personnages pour détendre une situation difficile, commentaires ironiques par la voix du narrateur… Mais encore faut-il que cela fasse mouche auprès du public ! Et là, un retour de quelqu’un d’autre est indispensable. Cela peut être au stade de la béta-lecture, ou bien chez l’éditeur.
Ici, c’est l’éditrice qui m’a signalé par un point d’interrogation quelques plaisanteries que je croyais amusantes, mais qui visiblement ne passent pas. Tant pis : il n’y a plus qu’à trouver autre chose ! Car même si j’aime mes propres vannes, je suis consciente que les gens qui ne sont pas dans ma tête ne les comprennent pas forcément.
Il y avait notamment un gag qui nécessitait, pour marcher, que l’on connaisse un épisode de la vie des personnages qui devrait figurer dans un roman que je suis en train d’écrire, donc forcément qui n’est connu que de moi seule. Oups !
Cent fois sur le métier… On connaît la recette. Heureusement, il y a des professionnels de l’édition qui sont là pour vous aider à raccourcir le processus.
Courbées sur la glèbe : la condition de la plus grande partie de l’humanité jusqu’à très récemment. (« Désherbage du lin dans les Flandres », Émile Claus.)
Le plus difficile, quand on écrit un roman historique, ce n’est pas la vérification des faits matériels tels que les dates, les décors, les costumes, l’emploi du temps de Napoléon… Entre Wikipédia, Gallica et quelques ouvrages érudits sur la période considérée, on trouve vite son bonheur. (Oui, il y a même un éphéméride qui compile tous les déplacements de l’empereur des Français. Merci aux mordus qui ont épluché décrets, journaux, mémoires, correspondances et ordres du jour de 1769 à 1821.)
Ce qui est moins facile (j’en parlais ici l’an dernier), c’est de se replacer dans l’univers mental des gens de l’époque. Je l’ai éprouvé en écrivant Du sang sur les dunes, et encore plus avec Augusta Helena, qui évoque une période plus ancienne et où les gens pensaient parfois si différemment qu’il pourrait aussi bien s’agir d’un récit de science-fiction, au milieu d’extraterrestres humanoïdes.
Pour prendre un exemple extrême : les attitudes vis à vis de l’esclavage. C’était bien sûr un phénomène omniprésent dans l’Empire romain, mais les auteurs de romans policiers antiques sont souvent un peu embarrassés pour en parler, et prêtent plus ou moins à leurs personnages des sensibilités modernes. Je me souviens d’un roman de Steven Saylor où le héros décidait de n’avoir pas d’esclaves par principe. Très anachronique ! On aurait du mal à trouver ce genre d’idées dans la littérature de l’époque, où les auteurs qui nous semblent les plus « éclairés » ne condamnent pas l’esclavage mais souhaitent que les esclaves soient traités humainement. C’est l’attitude de divers philosophes mais aussi d’auteurs chrétiens tels que Saint Paul (dans l’Épître à Philémon). L’économie était d’ailleurs très dépendante du travail servile, bien plus que celle de l’Europe du XVIIIe siècle, qui utilisait cette main-d’œuvre uniquement aux colonies pour des productions lucratives (sucre, tabac) mais non essentielles. Alors que dans l’Antiquité, on employait des esclaves partout, aux champs, dans les mines, dans des ateliers, à la maison… Certains esclaves éduqués étaient secrétaires, comptables ou ingénieurs, et pouvaient espérer s’enrichir et donc acquérir leur liberté.
Autre différence avec l’Europe des Temps modernes ou même avec l’esclavage dans le monde islamique : il n’y avait pas de population ou catégorie désignée d’avance comme source d’esclaves. Tout peuple conquis pouvait être réduit en esclavage, ce fut le cas des Gaulois après la victoire de Jules César. Les populations révoltées aussi, à titre de repression : après la destruction du Temple de Jérusalem en 70, Titus a emmené captifs de nombreux Juifs. On pouvait aussi être réduit à l’état servile par décision de justice, comme punition, ou pour payer une dette. Des parents pauvres pouvaient vendre une partie de leurs enfants (ou les abandonner dans un lieu où ils seraient facilement trouvés par les marchands d’esclaves).
Tout cela fait un univers mental à la fois repoussant et fascinant. Le fait qu’il n’y avait pas de barrière raciale ou religieuse forte entre maîtres et esclaves rendait la chose plus familière, et donc peut-être aidait à fermer les yeux. L’idée que c’était la volonté des dieux, ou de Dieu, qui faisait de l’un un maître et l’autre un esclave, sans autre justification, était simple et imparable. Quand on justifie l’inégalité sur des caractères extérieurs (couleur de peau, religion…), on prête le flanc à un plaidoyer montrant que ce motif est injustifié. Mais qui peut contester la volonté divine ? Il faudra encore plusieurs siècles pour remettre en cause ce genre de raisonnement-là.
À Rome, donc, l’esclavage était un phénomène familier, omniprésent, et que très peu de gens critiquaient en tant que tel. Les philosophes cyniques étaient peut-être ceux qui allaient le plus loin, en arguant que les maîtres ne valaient pas mieux que les esclaves, et que tout ça n’était que conventions sociales hypocrites. On est loin de l’idée qu’il serait immoral en soi d’avoir des esclaves !
Comment utiliser cela dans un roman ? Je vais être honnête, je n’ai pas tout inventé. Je me suis largement inspirée d’un autre auteur de roman policiers historiques, John Maddox Roberts, dont la série SPQR est à la fois très bien documentée et très iconoclaste. Cela m’a donné un exemple de récit où le protagoniste reflète les valeurs de son temps sans en être complètement dupe. Et aussi de la façon dont les gens pouvaient s’arranger au jour le jour avec une institution foncièrement inhumaine. Dans ses romans, on voit le point de vue des maîtres, y compris la peur que suscitait la possibilité de révoltes serviles, mais aussi la façon dont les esclaves trouvaient des moyens d’améliorer leur sort, ou même simplement de se consoler en se moquant des maîtres derrière leur dos.
Toujours avoir plusieurs points de vue : c’est incontournable si on veut donner vie à un univers complexe, tel qu’une période historique. Vous connaissez maintenant l’ingrédient secret !