On gagne à écouter les retours de lecture, même si on n’est pas d’accord avec. C’est l’occasion de découvrir son texte avec d’autres yeux, ceux de gens qui ne connaissent pas l’histoire aussi bien que je la connais… Et qui donc ont besoin qu’on leur dise des choses qui peuvent me sembler évidentes à moi, l’auteure. Mais ne le sont pas pour eux.
J’ai déjà parlé de cet éditeur de revue de fantasy/fantastique qui m’avait conseillé de mettre plus de détails sanglants dans une nouvelle. En effet, mon texte, en l’état, péchait par l’insuffisance de matière : c’était plus un résumé qu’une histoire avec des personnages en chair et en os. En les faisant saigner (au propre comme au figuré), j’ai pu passer cet écueil. Et la nouvelle obtenue a été ma toute première publication professionnelle, payée. Pas mal.
Rebelote il y a à peu près deux ans, quand j’ai envoyé mon roman Du sang sur les dunes à des éditeurs. Assez rapidement, je reçois un courriel d’un éditeur (non, pas celui du 81, attendez la suite…) qui me remercie pour cet envoi mais regrette qu’il ne peut le publier tel quel.
Jusque là, rien que de banal. Mais il ajoute quelques remarques et suggestions, et indique que si je les intégrais au texte, il pourrait reconsidérer sa décision.
Gros remue-méninges de ma part. D’un côté, j’avais certes envie d’être publiée. De l’autre, cet éditeur ne faisait pas partie de mes préférés, pour diverses raisons. Je l’avais sélectionné parce qu’il publiait parfois des romans policiers historiques, mais ce n’était pas non plus sa spécialité. Bref ce ne serait pas non plus une grosse perte s’il disait non. Finalement, j’ai décidé de ne pas réécrire le texte dans le vague espoir de satisfaire cet éditeur. J’étais déjà engagée dans la rédaction d’un autre roman, de toute façon, et cela me semblait du temps mieux employé. J’ai donc répondu poliment, sans m’engager.
Mais j’ai tout de même réfléchi aux suggestions.
C’étaient pour l’essentiel des questions sur ce que le lecteur savait ou pas de mes personnages et de leurs motivations. Autour du protagoniste, notamment. Mais il y avait aussi une remarque qui m’a semblé au premier abord un peu absurde : il trouvait que ça manquait de femmes !
Sur le moment, je me suis demandé s’il avait lu en entier le manuscrit. Il y a en effet dans Du sang sur les dunes plusieurs personnages féminins bien distincts, dont deux jouent un rôle absolument clef. D’où pouvait provenir cette impression ? À force de réfléchir, et d’essayer de me mettre à la place du lecteur, j’ai fini par réaliser que ces personnages n’étaient pas présents au tout début du roman, mais qu’on les découvrait à partir du troisième chapitre environ.
J’avais déjà décidé que je ne réécrirais pas de fond en comble le roman, mais je pouvais ajuster certains éléments. Je me suis donc arrangée pour mentionner dès les premières pages les noms de quelques personnages féminins qu’on rencontrerait plus tard. Histoire de signaler à celui ou celle qui lit que ce roman contenait bien de tels personnages.
Même procédé pour les questions au sujet du héros : j’ai ajouté quelques lignes pour rendre plus claire sa position et les raisons qu’il avait de mener l’enquête. C’est cette version qui a été publiée aux Éditions du 81 en 2021. Et j’en suis plutôt contente.
(N.B. Ce billet, paru à l’origine en 2021, est resté l’un des plus populaire de ce blog. Je remets ici un petit coup de projecteur.)
Je suis une grande fan d’Ursula Le Guin, comme on peut le voir en parcourant les archives de ce blog. Mais ça ne veut pas dire que je partage toutes ses opinions. Ainsi, il y a quelques citations d’elle qui flottent sur Internet, souvent sans contexte (entretien ? conférence ? essai ?) où elle conteste le fait que la notion de conflit soit considérée comme centrale dans les manuels d’écriture, et en général dans la conception que les auteurs anglo-saxons contemporains se font de leur métier.
« Les manuels d’écriture modernistes font souvent la confusion entre histoire et conflit. Ce réductionnisme reflète une culture qui surévalue l’agression et la competition et cultive l’ignorance des autres options en matière de comportement. Aucun récit complexe ne peut être bâti sur ou réduit à un seul élément. Le conflit n’est qu’une possibilité. Il y a d’autres options, toutes aussi importantes dans une vie humaine, comme avoir une relation, trouver, perdre, porter, découvrir, se séparer, changer. Le changement est l’aspect universel de toutes les histoires. » (Ursula K. Le Guin)
D’accord pour le changement comme élément universel des récits, mais pour le reste ? Je vois plusieurs problèmes.
Première remarque : les histoires que l’on choisit de raconter ne représentent qu’une partie de l’expérience humaine. On connaît le proverbe : « Les gens heureux n’ont pas d’histoire. » Même sans parler de conflit, s’il n’y a pas de problème à résoudre, d’obstacle à surmonter, d’expérience à acquérir, où est l’enjeu ? Et où est l’intérêt du récit ? Ce qu’on appelle en termes techniques la tension narrative : l’émotion induite chez le récepteur du récit (lecteur ou lectrice) par le fait d’attendre un dénouement.
Je ne suis pas la seule à le dire. Car, et ce sera ma deuxième remarque, quand on parle de conflit dans le cadre d’une intrigue de récit, on ne parle pas forcément d’un conflit littéral, d’une guerre entre des individus ou des nations. Voir par exemple ce qu’en dit Lionel Davoust :
« la notion de conflit en narration est le concept qui m’enthousiasme le plus à étudier et à transmettre. C’est bien loin de l’opposition binaire entre un « gentil et un méchant », et même de la notion qu’il faut « un bon adversaire » dans une histoire – plutôt une « bonne adversité » » (Lionel Davoust)
L’adversité, en effet, est quelque chose d’universel, qui peut être un obstacle extérieur ou une faille intérieure. Mme Bovary est ainsi la victime de sa propre imagination, du décalage entre ses aspirations à un grand d’amour romantique et la réalité prosaïque de son ménage. Lizzie Bennett, dans Orgueil et préjugés, doit surmonter ses idées préconçues aussi bien que la hauteur aristocratique initiale de Mr Darcy. Même quand l’adversité est matérialisée par un obstacle extérieur, c’est loin d’être uniquement une question de combats ou de disputes. La nature, par exemple, fournit des obstacles sur une échelle grandiose. Depuis Robinson Crusoé jusqu’aux films catastrophes, en passant par les héros de Jack London, on fait des histoires extraordinaires avec pour « adversaire » la mer, le désert, la forêt, les volcans, la banquise, la faim, le climat, les maladies… Cela marche aussi avec les récits de voyage. Prenez les Méharées de Théodore Monod sur ses voyages au Sahara, ou l’œuvre d’Haroun Tazieff : dans son récit sur l’ascension du Nyiragongo, le vrai personnage, c’est le volcan.
Mais on préfère peut-être un récit au ras du quotidien, centré sur les joies et les peines des personnages ? L’adversité est là aussi : faire des rencontres, aimer, avoir des enfants, c’est se confronter à l’autre, devoir composer avec ses désirs, ses besoins, son sentiment de ce qui est vrai, juste, valable. Aimer, c’est prendre le risque de ne pas être aimé en retour. Parfois de devoir se séparer et de connaître le chagrin. Avoir des enfants, c’est se confronter au risque de ne pas être à la hauteur (ou du moins d’en avoir le sentiment) ; c’est aussi découvrir un jour que vos enfants vous voient comme un fossile, un étranger à peine encore vivant. On a tous des exemples en tête de conflits hélas tout à fait réels dans le couple ou entre parents et enfants.
Lionel Davoust fait très justement le lien entre tension narrative et tension dramatique, celle qui anime une scène de théâtre. Au risque de me répéter, je remets ici la référence à Beating the Story, de Robin D. Laws : le meilleur manuel pour expliquer ce qui fait la tension dramatique, et comment l’utiliser pour raconter des histoires. Non, le titre n’a rien à voir avec la violence, mais avec la notion de tempo, les beats (temps, mesure) au sens musical. Comment on organise une histoire autour de temps forts, qui sont soit des scènes d’action (résolution de problème, découverte, aussi bien que combat) et des scènes dramatiques, où deux personnages (ou plus) expriment l’un vers l’autre des demandes, qui peuvent être pratiques (« Papa, tu me prêtes les clefs de la voiture ? ») ou bien du registre des émotions (« Maman, dis-moi que tu m’aimes toujours ? »)
On pourrait multiplier les variations sur ces thèmes. Une histoire du quotidien avec un volcan en arrière-plan qui menace d’exploser ? (Coucou, les Derniers jours de Pompéi.) Une tension dramatique entre ce que le protagoniste croit savoir et ce que le lecteur sait qu’il va arriver ? (Diverses histoires de fantômes chinois, où le héros ne voit jamais venir la femme renarde ou revenante que le lecteur sait être inéluctable.) Une histoire où la tension consiste dans les différentes interprétations possibles d’un même récit ? Bienvenue chez Jorge Luis Borges.
On le voit, ce ne sont pas les possibilités qui manquent, et tout cela sans faire intervenir un conflit littéral. Et pourtant ce sont bien des conflits : entre les désirs de A et ceux de B, entre les désirs de A et la réalité, entre l’interprétation d’une même réalité par A et B… Je vous laisse explorer les autres possibilités.
Le mois dernier, j’ai enregistré un entretien avec l’animateur d’un podcast historique ; une très bonne expérience, soit dit en passant. Et dès que l’épisode sera en ligne, je vous ferai signe ici, bien entendu. Mais je peux déjà révéler que nous avons parlé d’Augusta Helena, mon roman policier historique situé au IVe siècle, sous Constantin.
Comme on discutait des personnages, et de la nécessité de gérer une vaste distribution, j’ai expliqué que mon but, en me mettant à écrire, était d’avoir des héros qui soient crédibles même indépendamment du cadre historique. Je ne voulais pas m’inscrire dans une logique de péplum, avec tous les clichés, raccourcis et rôles-types que cela implique. (J’avais quelques modèles bien précis en tête : Le Nom de la Rose, d’Umberto Eco, mais aussi Les Fosses carolines, le jubilatoire roman historique de Cavanna, et surtout la série de romans policiers antiques SPQR, de John Maddox Roberts, peu connus chez nous hélas.)
Des personnages qui soient crédibles, cela implique une certaine complexité. Gare aux silhouettes de carton pré-découpées, prêtes à jouer les figurants dans n’importe quelle « fresque historique » ! J’en ai parlé plus longuement ailleurs : la meilleure façon d’éviter les clichés, c’est de traiter chaque personnage comme un individu, un spécimen d’humanité avec son caractère, son passé, ses défauts et ses points forts…
C’est vrai aussi pour l’Antiquité, même si j’ai l’impression que les auteurs sont parfois hypnotisés par le chatoyant de surface de la toile historique, par l’exotisme agressif qui marque presque tous les aspects d’une société aussi différente de la nôtre, par certains aspects, qu’un récit de science-fiction. C’est particulièrement vrai pour l’époque de Constantin, un empereur qui reste dans l’histoire comme protecteur de l’église et consolidateur de l’empire, mais qui a aussi probablement fait assassiner un de ses fils pour des raisons de succession. Il se trouve que nous avons assez de textes de sa main pour entrevoir quelque chose de sa personnalité, ses goûts et dégoûts, sa façon d’argumenter en matière de politique comme de théologie. Bref, nous avons de quoi en faire un individu.
C’est moins évident pour sa mère Hélène, l’héroïne du roman. D’elle, on ne sait même pas la date de sa mort, ni son origine, ni sans doute son vrai nom. Mais on a des aperçus indirect, à travers les faits et gestes que l’histoire a enregistré : des actes officiels comme ce voyage en Orient vers 326, mais aussi sa relation avec Constantin, qui lui faisait manifestement pleinement confiance pour le représenter dans ces provinces lointaines. Et puis bien sûr, dans les nombreux blancs de l’histoire, on peut toujours broder. J’ai ainsi pas mal fait appel aux souvenirs de ma propre mère pour dépeindre Hélène : j’ai donné à l’impératrice quelque chose de son aspect physique, et surtout de sa foi profonde, mais qui n’excluait pas le bon sens.
Et cependant… Avouons-le : dans le cadre de ce roman, j’ai à plusieurs reprises et très consciemment « fait du péplum ». Je pense à l’épisode du combat de gladiateurs, par exemple, ou aux évocations de la gastronomie romaine, ou encore au personnage de Roxanna, la farouche « amazone » scythe.
C’est que les clichés ne sont pas juste des raccourcis mentaux, des images superficielles : ils ne deviennent tels que parce qu’ils sont tellement populaires, parce que c’est avec eux qu’est meublé notre imaginaire. En écrivant un roman historique antique, j’allais forcément me colleter avec la vaste littérature qui a précédé, sans compter les apports du cinéma, de la bédé… J’ai donc choisi d’aller aussi souvent que possible dans le sens du picaresque, du cliché repris et revisité. Sans faire de pastiche. Mais puisque le vécu authentique nous échappe (et il nous échappe forcément, le passé, selon l’expression bien connue, « est un pays étranger »), autant prendre les strates accumulées d’arts et de littérature, en faire la matière première du roman.
Pour le dire autrement, j’écris au XXIe siècle, et l’intertextualité fait pleinement partie de mes outils. Impossible d’y échapper… aussi je n’essaie pas ! Au contraire, on verra dans Augusta Helena comment j’ai utilisé les textes antérieurs, depuis la Bible jusqu’à Astérix, pour tisser une nouvelle tapisserie sur ces cartons antiques.
Je ne vais pas vous le cacher, je me suis remise à écrire un roman. Encore un roman noir historique, même. Il s’agira du 4e dans la série des aventures d’Antoine Dargent. Excusez du peu.
Mais au fait, à quel public est destiné ce livre ? Roman noir, roman policier, c’est un domaine fort vaste, après tout.
En guise de réponse, une petite anecdote. Courant 2019, alors que j’étais en pleine rédaction de mon roman historique Tous les Accidents, je participais à un groupe d’écriture où chacun lisait et commentait les travaux des autres. L’une des participantes m’a un jour demandé : « Mais dans ce roman, tu t’intéressesplus à la reconstitution historique, ou à la vie des personnages et à leurs relations ? » La réponse que j’ai faite alors, et que je pourrais redire à présent, fut : « Aux deux ! »
J’aime bien les romans historiques pour la plongée qu’ils offrent dans un monde différent, aussi étranger que bien des univers de science-fiction. Et en même temps, c’est un univers qui ne nous est pas tout à fait étranger, puisque nous en sommes issus. Ici, on parle de la France de 1805, quand Napoléon était déjà empereur et entretenait encore le rêve d’envahir l’Angleterre. La Révolution avait accouché d’une étrange monarchie qui ne disait pas son nom, le progrès scientifique était illustré par des inventions telles que le télégraphe optique, la vaccination, la machine à vapeur et les ballons captifs. Mais on continuait de dépendre de la météo pour les récoltes, et la France utilisait sa puissance militaire pour s’enrichir aux dépends de ses voisins, que soient les vaincus ou des alliés (Italie, Espagne, Hollande) à qui on réclame de lourdes contributions. Un monde plein de contrastes, où bien des aventures individuelles sont possibles.
D’un autre côté, j’aime bien suivre le cheminement émotionnel des personnages, les relations qu’ils entretiennent entre eux. Mon héros détective ici n’est pas seul, mais entouré d’amis et anciens camarades, de parents et connaissances… On a toute une petite galaxie d’individus, hommes et femmes, avec chacun leur passé, leurs désirs, leurs objectifs dans la vie ou leurs craintes pour le passé. Des parents s’inquiètent pour la santé de leur enfant, une jeune femme pour celle de son fiancé ; des militaires noirs essayent d’échapper aux mesures discriminatoires de l’Empire ; des armateurs tentent l’aventure en finançant des bateaux corsaires ; une ancienne cantinière conseille les collègues plus jeunes d’après son expérience ; un officier tente de sonder le cœur d’un camarade dont il est épris…
Et bien plus, avec des personnages apparus dans le roman Du sang sur les dunes. Et qu’on pourra retrouver bientôt, j’espère, dans les autres volumes de la série.
Je est une foule. (Expo Persona, Musée du Quai Branly, 2016)
[Vous avez dû voir passer cet article du Point sur Netflix et le ras-le-bol entraîné même chez les jeunes de la « génération Z », leur public de prédilection, par une approche de la diversité assez balourde, en mode « on coche les cases, on réfléchit ensuite ». J’ai pensé à faire un billet pour réagir, et puis je me suis souvenu que j’avais déjà abordé sérieusement la question en 2019, et qu’il n’y avait pas grand-chose à changer au texte. Le voici donc à nouveau.]
***
Écrire de la fiction, c’est créer avant tout des personnages. Balzac parlait de « faire concurrence à l’état-civil », et dans son cas, la quantité au moins était au rendez-vous. Il travaillait ses personnages en artisan, n’oubliant pas de peindre les défauts physiques (la fameuse loupe de M. Grandet) aussi bien que les tics et faiblesses morales. Cela créait un puissant effet de réel, qui a par la suite été critiqué voire tourné en ridicule par la génération du Nouveau Roman. (Lisez L’Ère du soupçon, de Nathalie Sarraute. Ce n’est pas une lecture confortable si on commence tout juste à écrire, mais cela ouvre des réflexions qu’il sera indispensable, un jour, d’entamer si on veut écrire autrement qu’en dilettante.)
Depuis Balzac, les séries télé ont détrôné le roman-feuilleton paru dans la presse, mais le poids économique de la fiction n’a fait que s’accroître. Notre XXIe est celui de Hollywood, mais aussi de Netflix et des jeux vidéos. Le public est plus vaste, il est aussi plus varié, en termes socio-économiques aussi bien que culturels et ethniques.
C’est là que certains créateurs deviennent nerveux.
« Mais comment faire pour écrire un personnage qui n’est pas comme moi ? » En gros, comment écrire des personnages féminins si on est un homme, et réciproquement, ou des non-Européens, ou LGBT, ou des personnages ayant un handicap…
C’est le genre d’interrogation récurrente sur les forums et les réseaux sociaux. Des auteurs installés sont sollicités pour guider les petits nouveaux et leur éviter de se vautrer sur l’écueil de la « diversité ». La plupart des réponses sont du genre : « Eh bien, il n’y a pas de solution miracle, alors faites de votre mieux. Mais attention vous faites partie des dominants, donc vous êtes sûrement bourrés de clichés sexistes, racistes, etc. »
J’exagère à peine. Les conseils que certains auteurs donnent sur leur blog ou leur podcast est vraiment du type : « N’oubliez pas que tout le monde n’est pas un mâle blanc hétérosexuel comme vous ». (J’ai entendu la formule texto, mais laissons un voile pudique sur l’identité de son auteur. Nobody’s perfect.)
Bien sûr, on aura vu le problème : l’homogénéité, ici, est dans la tête de l’auteur qui donne les conseils, puisqu’il suppose tous les autres auteurs à son image…
Cela ne veut pas dire que les femmes ou les gens d’origine non-européenne soient forcément plus au clair là-dessus, me direz-vous. Pas faux. On échange souvent un jeu de clichés pour un autre. Ou pour les mêmes, mais sous un autre angle. Combien d’auteures de romans sentimentaux qui continuent à nous resservir la rencontre du Prince Charmant ? Combien de créateurs gays ou bi qui reprennent le cliché du séducteur impénitent « à voile et à vapeur », faisant d’un personnage bi un omnisexuel ? (Coucou, Russell T. Davies…)
Bref, il n’y a pas de formule miracle. D’ailleurs chercher une formule fait déjà sans doute partie du problème.
Car après tout, pourquoi chercher des règles différentes pour créer ces personnages ? Pourquoi les traiter comme des Autres si le but est d’en faire des spécimens d’humanité, avec leur individualité, leurs défauts et leurs points forts, etc. ?
Ici, comme souvent, on a intérêt à repartir de la base : comment créer un personnage crédible. Prendre un protagoniste féminin, par exemple, ne dispense pas de lui donner des caractéristiques individuelles bien spécifiques : ce n’est pas d’une femme ou fille générique que le roman ou la série a besoin, c’est de Unetelle, l’héroïne ou anti-héroïne, qui a des talents et des points faibles bien à elle, qui a une histoire antérieure qui nous sera dévoilée ou non, mais qui influe sur son caractère et sa vision du monde… Bref, un personnage à part entière, qu’on inscrirait sans hésiter à l’état-civil.
Je réalise que j’ai, dans cette histoire de diversité, un certain avantage. Je coche plusieurs cases, avec une famille plutôt métissée, et surtout l’expérience d’avoir vécu dans un pays à majorité non-européenne. Et c’est une expérience importante que de faire partie d’une minorité visible, même une minorité privilégiée. Si je me demande ce que ressent un personnage qui n’a pas la même couleur de peau que la majorité des gens qui l’entourent, ce que cela fait de détoner et de se sentir hypervisible, je n’ai pas à chercher très loin.
Mais l’important reste de considérer tous les personnages comme dignes d’intérêt et de complexité. Et pour ça, il peut être bon de lever le nez des différences de catégories (genre, ethnicité, etc.) et de se centrer plutôt sur les caractéristiques personnelles : dons et points faibles, relations au sein de la famille, but que suit le personnage, etc.
Un exemple : dans mon deuxième roman, Augusta Helena, qui se passe à l’époque de l’empereur Constantin, j’ai décidé assez tôt de représenter la diversité du monde antique avec des personnages d’horizons divers : moines palestiniens, guerriers germains, marchands éthiopiens… Mais pour chacun de ces personnages, j’ai veillé à donner des goûts, des capacités et un destin qui n’était pas lié à leur origine. Ainsi, Eusèbe l’évêque solide et pondéré n’est pas identique à Nahum, petit moine illuminé. Et il y a deux jeunes Éthiopiens qui sont d’abord définis par leur relations (le frère et la sœur), par leur foi religieuse (convertis au christianisme) et par l’enthousiasme de leur jeunesse (qui leur fait courir des dangers et donc qui avance l’intrigue).
C’est là je pense qu’on touche un point important : il y a quelque chose d’universel dans l’expérience humaine, sur laquelle on peut s’appuyer pour décrire des personnages qui soient proches tout en étant différents. Nous avons tous fait l’expérience d’avoir été enfant, d’avoir connu la solitude et le rejet. Nous avons tous eu à compter sur un milieu social et familial qui nous enserre et nous étouffe autant qu’il peut nous soutenir. Nous avons tous eu de grands espoirs et de grandes déceptions. En fait, la plus grande différence qu’on puisse connaître est peut-être celle de l’âge : « Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait », comme dit l’adage.
Ce qui ne veut pas dire qu’on peut impunément négliger la recherche sur les éléments de différences de nos personages. Ayant décidé dans ce roman de dépeindre une héroïne qui est aussi mère (une expérience que je n’ai pas eu et n’aurai jamais, merci), j’ai tout de suite vu que j’avais intérêt à m’inspirer de mères que j’ai connues. À commencer par la mienne. De la même façon, pour mes personnages éthiopiens cités plus haut, je me suis renseignée sur le royaume d’Axoum, qui était à l’époque l’une des puissances mondiales avec Rome et la Perse. C’est un arrière-plan non négligeable pour les relations entre ces personnages et les Romains.
Une fois ces bases assurées, on peut fignoler, vérifier notamment si on n’a pas donné dans l’un des clichés (pseudo) bienveillants qui sont aussi envahissants que les négatifs. Un exemple entre mille : le « magical negro » (littéralement, « nègre magique ») qui ne semble là que pour aider un protagoniste blanc, et souvent disparaît ou est tué une fois son rôle accompli. Je le cite parce que c’est le genre de cliché qui infiltre même des films anti-racistes comme The Green Book.
Ici, cependant, pas de raccourci non plus : connaître les genres littéraires et savoir où sont les écueils est indispensable. Une connaissance qu’on n’acquiert jamais si bien que par la fréquentation desdits genres. Et voilà une autre raison pour laquelle on conseille toujours aux auteurs, avant tout, de lire beaucoup : c’est l’apprentissage du métier. C’est aussi la cartographie du continent où vous vous proposez de fonder votre propre ville, château-fort, ou spatioport. Il faut savoir où sont les dragons.
Publié le24 octobre 2019|Commentaires fermés sur Mes outils d’écriture (11) : L’homme en noir dans le coin du roman
Reposez-vous sur les livres des anciens
Reprise et prolongement d’un billet de luin 2016. J’avais alors un seul roman à mon actif, L’Héritier du Tigre. Dire que je suis en train d’en terminer un troisième… Certaines choses ne changent pas, toutefois, comme on verra.
Le concept de « l’homme en noir » (the man in black), ou « l’homme en noir dans le coin », provient du site personnel de Jane Fancher et de ses réflexions sur l’écriture, mais le terme lui-même a été créé par C.J. Cherryh.
Je traduis dans les grandes lignes :
« Dans l’écriture d’un roman, l’auteur rencontre souvent sur son chemin ce type de personnage : l’homme en noir, dans un coin de l’auberge, qui semble là simplement pour donner un coup de main ponctuel au héros. Mais avant longtemps, il aura fait changer l’intrigue de cap et menacera de coloniser tout le roman ! À ce moment, l’auteur n’a plus guère de choix : éliminer l’intrus, l’envoyer sur une autre trajectoire (c’est-à-dire lui consacrer une œuvre à part), ou céder à l’inévitable et lui abandonner le roman. » J. Fancher
Les exemples ne sont pas difficiles à trouver : Aragorn, dans Le Seigneur des Anneaux, que l’on voit apparaître littéralement comme un homme mystérieux habillé de couleurs sombres, dans le coin d’une auberge, en est l’archétype. Les carnets de J.R.R. Tolkien, publiés dans L’Histoire de la Terre du Milieu (édité par Christopher Tolkien) montrent bien que l’irruption de ce personnage et de tout l’arrière-plan qu’il implique (les Nûmenoriens, Gondor, Arwen…) n’étaient pas prémédités. Au départ, Frodo et ses amis devaient juste rencontrer un Hobbit (eh oui !) mystérieux, « Grand-Pas », qui les mettrait sur la voie pour l’étape suivante de leur voyage. Mais le personnage dépassa bientôt cette dimension utilitaire. Tolkien, sentant les possibilités de ce Grand-Pas, lui trouva un nom et une histoire plus épiques, et le monde du Seigneur des Anneaux, tout comme la trajectoire du roman, en fut changé.
Et moi, ai-je rencontré un jour cet « homme en noir », durant la rédaction de L’Héritier du Tigre ? Mais oui. D’où croyez-vous que vienne Tzennkald ? Lui aussi s’est imposé à petit bruit, pour devenir bien vite incontournable. Avec cependant une différence : je n’ai pas laissé le roman se réorganiser autour du nouveau-venu ! Mais la solution retenue a pu frustrer certains lecteurs.
Je n’en dis pas plus : le bouquin n’est plus édité, mais je ne désespère pas de lui donner une nouvelle vie, que ce soit en ligne ou sur papier. La suite peut-être ici bientôt.
Attention : un Homme en noir peut aussi bien être une femme. En écrivant les aventures d’Hélène, mon « Indiana Jane du IVe siècle », j’ai trouvé sur mon chemin une certaine mystérieuse jeune femme que je n’ai pas eu le cœur d’éloigner après qu’elle ait eu rempli le bref rôle qu’elle était censée jouer au début du récit. Le résultat est un roman plus long, mais aussi plus riche, je pense.
Et puis il y a le cas du roman que je suis en train de terminer, qui est aussi un roman historique, mais cette fois qui se déroule pendant la Révolution française et l’Empire. Retour à un homme, littéralement en noir pour certains épisodes, et dont la destinée croise à différentes reprises celle de mon héroïne, et qui me permet d’explorer d’autres facettes d’une époque complexe, dramatique, riche en personnages équivoques, ni tout blancs ni tout noirs. C’est je crois Siéyès qui, à la question : « Qu’avez-vous fait pendant la Révolution ? » répondait : « J’ai survécu. » Mon nouvel Homme en noir pourrait contresigner sans hésitation.
Main du crime… selon Dame Agatha ! (Source : Wikimedia)
Il y a des romans que je peux relire dix fois, et toujours y trouver du grain à moudre pour mes méninges. Dans le cas de Cartes sur table, d’Agatha Christie, c’est moins l’intrigue qui me retient que la leçon d’écriture contenue dans ces modestes 240 pages.
L’idée du roman avait germé dans la tête de l’auteure, semble-t-il, lors de précédentes aventures de son détective fétiche, le très cérébral Hercule Poirot :
« Imaginons quatre personnes autour d’une table de bridge et une cinquième, l’outsider, assise devant la cheminée. À la fin de la soirée, l’outsider est retrouvé mort. L’un des quatre joueurs s’est levé et l’a tué quand c’était son tour de faire le mort. Les trois autres, absorbés par la partie, n’ont rien vu. Voilà qui serait un crime pour vous ! Lequel des quatre l’a tué ? »
— Hercule Poirot au capitaine Hastings, A.B.C. contre Poirot
L’absence totale d’indices matériels, l’obligation de se pencher de très près sur la psychologie des personnages, telle que la révèle leur façon de jouer au bridge, donne à cette enquête une saveur et une tonalité bien particulière, même au sein de l’œuvre d’Agatha Christie. Poirot est au sommet de son art, et Christie aussi. Elle s’amuse même à mettre en scène un second détective, une certaine Ariadne Oliver, auteure de romans policiers, qui lui permet de se moquer gentiment d’elle-même – et des autres praticiens du genre !
C’est que la façon dont on mène l’enquête, dans un roman d’ Agatha Christie, et surtout la façon dont le limier raconte sa quête au public, ont beaucoup à voir avec la façon dont la romancière peut créer des personnages auxquels nous, lectrices et lecteurs, avons envie de croire.
Hercule Poirot, dans le petit extrait ci-dessus, l’illustre bien : sa démarche est avant tout narrative, elle consiste à prendre les personnages les uns après les autres et à suivre leurs faits et gestes, mais surtout leurs émotions. Qui est l’homme assassiné ? Quelles relations avait-il avec chacun des suspects ? Pourquoi pouvait-on le haïr ou le craindre ? Et qui, parmi les suspects, avait à la fois la motivation et les moyens, psychologiques autant que matériels, de tuer ?
Or ce sont des questions que toute personne qui écrit un roman pourrait reprendre à son compte : qu’est-ce qui motive tel personnage pour agir ou ne pas agir à tel moment ? Quels sont les ressorts de sa personnalité ? Quels traits de son caractère le rendent susceptible de tomber dans un piège, ou au contraire de le déjouer ? Et comment les rendre intelligibles au lecteur ?
Une des maximes énoncée par Hercule Poirot dans ce roman est que : « Tout le monde est capable de commettre un crime, mais pas nécessairement ce crime-là. » (Un autre des personnages fétiches de l’auteure, Miss Marple, dira à peu près la même chose à ce sujet.)
C’est ainsi que Poirot nous entraîne à sa suite dans un tableau psychologique des quatre principaux suspects, observant leurs réactions devant le stress d’une accusation, scrutant les mots qu’ils emploient, leurs goûts, leurs aversions, remontant dans leur passé aussi pour détecter de possibles crimes qu’ils auraient déjà commis… Et tout du long, c’est le travail de création des personnages qui est mis à nu : qui sont-ils, qu’est-ce qui les fait courir, quels sont leurs secrets coupables et les points de faiblesse de leur personnalité…
Un exercice auquel se livre Poirot est particulièrement éclairant : il demande à chacun des suspects, à son tour, de décrire la scène du crime, sans leur expliquer pourquoi. Mais à nous, via la discussion qu’il a ensuite avec des comparses, il explique que cela lui permet de voir par les yeux des suspects, de savoir ce qu’ils considèrent comme important ou au contraire négligeable, selon la façon dont ils en parlent. Ainsi, on voit qui parmi les suspects remarque des objets précieux dans le salon où a eu lieu le meurtre (ouvrant la question de la cupidité comme mobile), et qui au contraire ne s’intéresse nullement à ce bric à brac. Cela permet même à Poirot de distinguer, parmi deux dames en apparence aisées, laquelle est obligé de gagner sa vie comme demoiselle de compagnie : par exemple, elle remarque dans le salon les fleurs dont l’eau a besoin d’être changée, mais pas les autres vases.
Ces petits exercices permettent à Poirot de cerner la personnalité des suspects : l’une est surtout portée à voler, mais pourrait tuer pour éviter d’être découvert, dans un moment de panique ; un autre n’a été coupable que d’homicide involontaire ; un troisième est un assassin invétéré et sans scrupules, qui tue avec aplomb pour protéger sa surface sociale de notable respecté…
Bien sûr, ces « observations » de Poirot sont le versant fictionnel du travail de création de personnages auquel se livre la romancière afin que nous, le public, ayions l’impression de voir de vrais êtres vivants évoluer devant nos yeux, pas des silhouettes de carton interchangeables pour les besoins de l’intrigue. Chacun a un passé, des passions, des faiblesses, que l’on va découvrir peu à peu au fil des interactions des uns et des autres. Ils agissent pour des motifs bien précis – et même si ce n’est pas toujours clair dans la tête du personnage, il faut que ce le soit pour l’auteur !
Bref, on pourrait paraphraser ainsi la formule de l’homme aux « petites cellules grises » : Tous les personnages de roman sont capables d’agir, mais pas nécessairement d’agir de cette façon-là.
Et quand la vraisemblance psychologique est en défaut parce que vous avez poussé un personnage, pour les besoins de l’intrigue, plus loin qu’il ou elle ne l’aurait osé, il y a de grandes chances pour que ce soit l’intrigue qui ait tort. La demoiselle de compagnie timorée qui escamote les bijoux de sa riche patronne puis l’empoisonne en douce en remplaçant le contenu d’une bouteille de sirop, n’est pas capable de commettre le même genre de crime qu’un homme qui va tranquillement planter un poignard dans le cœur de son ennemi, au milieu d’un salon, en profitant de ce que tous le monde et absorbé par le bridge, puis revient prendre son tour aux cartes comme si de rien n’avait été. Et si l’intrigue nécessite le second type de crime, alors, de deux choses l’une : ou bien il faut changer de personnage. Ou bien il faut changer l’intrigue.
En couleurs, en noir et blanc. (Paris, rue de Clignancourt, 18e.)
Écrire de la fiction, c’est créer avant tout des personnages. Balzac parlait de « faire concurrence à l’état-civil », et dans son cas, la quantité au moins était au rendez-vous. Il travaillait ses personnages en artisan, n’oubliant pas de peindre les défauts physiques (la fameuse loupe de M. Grandet) aussi bien que les tics et faiblesses morales. Cela créait un puissant effet de réel, qui a par la suite été critiqué voire tourné en ridicule par la génération du Nouveau Roman. (Lisez L’Ère du soupçon, de Nathalie Sarraute. Ce n’est pas une lecture confortable si on commence tout juste à écrire, mais cela ouvre des réflexions qu’il sera indispensable, un jour, d’entamer si on veut écrire autrement qu’en dilettante.)
Depuis Balzac, les séries télé ont détrôné le roman-feuilleton paru dans la presse, mais le poids économique de la fiction n’a fait que s’accroître. Notre XXIe est celui de Hollywood, mais aussi de Netflix et des jeux vidéos. Le public est plus vaste, il est aussi plus varié, en termes socio-économiques aussi bien que culturels et ethniques.
C’est là que certains créateurs deviennent nerveux.
« Mais comment faire pour écrire un personnage qui n’est pas comme moi ? » En gros, comment écrire des personnages féminins si on est un homme, et réciproquement, ou des non-Européens, ou LGBT, ou des personnages ayant un handicap…
C’est le genre d’interrogation récurrente sur les forums et les réseaux sociaux. Des auteurs installés sont sollicités pour guider les petits nouveaux et leur éviter de se vautrer sur l’écueil de la « diversité ». La plupart des réponses tournent autour de : « Ben, il n’y a pas de solution miracle, alors faites de votre mieux. Mais faites gaffe, vous faites partie des dominants, alors vous êtes sûrement bourrés de clichés sexistes, racistes, etc. »
J’exagère à peine. Les conseils que certains auteurs donnent sur leur blog ou leur podcast sont vraiment du type : « N’oubliez pas que tout le monde n’est pas un mâle blanc hétérosexuel comme vous ». (J’ai entendu la formule texto, mais laissons un voile pudique sur l’identité de son auteur. Nobody’s perfect.)
Bien sûr, on aura vu le problème : l’homogénéité, ici, est dans la tête de l’auteur qui donne les conseils, puisqu’il suppose tous les autres auteurs à son image…
Cela ne veut pas dire que les femmes ou les gens d’origine non-européenne soient forcément plus au clair là-dessus, me direz-vous. Pas faux. On échange souvent un jeu de clichés pour un autre. Ou pour les mêmes, mais sous un autre angle. Combien d’auteures de romans sentimentaux qui continuent à nous raconter la rencontre du Prince Charmant ? Combien de créateurs gays ou bi qui reprennent le cliché du séducteur impénitent « à voile et à vapeur », faisant d’un personnage bi un omnisexuel ? (Coucou, Russell T. Davies…)
Bref, il n’y a pas de formule miracle. D’ailleurs chercher une formule fait déjà sans doute partie du problème.
Car après tout, pourquoi chercher des règles différentes pour créer ces personnages ? Pourquoi les traiter comme des Autres si le but est d’en faire des spécimens d’humanité, avec leur individualité, leurs défauts et leurs points forts, etc. ?
Ici, comme souvent, on a intérêt à repartir de la base : comment créer un personnage crédible. Prendre un protagoniste féminin, par exemple, ne dispense pas de lui donner des caractéristiques individuelles bien spécifiques : ce n’est pas d’une femme ou fille générique que le roman ou la série a besoin, c’est de Untelle, l’héroïne ou anti-héroïne, qui a des talents et des points faibles bien à elle, qui a une histoire antérieure qui nous sera dévoilée ou non, mais qui influe sur son caractère et sa vision du monde… Bref, un personnage à part entière, qu’on inscrirait sans hésiter à l’état-civil.
Je réalise que j’ai, dans cette histoire de diversité, un certain avantage. Je coche plusieurs cases, avec une famille plutôt métissée, et surtout l’expérience d’avoir vécu dans un pays à majorité non-européenne. Et c’est une expérience importante que de faire partie d’une minorité visible, même une minorité privilégiée. Si je me demande ce que ressent un personnage qui n’a pas la même couleur de peau que la majorité des gens qui l’entourent, ce que cela fait de détoner et de se sentir hypervisible, je n’ai pas à chercher très loin.
Mais l’important reste de considérer tous les personnages comme dignes d’intérêt et de complexité. Et pour ça, il peut être bon de lever le nez des différences de catégories (genre, ethnicité, etc.) et de se centrer plutôt sur les caractéristiques personnelles : dons et points faibles, relations au sein de la famille, but que suit le personnage, etc.
Un exemple : dans mon deuxième roman, Helena Augusta, qui se passe à l’époque de l’empereur Constantin, j’ai décidé assez tôt de représenter la diversité du monde antique avec des personnages d’horizons divers : moines palestiniens, guerriers germains, marchands éthiopiens… Mais pour chacun de ces personnages, j’ai veillé à donner des goûts, des capacités et un destin qui n’était pas lié à leur origine. Ainsi, Eusèbe l’évêque solide et pondéré n’est pas identique à Nahum, petit moine illuminé. Et il y a deux jeunes Éthiopiens qui sont d’abord définis par leur relations (le frère et la sœur), par leur foi religieuse (convertis au christianisme) et par l’enthousiasme de leur jeunesse (qui leur fait courir des dangers et donc qui avance l’intrigue).
C’est là je pense qu’on touche un point important : il y a quelque chose d’universel dans l’expérience humaine, sur laquelle on peut s’appuyer pour décrire des personnages qui soient proches tout en étant différents. Nous avons tous fait l’expérience d’avoir été enfant, d’avoir connu la solitude et le rejet. Nous avons tous eu à compter sur un milieu social et familial qui nous enserre et nous étouffe autant qu’il peut nous soutenir. Nous avons tous eu de grands espoirs et de grandes déceptions. En fait, la plus grande différence qu’on puisse connaître est peut-être celle de l’âge : « Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait », comme dit l’adage.
Ce qui ne veut pas dire qu’on peut impunément négliger la recherche sur les éléments de différences de nos personages. Ayant décidé pour mon troisième roman de dépeindre une héroïne qui est aussi mère (une expérience que je n’ai pas eu et n’aurai jamais, merci), j’ai tout de suite vu que j’avais intérêt à m’inspirer de mères que j’ai connues. À commencer par la mienne. De la même façon, pour mes personnages éthiopiens cités plus haut, je me suis renseignée sur le royaume d’Axoum, qui était à l’époque l’une des puissances mondiales avec Rome et la Perse. C’est un arrière-plan non négligeable pour les relations entre ces personnages et les Romains.
Une fois ces bases assurées, on peut fignoler, vérifier notamment si on n’a pas donné dans l’un des clichés (pseudo) bienveillants qui sont aussi envahissants que les négatifs. Un exemple entre mille : le « magical negro » (littéralement, « nègre magique ») qui ne semble là que pour aider un protagoniste blanc, et souvent disparaît ou est tué une fois son rôle accompli. Je le cite parce que c’est le genre de cliché qui infiltre même des films anti-racistes comme The Green Book.
Ici, cependant, pas de raccourci non plus : connaître les genres littéraires et savoir où sont les écueils est indispensable. Une connaissance qu’on n’acquiert jamais si bien que par la fréquentation desdits genres. Et voilà une autre raison pour laquelle on conseille toujours aux auteurs, avant tout, de lire beaucoup : c’est l’apprentissage du métier. C’est aussi la cartographie du continent où vous vous proposez de fonder votre propre ville, château-fort, ou spatioport. Il faut savoir où sont les dragons.
Comment écrire ? Il doit y avoir autant de réponses que d’auteurs. La mienne a évolué depuis mes débuts balbutiants avec un Bic et un cahier d’écolier ; mais avec maintenant deux romans terminés à mon actif, plus un certain nombre de nouvelles, je commence à voir apparaître certaines constantes dans ma pratique.
Et d’abord, je commence par le début. On me dira que j’enfonce une porte ouverte ? Pas vraiment. Ce que je dis là, c’est que je ne fais pas de plan détaillé avant de commencer la rédaction : je pars de la situation initiale, et je déroule l’intrigue jusqu’à aboutir à la fin envisagée.
Car c’est l’autre élément important pour moi : un projet de roman ou de texte plus court ne me semble viable que si je visualise la situation d’arrivée. À ce moment, je me lance, ou plutôt je lance mes personnages dans l’aventure, et je suis les fils de l’intrigue au fur et à mesure, en tâchant de ne pas les emmêler – ni les perdre.
Seules exceptions, quand je participe à un atelier d’écriture en temps limité, où je pars avec seulement le début. Là, je lance aussi ma balle, et je m’arrange pour bâtir une fin à l’endroit où elle aboutit.
C’est une façon de faire comme une autre. Certains parleront de « méthode scripturale », ou discovery writing, mais ce n’est pas tout à fait vrai, car j’ai en tête un canevas sommaire, avec au minimum le but auquel je veux arriver.
Pour ce deuxième roman, je m’étais aussi fait avant de commencer une liste des personnages et des lieux importants, mais elle a fortement évolué au cours de l’écriture. Certains personnages ont changé de nom, d’origine, voire de personnalité, parce que ce que j’avais imaginé au départ ne collait plus, ou pour éviter des doublons. D’autres ont émergé de l’écran au moment de la rédaction. Garder une liste détaillée et mise à jours de tous les personnages a d’ailleurs été un outil indispensable.
Les lieux ont moins changé, tout simplement parce que la géographie était une donnée de base : celle de l’Empire romain au IVe siècle de notre ère, avec ses cités, ses campagnes, ses échanges commerciaux, ses peuples que les Grecs divisent en « Grecs et barbares », distinction que les Romains ont reprise en se plaçant subrepticement du bon côté, tout en restant non-Grecs.
Ce qui a émergé durant la rédaction, c’est toute la chair du roman jetée sur cette simple ossature : les amours, les combats, les intrigues de cour, les illuminations mystiques, les petits matins lumineux sur l’Adriatique et la froideur des nuits dans le désert, la chaleur étouffante de l’été, les voies rectilignes tracées à travers les plaines et les montagnes, le goût d’un vin vieux coupé de glace lors d’un banquet, les fruits secs grignotés dans une taverne ou sur les gradins du Cirque. Tout un monde, en somme.
Cette fois, je vais m’inspirer de Jane Fancher et Carolyn J. Cherryh, deux romancières de science-fiction et de fantasy qui sont partenaires dans la vie comme en édition (voir le site Closed Circle [en]).
Le concept de « l’homme en noir » (the man in black), ou « l’homme en noir dans le coin », provient du site personnel de Jane Fancher et de ses réflexions sur l’écriture, mais le terme lui-même a été créé par C.J. Cherryh. Je traduis dans les grandes lignes :
« Dans l’écriture d’un roman, l’auteur rencontre souvent sur son chemin ce type de personnage : l’homme en noir, dans un coin de l’auberge, qui semble là simplement pour donner un coup de main ponctuel au héros. Mais avant longtemps, il aura fait changer l’intrigue de cap et menacera de coloniser tout le roman ! À ce moment, l’auteur n’a plus guère de choix : éliminer l’intrus, l’envoyer sur une autre trajectoire (c’est-à-dire lui consacrer une œuvre à part), ou céder à l’inévitable et lui abandonner le roman. » J. Fancher
Les exemples ne sont pas difficiles à trouver : Aragorn, dans Le Seigneur des Anneaux, que l’on voit apparaître littéralement comme un homme mystérieux habillé de couleurs sombres, dans le coin d’une auberge. C’est probablement la source du nom. Les carnets de J.R.R. Tolkien, publiés dans L’Histoire de la Terre du Milieu (édité par Christopher Tolkien) montrent bien que l’irruption de ce personnage et de tout l’arrière-plan qu’il implique (les Nûmenoriens, Gondor, Arwen…) n’étaient pas prémédités. Au départ, les Frodo et ses amis devaient juste rencontrer un Hobbit (eh oui !) mystérieux, Grand-Pas, qui les mettrait sur la voie pour l’étape suivante de leur voyage. Mais le personnage dépassa bientôt cette dimension utilitaire. Tolkien, sentant les possibilités de « Grand-Pas », lui trouva un nom et une histoire plus épiques, et le monde du Seigneur des Anneaux, tout comme la trajectoire du roman, en fut changé.
Et moi, ai-je rencontré un jour cet « homme en noir », durant la rédaction de L’Héritier du Tigre ? Mais oui. D’où croyez-vous que vienne Tzennkald ? Lui aussi s’est imposé à petit bruit, pour devenir bienincontournable. Avec cependant une différence : je n’ai pas laissé le roman se réorganiser autour du nouveau-venu !