Archives mensuelles : septembre 2016

Vrai malaise et fausse pudeur

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Ma mère a porté un foulard pendant le plus clair de son existence. Enserrant étroitement la tête, noué sous le menton : une tenue qui n’avait rien à envier au hidjab moderne. Elle le mettait dès qu’elle sortait pour plus de temps qu’il n’en fallait pour aller à la boîte aux lettres. Mais au début des années 2000, avec la popularisation de ce qu’on nommait alors les « foulards islamiques », elle a fini par y renoncer. Elle devait faire face à trop de confusions.

Ma mère était catholique. Née dans la petite bourgeoisie de province, au milieu des années 40, elle avait grandi dans un climat formaliste, pétri de respectabilité – et de la peur du qu’en-dira-t-on. Une jeune fille bien ne sort pas « en cheveux » !

Elle ne m’a pas transmis un modèle très sain de rapport au corps, et c’est une litote. Ma mère ne portait pas de maquillage. Elle ne portait pas de pantalon ni de jupe courte. Elle ne s’est jamais fait teindre les cheveux, qu’elle portait d’ailleurs en chignon sévère, tout bardé d’épingles. Oh, ce n’est pas qu’elle fut une personne triste, sans fantaisie, au contraire… Elle avait un robuste sens de l’humour, un rire contagieux, et était toujours prête à s’intéresser à l’univers des enfants. Elle débordait de vie. Mais il y avait en elle quelque chose qui refusait férocement la légèreté quand elle pouvait avoir partie liée avec la féminité.

C’est une influence avec laquelle nous devons encore vivre, mes sœurs et moi, bien que nous soyons adultes et indépendantes. Et bien que ma mère, depuis six ans déjà, ne soit plus de ce monde.

Si j’examine les messages qu’elle nous envoyait, par l’exemple ou la parole, j’en retire ceci : être une femme n’était pas une chose qui se construirait peu à peu, non, c’est une réalité biologique et une loi de la nature. Presque une malédiction. On devenait femme au premier jour des règles, point. Le reste de l’adolescence était fait pour mûrir en vue du mariage et de la maternité, pas tant pour former sa personnalité. (C’est un domaine où ce que ma mère disait et la façon dont elle se comportait étaient en totale discordance. « On se marie si on veut, on a des enfants si on veut », disait-elle. Et elle approuvait la pilule et la loi Veil. Mais quand, à vingt-cinq ans, je ne donnais toujours pas signe de vouloir un jour me caser, ou de la faire grand-mère, elle ne m’a pas demandé si c’était pour moi un objectif dans la vie – elle m’a suggéré de passer par une agence matrimoniale. Bref, elle tenait pour acquis que c’était le comment qui me posait problème, pas le pourquoi.)

Être femme devait être difficile, de surcroît, car on devait y être entraînée dès le plus jeune âge. Et je ne parle pas de rose et de bleu : là-dessus, ma mère n’avait pas de goût pour les clichés de la mode. C’est bien un cas où elle rejoindrait les féministes modernes, mais pour d’autres raisons – le rejet des vêtements faits pour l’ostentation, pour participer au jeu de l’apprêt et de l’élégance !

Ma mère haïssait les magazines féminins, l’industrie de la mode, la publicité, etc. Mais dans le même élan, elle nous a fait porter des jupes, à mes sœurs et moi, « pour être des filles ». Je lui avais posé la question, à un moment – je devais avoir douze ou treize ans – et c’est là ce qu’elle m’avait répondu. Sans vêtements idoines, une fille… tourne mal ? N’est plus une fille ? Ne se respecte pas ? Je ne sais pas vraiment ce qu’était le fond de sa pensée. Toujours est-il que je n’ai jamais eu de pantalon, et encore moins de short, avant l’âge de 18 ans. L’âge où j’ai osé réclamer – et obtenir – de choisir mes vêtements.

J’étais l’aînée. Pour mes sœurs, une fois cette barrière sautée, les choses évoluèrent plus vite. Elles réussirent à imposer leur liberté de porter du maquillage. Était-ce les années 50 ? Non. Les années 80.

Alors, ne parlons pas de porter un bikini ! Ce n’est pas que mes parents l’auraient interdit, c’est plutôt que ma mère avait rejeté d’avance au rang de l’impensable tout autre maillot de bain qu’un une-pièce très sobre. Et s’en faisait une gloire : elle, au moins, ne jouait pas les aguicheuses sur la plage, elle portait un maillot pour nager, pas pour faire valoir son corps !

J’ai mis longtemps avant de réaliser qu’on n’était pas obligé de dédaigner son corps.

Il doit y avoir bien des familles, et dans bien des religions, pour nourrir ainsi leur filles au grain amer de la haine de soi. Mais ne nous leurrons pas sur une chose : les attitudes avec lesquelles on part conditionnent le résultat. Si ma famille n’avait pas été attachée aux mœurs du catholicisme traditionnel autant qu’à la foi, aurions-nous subi ce formatage insidieux ? C’est peu probable.

Les mouvements,nt socialement conservateurs se réfèrent souvent à la pudeur, cette pudeur des femmes qu’il faut protéger par des remparts de tissu. C’est très pervers. Ils s’emparent d’un sentiment personnel, individuel, et l’érigent en valeur sociale. C’est ainsi qu’on fabrique ce qu’on prétend représenter, et que les sentiments attendus viennent aux filles, sous l’apparence du naturel et de la spontanéité.

Pour être libre, encore faut-il avoir appris à penser sa liberté.