Archives mensuelles : Mai 2021

Ce que je n’aime pas voir dans un roman historique

Comment le passé voyait le passé : à la Renaissance, on peignait le monde biblique à la mode de la Renaissance.

J’ai des goûts assez éclectiques en matière de littérature, mais ça ne les empêche pas d’être tranchés. Ainsi, quand un roman historique ne parvient pas à m’embarquer dans son univers, ou pire quand quelque chose m’en éjecte en cours de lecture, je tends à ne pas donner une seconde chance à l’auteur. Désolée. Ou pas vraiment.

Mais au fait, quel genre de choses me sors de la lecture ?

D’abord, il y a les romans qui prétendent se passer dans l’Antiquité romaine, le Japon médiéval ou la France napoléonienne mais sont peuplés de gens du XXIe siècle avec des préoccupations du XXIe siècle. La raison première de lire des romans historiques, à mon sens, est de se dépayser. Il y a une très jolie citation de l’auteur britannique L. P. Hartley (1895-1972) : « The past is a foreign country; they do things differently there. » (Le passé est un pays différent ; les gens se conduisent différemment là-bas.)

Ce n’est pas juste que le passé était généralement plus brutal, la vie brève et pleine d’injustices et d’inégalités. C’est que la façon de voir le monde a évolué avec le temps, ainsi que la façon dont les gens se voyaient eux-mêmes, les valeurs qui leur servaient de points de repère, etc. Ainsi, l’idée d’avoir une vie privée, de protéger son intimité, s’est développée en Europe au cours du XVIIIe siècle. On voit apparaître de façon concomitante le mobilier qui permet cette intimité (la chaise percée étant désormais masquée dans un petit cabinet, nom qui est resté), les genres littéraires qui témoignent d’un souci de quant-à-soi (roman « sensible », de Clarisse Harlowe à La Nouvelle Héloïse, qui offre une plongée dans le for intérieur de l’héroïne) et des traités philosophique sur les droits de l’individu, y compris le droit au bonheur.

Autre chose dont on a du mal à se rendre compte aujourd’hui, c’est l’importance du calendrier agricole même pour la vie des citoyens. Il ne faut pas oublier qu’avant la Révolution industrielle, 80% de la population active travaillait aux champs (et cette population incluait une bonne partie des enfants, dès qu’ils étaient assez grands pour désherber ou effrayer les oiseaux). Même si le roman ne s’occupe pas d’agriculture, il faut qu’on sente ces réalités. Les aliments disponibles à telle ou telle partie de l’année, par exemple, ou les paysages traversés.

Mais il y a plus subtil : en lisant Balzac (Illusions perdues, 1837-43), on rencontre le petit fait suivant : de nombreuses loges de théâtre et d’opéra étaient disponibles de juin à septembre parce que leurs titulaires, riches propriétaires terriens, s’absentaient de Paris pour surveiller moissons et vendanges dans leurs domaines (Deuxième partie, « Un grand homme de province à Paris »).

C’est le genre de détail qu’on n’invente pas mais qu’on découvre par la fréquentation des sources, en particulier des sources primaires : la littérature et autres documents d’époque. Dans le cas de Balzac, ces sources ne sont pas difficiles à trouver. Et nous avons une chance formidable en ce début de XXIe siècle : l’Internet et l’énorme effort de numérisation des documents, tant par les universités et bibliothèques (merci Gallica !) que par des collectifs comme le Projet Gutemberg. Les ouvrages dans le domaine public sont disponibles en quelques clics, souvent dans un choix de formats variés (texte, PDF, etc.) ainsi qu’une vaste quantité d’œuvres graphiques, de documents techniques, et de photos de monuments ou sites d’intérêt historique.

Ainsi, durant la rédaction du roman policier historique dont j’ai récemment parlé ici, j’ai utilisé plusieurs sources primaires de ce genre, notamment un recueil de rapports de police à Paris sous le Directoire qui est une mine d’informations sur la vie quotidienne, en partie celle des gens du peuple, mais aussi ce qui se passe dans les théâtres, les cafés, partout où l’opinion se fait et où le gouvernement veut la contrôler.

Un autre avantage de se plonger dans les textes et autres documents d’époques, c’est de donner une idée de la façon dont parlaient et pensaient les gens, ou au moins d’éviter de faire parler et agir trop évidemment nos ancêtres comme s’ils étaient des contemporains. Pensons à toutes les expressions imagées que nous utilisons quotidiennement mais qui sont liées à des concepts ou des événements historiquement datés. Parler d’un « pays satellite » (comme on le faisait au temps de Napoléon) par exemple aurait été impossible avant la généralisation du modèle copernicien au XVIIe siècle. D’un autre côté, il y a des mots qu’on ne comprend plus ou qui ont changé de sens, et il suffit de quelques décennies pour être dans l’erreur. Ainsi, un mot d’argot bien connu, « daron », signifiait « patron » ou « bourgeois » au tout début du XIXe siècle ; mais il avait pris le sens de « père » au moment où Hugo écrivait Les Misérables.

Il y a bien d’autres façons de trahir le passé qu’on veut recréer dans l’espace d’un roman. Le vocabulaire, les décors ne sont qu’un début. Le plus dur, c’est de faire vivre, agir et penser des gens qui avaient un univers mental et des valeurs bien différentes de nous.

Un travers commun, à ce que je peux voir dans ce qui se publie, c’est de peupler un roman historique uniquement de gens hauts en couleurs, plus grands que natures, extraordinaires dans l’héroïsme ou la cruauté, voire extrêmes en tout, y compris le boire et le manger. Or même Alexandre Dumas n’avait qu’un Porthos ou une Milady de Winter par roman, et c’est le contraste qui rend ces personnages-là mémorables. S’il n’y avait eu que des personnages de ce calibre dans le roman, comment aurait-on pu les apprécier ?

Ce qu’on oublie aussi facilement à propos du passé, c’est que les gens y vivaient une vie quotidienne, et que c’est le fond du tableau sur lequel se détachent les grands événements, guerres, révolutions, épidémies. Et si on n’a pas au moins évoqué la vie ordinaire, on n’éprouvera pas la pleine force de ses bouleversements.

(Aussi publié sur Substack.)

Tout le monde aime les (romans) policiers

« Le donjon du Temple vers 1795 ». Huile sur toile anonyme. Paris, musée Carnavalet.

Je vais faire un aveu : quand je me suis lancée dans l’écriture de romans policiers, au printemps 2020, c’était dans un but commercial, ou du moins dans l’idée que ce serait plus aisé à publier que ce à quoi je m’était consacrée depuis trois ans, le roman historique. Ce dernier est hélas vu comme quelque chose de désuet, et peu d’éditeurs en publient régulièrement.

En revanche, le roman policier a une vitalité jamais démentie, à la fois en nombre de titres et en variété. Vous ne me croyez pas ? Faites le test du rayon de librairie ! Déjà, toutes les librairies, physiques ou en ligne, ont au moins une étagère de romans policiers. Et il y en a pour tous les goûts, du plus « cosy » au plus glauque, du plus brut au plus sophistiqué, avec des variantes proches du roman social ou du thriller technologique. Mieux encore, le roman policier historique est un genre tout à fait actuel.

Pourquoi un tel succès pour le roman policier ? Il s’est écrit des bibliothèques universitaires entières sur le sujet, un genre dans lequel je ne vais pas me lancer, rassurez-vous. Après tout, il n’est pas difficile de voir que le côté ludique du roman policier classique, type Agatha Christie, où l’on est invité à résoudre l’énigme avec le protagoniste, stimule les circuits dopaminergiques de récompense et de plaisir, ce qui conduit à vouloir répéter l’expérience. Il y a aussi le fait que le type d’intrigue de ces romans (meurtres, crimes sexuels, vols ou escroqueries à grande échelle, etc.) permettent de mettre le doigt dans toutes les plaies de la société, d’en explorer des aspects qui peuvent nous mettre mal à l’aise, mais qu’il est plus facile de contempler à travers la distance de sécurité d’un récit de fiction.

Mais il y a plus : quand on regarde la logique de l’intrigue la plus fréquente des romans policiers, la recherche d’un meurtrier, on retrouve un très ancien motif folklorique et même mythologique : le mort reconnaissant. (Oui, c’est ce que signifie Grateful Dead et c’est l’origine du nom du groupe.) Dans ces récits, le héros rencontre en chemin le cadavre d’un malheureux à qui on a refusé une sépulture, généralement parce qu’il était endetté. Le voyageur généreux paie les dettes et permet au mort de reposer en paix, puis reprend son chemin. Un peu plus tard, le voyageur reçoit à son tour l’aide d’un mystérieux étranger qui n’est autre que le mort sous forme spectrale. On connait ce motif dans diverses cultures.

Chez nous, c’est par exemple le conte « Jean de Calais », le roman de chevalerie anglais Sir Amadas ou encore « Le compagnon de voyage » d’H. C. Andersen. Il y a aussi des histoires où le mort est en peine à cause de quelque chose qu’il n’a pu terminer durant sa vie : dire à ses enfants où est caché le trésor qu’il leur destinait, par exemple. Et il y a la catégorie plus générale des devoirs envers les morts, motif important dans l’Iliade (la trêve pour les funérailles d’Hector), dans la tragédie d’Antigone évidemment, ou dans la Bible, le livre de Tobie.

Il n’est pas difficile de retrouver un tel schéma dans de nombreux romans policiers : retrouver le meurtrier et l’amener à la justice, c’est une façon de rendre service à la victime, qui sinon ne pourrait reposer en paix. Je ne suis probablement pas la première à faire cette observation, mais il se trouve qu’elle m’est venue au cours de l’écriture de mon deuxième roman policier. (Nota bene du 01/11/2023 : j’ai trouvé un article de Franck Thilliez qui énonce une thèse assez proche : la victime est le personnage central du roman policier, celui autour duquel tout s’articule, et dont il s’agit de raconter l’histoire.)

Car en effet, j’ai récidivé. Quand ça marche, pourquoi s’arrêter ? Il se trouve que je lis beaucoup de romans policiers, et beaucoup de romans historiques, j’ai donc « les codes », comme on dit. En juin dernier, je me suis mise à écrire un roman policier historique dans une période que je commençais à bien connaître : le Premier Empire. Et comme parmi ces codes du roman policier il y a l’idée de héros récurrent et de série de romans, j’ai délibérément choisi un détective iconique.

Résultat ? Vous allez bientôt pouvoir en juger vous-même, car le premier a été accepté par un éditeur. Pas mal pour un coup d’essai.

P.S. Le roman en question a été publié en septembre 2023 sous le titre Mort d’une Merveilleuse.

La science-fiction, les femmes et le progrès

Orientation morale, c’est par où ?

Le début de la sagesse, dit-on, est de savoir faire la différence entre les choses qui dépendent de nous et celles qui ne dépendent pas de nous, afin de concentrer nos efforts les premières et ne pas nous rendre malade au sujet des secondes. Cela pourrait aider en particulier après une crise, quand on découvre par exemple qu’une personnalité puissante et/ou respectée a eu un comportement détestable, voire criminel. Ce qu’a fait cette personne ne dépend pas de moi. Comment j’y réagit en revanche dépend totalement de moi.

Mais la clarté morale est rarement au rendez-vous des commentaires dans ce genre d’affaires. On voit au contraire des déclarations du type : « Pour un genre qui se veut tourné vers le progrès, la SF contient beaucoup de sexisme/racisme/X » comme s’il y avait un rapport…

Il y a là-dessous une double prémisse, doublement contestable :

  1. D’une part, cela présuppose que la SF serait forcément progressiste, ce qui est très douteux, surtout quand on voit l’importance des thèmes dystopiques dans ce domaine.
  2. D’autre part, même dans un climat d’optimisme en matière progrès technique, il n’y a pas nécessairement de lien avec le progrès social et moral ; il y a même des exemples historiques très clairs du contraire.

J’ai discuté un peu plus tôt comment les vagues d’optimisme et de pessimisme technologique ont fluctué au fil du temps dans la SF, avec une tendance vers la fin du XXe siècle à un triomphe du catastrophisme plutôt que du progressiste. Mais même avant cela, l’un des plus grands best-seller en français et classique du genre, Ravage, de René Barjavel, est quand même réactionnaire au plein sens du terme : réaction de rejet au progrès technique et à la modernité qui l’accompagne.

Quant au lien si vite fait entre progrès technique et progrès social, il faut vraiment ne pas connaître l’histoire contemporaine pour le croire automatique. Par exemple, on tend à l’oublier aujourd’hui, mais avant 1945, et en particulier avant le procès de Nuremberg qui a exposé à la fois les crimes des Nazis et les bases idéologiques du régime, l’eugénisme était un concept partagé par un grand nombre d’intellectuels, de scientifiques et de politiques du monde occidental. Je discute ce point dans mon article pour Science & Pseudo-Sciences d’avril 2021. Certaines pionnières de la lutte pour le droit des femmes à contrôler leur corps, par exemple, voyaient aussi l’accès à la contraception comme une façon de réduire le nom d’«indésirables» dans la société (pauvres, illettrés, etc.), ce qui montre que le féminisme n’est pas une protection automatique contre d’autres formes de préjugés.

Dans le cas de la science-fiction, on ne peut même pas qu’il y ait eu beaucoup de féminisme dans le corpus de textes, du moins récent. L’un des auteurs les plus influents des années 2000 est même plutôt du genre à faire vibrer la corde viriliste, et même virile hétéronormée. On comprend après cela que la phrase citée plus haut, sur la SF et le progrès, me frappe comme incroyablement à côté de la plaque.

Aussi publié sur mon Substack.

Mon article « La science-fiction peut-elle changer le monde ? » en ligne sur le site de l’AFIS

Couverture de la revue
Science & Pseudo-sciences n°335

J’avais mentionné ici un peu plus tôt la sortie du numéro 335 de Science & Pseudo-sciences, avec mon article sur l’influence de la science-fiction sur l’imagination du public, mais aussi des scientifiques eux-mêmes. Le voici en ligne en accès libre sur le site de l’AFIS. Merci à eux !

Posté également sur mon Substack.

Substack : début d’une nouvelle aventure

« Quand on a un vice, il faut le porter. » (J. Fiévée) Moi, c’est d’être geek.

Pas de panique, je ne déserte pas ce blog ! Mais il faut se rendre à l’évidence : c’est le trafic internet qui a déserté les blogues. Je vais donc franchir le pas et créer une présence sur ce nouveau support. Le principe est simple : on publie des articles sur Substack et le site génère automatiquement une lettre d’information (newsletter) pour avertir les abonnés de la parution d’une nouvelle mise à jour de leur auteure favorite. (J’espère bien.)

L’adresse à retenir : https://irenedelse.substack.com/ pour découvrir et s’abonner.

Qu’on se rassure, je n’abandonne pas le blogue, mais le contenu publié ici sera intégralement repris sur mon Substack… ou vice versa. Au plaisir de vous retrouver là- bas !