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Le genre des mots ne change pas la réalité du monde

Est-ce que la façon de parler influence la façon d’agir ? Les partisans de ce qu’on appelle « écriture inclusive » (à tort, mais c’est une autre question) invoquent souvent la nécessité de lutter contre le sexisme, ce qui est un but noble en soi. Mais est-ce que changer les mots, l’orthographe ou même la grammaire française aurait vraiment un impact sur les comportements des gens de ce pays ?

Il est tentant de sauter à l’affirmative, tant l’idée que la langue et les mentalités sont liées est puissante en sociologie. Mais liées comment, au fait ?

Pour avoir un élément de réponse, rien de tel que de prendre un peu de recul et de regarder ce qui se passe dans d’autres langues.

Voyons ce qui se passe chez nos voisins anglo-saxons, par exemple. Les noms communs inanimés sont neutres par défaut, contrairement aux langues romanes où une chaise peut être du féminin et un fauteuil masculin. Il est aussi très facile dans cette langue de faire des mots composés, ainsi pour remplacer fireman par firefighter, plus neutre. Et il existe aussi un pronom générique neutre, they, qui permet de mentionner une personne sans préciser s’il s’agit d’un homme ou d’une femme.

Est-ce que la société est plus harmonieuse pour autant ? Moins sexiste ? Plus protectrice des femmes et des minorités ?

Rires amers. Aux États-Unis, on sait à quel point est puissant le lobby antiavortement, et à quel point la présidence Trump a exacerbé les tensions autour des questions sociétales. Sur la question du sexe et du genre en particulier, il y a une opposition irréconciliable entre deux positions maximalistes, ceux qui veulent revenir au statu quo des années 50 (les femmes à la maison et les gays au placard, en gros) et ceux qui nient jusqu’à la notion de sexe biologique chez les humains, comme si nous étions restés à l’écart de l’évolution des espèces qui a façonné les autres animaux. Ce n’est pas d’avoir un genre grammatical neutre dans votre langue qui vous protège de quoi que ce soit.

Le cas de l’anglais est le plus proche et le plus évident. Mais il y d’autres exemples intéressants. Ainsi, en persan, il n’y a pas de genre pour les noms et les pronoms, ce qui en théorie met hommes et femmes à égalité. Est-ce que cela a modifié le mode de pensée des islamistes qui ont pris le pouvoir en Iran en 1979 ? Préservé les droits des femmes là-bas ? Je crois que nous connaissons tous la réponse.

Bref il suffit d’y regarder un peu de près pour faire voler en éclat certains raccourcis mentaux faciles sur la langue et la société.

En fait, il y a bien des raisons de penser que cette attention tournée vers les mots plutôt que les actes est contreproductive. Le relativisme linguistique fort impliqué par la fameuse « hypothèse Sapir-Whorf » n’a pas reçu de preuve empirique, au contraire. Cela restera de la science-fiction.

Un grand historien, Fernand Braudel, disait que les mentalités étaient « des prisons de longue durée ». Il faut plus que quelques mots pour les changer, ou même quelques séances de sensibilisation aux stéréotypes sexistes. Fait déprimant, mais qui devrait nous faire réfléchir, les pays nordiques, qui nous semblent tellement en pointe sur l’égalité entre hommes et femmes, ne se distinguent pas sur un point crucial : les violences envers les femmes.

Ce qui nous amène un peu loin des expérimentations typographiques à base de point médian, vous me direz ? Mais c’est pourtant le nœud du problème : le fait que les approches psycho-socio-linguistiques atteignent leurs limites. On peut changer les mots, faire prendre conscience des stéréotypes (ou du moins essayer), et à peine effleurer le sujet.

Forme olympique : à la rencontre des sportives de l’époque romaine

Couverture du roman Augusta Helena, tome 2

Je n’écris pas seulement des romans sur la Révolution ou l’Empire : on se rappellera que j’ai aussi commis un bon vieux peplum avec Augusta Helena, qui se passe au temps de Constantin, à l’époque romaine. On y parle beaucoup des passe-temps antiques sportifs ou apparentés : courses de chars, lutte, pancrace, combats de gladiateurs, chasse et pêche…

Et puis il y a un épisode inspiré par la fameuse mosaïque dite « des bikinis » à la villa du Casale, à Piazza Armerina en Sicile, datée du IVe siècle, précisément comme le roman.

Mosaïque romaine antique représentant des femmes en tenue légère ressemblant à un bikini et faisant des exercées sportifs
Mosaïque de la villa du Casale (Photo Yann Forget)

On voit rapidement pourquoi ce surnom : les personnages représentés sont des femmes en tenue très légère, une sorte de petite culotte et de soutien-gorge faisant comme un bikini. Elles sont en bonne forme physique, avec des muscles bien dessinés, et sont engagées dans divers exercices athlétiques : course, haltères, disque, jeux de balle ou de volant…

Y avait-il vraiment beaucoup de femmes dans l’Antiquité romaine  qui faisaient du sport ? Non, pas à ce que nous savons. Les femmes de l’aristocratie n’y étaient pas encouragées et les femmes du peuple n’avaient tout simplement pas ce loisir.

Mais les historiens pensent aujourd’hui qu’il existait des sortes de sportives professionnelles, des femmes qui faisaient des démonstrations d’athlétisme lors des fêtes publiques ou chez de riches clients amateurs d’hellénisme. Les exercices du stade étaient après tout associés à la culture grecque, aux concours tels que les Jeux olympiques, et donc avaient un certain cachet social. Il y avait l’exemple historique des femmes spartiates, qui pratiquaient le sport à titre d’entretien physique, au grand scandale des très misogynes Athéniens.

On peut penser que pour beaucoup de Romains, tout cela était une excuse pour reluquer des femmes quasi nues : un spectacle un peu exotique et à prétentions culturelles, un peu comme les gens qui se pressaient aux démonstrations de danses asiatiques ou africaines en Occident lors des Expositions coloniales.

Mais c’était aussi une opportunité pour quelques femmes qu’on appellerait aujourd’hui des sportives de haut niveau, qui y trouvaient un gagne-pain et aussi une façon de pratiquer une activité où elles excellaient. Qui étaient-elles ? Honnêtement, nous n’avons pas beaucoup d’informations dans les sources documentaires. Mais ça n’empêche pas d’y suppléer par l’imagination.

J’ai ainsi pris ces images de Piazza Armerina et les ai mises en scène, en insérant quelques uns de mes personnages, en les laissant s’approprier le cadre et les enjeux de la compétition, et puis les émotions aussi qui pouvaient se donner cours chez les spectateurs comme chez les participantes.

Oserais-je dire que je n’en suis pas mécontente ? Reste à voir ce qu’en pensent les lectrices et lecteurs !

Féminiser la langue ou ôter toute marque de genre ? Une tendance en français, une autre en anglais

Photo : sculpture d'un personnage avec des dizaines de bras, installation de l'Expo Persona au musée du Quai Branly.

Il n’y a plus beaucoup d’actrices à Hollywood. Pas en anglais, en tout cas : il est désormais d’usage de dire « actor » aussi bien pour Scarlett Johansson que pour Brad Pitt. Le mot « actress » n’est plus considéré comme approprié au XXIe siècle, surtout dans le monde post #MeToo.

La tendance est générale depuis quelques décennies en anglais, aussi bien aux USA qu’au Canada ou au Royaume-Uni. On ne dit pas fireman (pompier) mais firefighter, policeman (policier) mais police officer, entre autres noms de métier. À la télé, la personne qui présente le journal n’est plus appelée anchorman mais anchor (la personne qui sert de « point d’ancrage » au journal) tout court pour inclure à la fois les présentateurs et les présentatrices. À l’université ou dans les ONG, on ne parle plus de chairman pour la personne qui préside un département ou une association, qui en occupe le fauteuil de dirigeant, mais juste de chair.

La logique ici est de supprimer les termes genrés dans les titres et noms de métier, afin de ne pas véhiculer de stéréotypes sur les « métiers d’hommes » ou « métiers de femmes ». Bien sûr, c’est plus facile en anglais que dans les langues romanes comme le français, l’espagnol ou l’italien, où tous les noms communs ont un genre grammatical et où les adjectifs aussi s’accordent. En anglais, la plupart des substantifs sont de facto neutres. Pas d’accord en genre avec les adjectifs et pronoms non plus, sauf s’il s’agit d’une personne réelle, qui a forcément, elle, un genre biologique et social, pas juste grammatical.

En français, le neutre en tant que genre grammatical a disparu depuis des siècles, pour ne laisser que quelques vestiges : le nom commun gens, les pronoms on, ceci, ça

Et, pour compliquer les choses, on utilise des formes masculines avec fonction de neutre : quand on dit : « Les lecteurs ont adoré, » on parle aussi des lectrices, à moins de préciser : « Les lecteurs ont adoré, les lectrices étaient moins convaincues ». C’est un usage qui irrite beaucoup de féministes, mais quelle est l’alternative ? Alourdir les phrases en ajoutant systématiquement « il ou elle », « ceux et celles », « les candidats et les candidates », « les Françaises et les Français » ? Reconstruire un neutre à partir de zéro, en refaisant à l’envers des siècles d’évolution linguistique et littéraire ?

La « solution » proposée par les tenants de la graphie dite inclusive est tout aussi problématique. Elle consiste, si on regarde les choses de près, à accoler non pas les deux mots dans un doublet masculin/féminin, mais les deux terminaisons, parfois séparées par des points médians, parfois par des points ordinaires, des tirets ou des barres de fraction, parfois par rien du tout.

Exemples :

Tous/tes

Tou·te·s

Toustes

Oui, au bout d’un moment, forcément, ça pique les yeux.

Ne parlons même pas du problème pour les gens qui ont un handicap visuel ou des troubles dys, pour les étrangers qui apprennent le français avec ses règles complexes, ou tout simplement les 10% de nos concitoyens environ qui sont en situation d’illettrisme… Drôle de façon de faire de l’inclusion, quand on met, dans les faits, des bâtons dans les roues des gens qui ont le plus de mal avec l’écrit !

L’autre problème, avec ce système de double terminaison, c’est que les formes générées sont neutres, ce qui va en sens inverse de toute une évolution récente du français vers plus de présence du féminin : noms de métiers et titres féminisés, accord de proximité

Dommage. On commence à peine à dire « une auteure » ou « autrice » (mot que je n’aime guère, mais passons) depuis dix ou quinze ans, et déjà les militants les plus en pointe en sont à utiliser des mots-valises comme « auteurice », en se trompant en plus quand ils collent les deux terminaisons ensemble… (Qu’on y réfléchisse : il y a un r qui manque.) Vous avez dit ni fait ni à faire ? Oui, je crois qu’on peut le dire.

Revenons sur terre. Entre le conservatisme maximal de ceux qui voudraient figer la langue au temps de Vaugelas, et ces néologismes qui ensevelissent le féminin tout en prétendant le défendre, il y a quand même de la marge !

D’autant qu’il n’est pas strictement nécessaire de mettre du féminin dans tous les mots et toutes les phrases. Il y a un adage en linguistique : « Le mot chien n’aboie pas. » De même, le mot homme n’a pas d’organes sexuels. Et les êtres humains que nous sommes ont suffisamment de souplesse mentale pour penser au féminin quand il est mentionné une fois dans un paragraphe, idéalement vers le début, sans qu’il soit besoin de décliner « ·e·s » à chaque fois.

Je ne dis pas cela en l’air : il y a des recherches qui indiquent par exemple que les femmes présentes à des conférences universitaires ont tendance à moins poser de questions, sauf si les gens qui organisent le débat prennent l’initiative de donner la parole à l’une d’elles dès le début. Après, une fois la première impulsion donnée, les participantes ont moins de gêne à parler.

Bref, pour surmonter les inhibitions, des exemples positifs ponctuels sont efficaces. Pas besoin de refaire toute la plomberie de la langue.

Trucs d’écriture (19) : Dire aux lecteurs les choses que je sais

On gagne à écouter les retours de lecture, même si on n’est pas d’accord avec. C’est l’occasion de découvrir son texte avec d’autres yeux, ceux de gens qui ne connaissent pas l’histoire aussi bien que je la connais… Et qui donc ont besoin qu’on leur dise des choses qui peuvent me sembler évidentes à moi, l’auteure. Mais ne le sont pas pour eux.

J’ai déjà parlé de cet éditeur de revue de fantasy/fantastique qui m’avait conseillé de mettre plus de détails sanglants dans une nouvelle. En effet, mon texte, en l’état, péchait par l’insuffisance de matière : c’était plus un résumé qu’une histoire avec des personnages en chair et en os. En les faisant saigner (au propre comme au figuré), j’ai pu passer cet écueil. Et la nouvelle obtenue a été ma toute première publication professionnelle, payée. Pas mal.

Rebelote il y a à peu près deux ans, quand j’ai envoyé mon roman Du sang sur les dunes à des éditeurs. Assez rapidement, je reçois un courriel d’un éditeur (non, pas celui du 81, attendez la suite…) qui me remercie pour cet envoi mais regrette de ne pouvoir le publier tel quel.

Jusque là, rien que de banal. Mais il ajoute quelques remarques et suggestions, et indique que si je les intégrais au texte, il pourrait reconsidérer sa décision.

Gros remue-méninges de ma part. D’un côté, j’avais certes envie d’être publiée. De l’autre, cet éditeur ne faisait pas partie de mes préférés, pour diverses raisons. Je l’avais sélectionné parce qu’il publiait parfois des romans policiers historiques, mais ce n’était pas non plus sa spécialité. Bref ce ne serait pas non plus une grosse perte s’il disait non. Finalement, j’ai décidé de ne pas réécrire le texte dans le vague espoir de satisfaire cet éditeur. J’étais déjà engagée dans la rédaction d’un autre roman, de toute façon, et cela me semblait du temps mieux employé. J’ai donc répondu poliment, sans m’engager.

Mais j’ai tout de même réfléchi aux suggestions.

C’étaient pour l’essentiel des questions sur ce que le lecteur savait ou pas de mes personnages et de leurs motivations. Autour du protagoniste, notamment. Mais il y avait aussi une remarque qui m’a semblé au premier abord un peu absurde : il trouvait que ça manquait de femmes !

Sur le moment, je me suis demandé s’il avait lu en entier le manuscrit. Il y a en effet dans Du sang sur les dunes plusieurs personnages féminins bien distincts, dont deux jouent un rôle absolument clef. D’où pouvait provenir cette impression ? À force de réfléchir, et d’essayer de me mettre à la place du lecteur, j’ai fini par réaliser que ces personnages n’étaient pas présents au tout début du roman, mais qu’on les découvrait à partir du troisième chapitre environ.

J’avais déjà décidé que je ne réécrirais pas de fond en comble le roman, mais je pouvais ajuster certains éléments. Je me suis donc arrangée pour mentionner dès les premières pages les noms de quelques personnages féminins qu’on rencontrerait plus tard. Histoire de signaler à celui ou celle qui lit que ce roman contenait bien de tels personnages.

Même procédé pour les questions au sujet du héros : j’ai ajouté quelques lignes pour rendre plus claire sa position et les raisons qu’il avait de mener l’enquête. C’est cette version qui a été publiée aux Éditions du 81 en 2021. Et j’en suis plutôt contente.

Inviter des femmes à votre salon du livre ? Très bien, mais pas seulement pour parler de féminisme, svp

Un chat siamois qui regarde vers nous, et les mots "So that's feminism? Why would I want that, I'm queen of all I survey!"

Découvrir un nouveau salon ou une fête du livre locale, c’est toujours un bon moment. Sauf que parfois, il s’y mêle un peu d’agacement.

Je ne préciserai pas de quel salon il s’agit, ici, le but n’est pas de montrer du doigt. Mais on avouera que c’est agaçant : le programme annonce fièrement que le féminisme est l’un des thèmes de l’édition 2023 du salon, une table ronde avec trois écrivaines est au programme… Et quasiment toutes les autres tables rondes sont à 100% d’hommes, ou au mieux 3 hommes et une femme. Au final, on arrive à 4 femmes pour seize hommes.

Le pire, c’est que je parie que l’organisateur est sincère dans son intention de mettre à l’honneur le féminisme, qu’il (et il se trouve que c’est un homme) pense être « actuel » et tout ça…

Mais visiblement, l’idée n’a pas encore fait son chemin que des auteures peuvent avoir quelque chose à contribuer sur des sujets qui ne touchent pas à la féminité, au féminisme, au genre et aux questions philosophiques et politiques associées. Pourtant, c’est essentiel si on veut vraiment s’engager sur une voie féministe, et pas seulement jouer à le faire. Le féminisme n’est pas un but en soi, à part pour une poignée d’activistes qui en font une carrière. Mais c’est d’ouvrir des avenues aux femmes, leur permettre de vivre des vies aussi riches en possibilités que les hommes, et ne pas être cantonnées dans un domaine réservé.

Ce domaine était il y a encore quelques décennies le monde domestique, ou au mieux la mode, les romans sentimentaux et autres activités « typiquement féminines ». Aujourd’hui, on a tendance, avec autant de bonne conscience, à fabriquer un ghetto étiqueté féministe, et à fermer la porte. Dommage.

Car ce ne sont pas seulement les auteures non invitées à parler sur les autres sujets qui sont les perdantes, c’est tout le monde, en particulier le public du salon, qui pourrait être intéressé par ce qu’elles ont à dire, mais n’ont pas l’occasion de les écouter. Imagine-t-on d’inviter Catherine Dufour pour ne pas parler de science-fiction, Nnedi Okorafor sans évoquer les cultures du Nigéria, ou Alice Munro en oubliant la nature canadienne ? Ce serait absurde. Chaque auteure a en soi bien plus qu’une expérience de femme. C’est le vrai paradoxe du féminisme.

Votre littérature est sexiste, épisode 4972

David et Bethsabée, aux sources des archétypes de genre (Véronèse)

« Prenez dix lignes écrites par le plus honnête des hommes et je vous y trouverai de quoi le faire pendre. » (Attribué au cardinal de Richelieu.)

Rien de plus facile que de jouer les redresseurs de torts en littérature. Quoi de plus bavard qu’un livre, après tout ? Je choisis un genre plus ou moins vaguement défini, je prends dedans cinq ou six titres à peu près récents et/ou populaires, de préférence adaptés à l’audiovisuel, je balance quelques termes de sociologie (que je me garde bien de définir) et boum, voilà une dénonciation du sexisme/racisme/etc. dans la culture populaire. Rincez, séchez, balancez sur les réseaux sociaux. Et venez décrocher votre diplôme de chevalier blanc.

On devinera du ton ironique de ce qui précède que je ne suis pas vraiment impressionnée. Diantre. Est-ce que je nierais par hasard que le sexisme peut exister en littérature ? Non, et je pense qu’un tour même rapide sur ce blog montrera assez d’où je parle.

Non, s’il y a quelque chose qui me chiffonne dans ces dénonciations, c’est que c’est toujours la même chose. On démontre moins des faits qu’on ne réitère des mèmes. Il y a des dizaines d’articles sur « Le sexisme dans la fantasy », ou « La fantasy est trop blanche », généralement basés sur des séries et films plutôt que sur des livres (et le cas de Tolkien, pour parler de que je connais bien, montre que l’adaptation peut diminuer la diversité, par rapport à l’œuvre initiale) mais pas ou peu d’intérêt porté aux auteurs qui sortent de ce schéma.

Qui sait, par exemple, que dès les débuts du genre sword and sorcery, dans les années 1930, l’auteure américaine C. L. Moore avait inversé le cliché de l’aventurier sauvant une jeune femme en détresse (cher, par exemple, aux lecteurs de Conan le Barbare), en mettant en scène avec Jirel de Joiry une héroïne intelligente, brave et très capable de sauver un homme à son tour ?

Plus près de nous, il y a Morgaine, l’héroïne de C. J. Cherryh, qui combine d’ailleurs le rôle d’aventurière à l’épée redoutable, et celui de la détentrice du savoir ancien et de guide, un autre élément classique de la fantasy. Ou encore Ista, l’héroïne du roman Paladin des âmes de Lois McMaster Bujold, est non seulement une femme, mais une femme entre deux âges, ayant déjà connu mariage, enfants et veuvage, et pour qui partir à l’aventure représente une seconde chance dans la vie. Difficile de faire plus différent du protagoniste de fantasy tel qu’on se l’imagine d’après la poignée de titres adaptés à l’écran… (Pour être parfaitement franche, j’ajouterai qu’Ista a été une de mes inspirations pour mon Augusta Helena.)

En fait, plutôt que de se demander pourquoi il y a du sexisme en fantasy (comme dans toutes les activités humaines…), il faudrait questionner la propension du public à plébisciter Conan plutôt que Jirel et d’Hollywood à adapter Game of Thrones mais pas le Cycle de Morgaine.

Il faudrait sans doute aussi se demander pourquoi Ursula Le Guin, en début sa série de Terremer, en 1966, a cru bon de créer pour son univers une société au sexisme marqué, au point d’en être dégoûtée vingt ans plus tard et d’utiliser son roman Tehanu pour argumenter contre l’auteure qu’elle avait été alors. (Cela n’a pas amélioré le roman, mais comme aperçu dans la fabrique à histoires d’un écrivain, c’est passionnant.)

Est-ce lié au fait que la fantasy se nourrit d’exemples anciens, soit au plan des civilisations (Moyen-Âge européen, mais aussi Antiquité, Chine ancienne, ancien Japon, Afrique d’avant la colonisation…) ou littéraire (Iliade et Odyssée, Chanson de Roland, cycle d’Arthur, Mille et Une Nuits…) ? Cela doit jouer, forcément. Quand on modèle sa seconde création sur un univers qui est patriarcal, au sens étymologique et anthropologique du terme, il est difficile de se dégager des rôles distincts assignés aux hommes et aux femmes dans ces sociétés.

Je vais faire ici un petit aveu. Quand j’ai imaginé ma propre société pseudo-médiévale pour L’Héritier du Tigre, je n’ai pas procédé autrement : le récit est venue d’abord, un récit évidemment inspiré par des précédents littéraires et historiques, et j’ai ensuite imaginé la société qui collait au récit. Le résultat est, là aussi, patriarcal, et je ne cherche pas d’excuses là-dessus. En revanche, je me suis posé la question du contour exact des rôles féminins et masculins dans cette société : les femmes peuvent-elles hériter pleinement, ou seulement à défaut d’héritier mâles ? Peuvent-elles régner ? (Pas évident. Au Moyen-Âge, la France a opté pour non, ses voisins pour oui.) Si la guerre est un domaine réservé des hommes, y a-t-il un domaine réservé des femmes ? Tout cela n’apparait pas forcément tout de suite dans le roman, mais enrichit l’arrière-plan.

Surtout, j’ai essayé d’avoir une société cohérente, à la fois sur le plan des structures politiques que du niveau technologique. Par exemple, quand il n’y a pas de moyen de contraception fiable et accessible à toutes, les options offertes aux femmes restent limitées par la biologie. (C’est d’ailleurs un point que j’ai exploré dans mon roman historique Tous les Accidents.)

Mais passons. Je n’ai pas pour but ici de me vanter non plus. Seulement de revenir à ceci : une bonne partie du « sexisme de la fantasy » est celui de nos sociétés et des classiques de la littérature. C’est plus visible en raison de la prédilection pour des époques passées, mais qu’on regarde un peu vers un autre genre qui se complait lui-aussi dans ces époques, le roman historique… On y trouverait amplement matière à dénonciations vertueuses et à empoignades sur les réseaux sociaux ! Pourquoi en entend-on moins parler ?

Je crains que la réponse ne soit toute simple : il y a moins de geeks pour s’y intéresser. Et ainsi le champ de vision définit-il celui du militantisme.

Écrire avec elles

Buste en marbre d'une femme coiffée d'un diadème

L’impératrice Hélène, mère de Constantin (Wikimedia)

La Journée internationale des droits des femmes est passée, comme tout les ans, et ce serait facile de retomber dans la routine… Sauf que pour moi, j’ai un rappel quotidien des efforts à faire, à travers l’écriture de mon roman.

Pas seulement parce que l’héroïne du récit est une femme, l’impératrice Hélène. Pas seulement parce que situer un récit dans la Rome antique implique de se colleter avec le sexisme massif et universel de l’époque. (Chez les païens comme chez les chrétiens, pas de jaloux.)

Non, il y a plus subtil : écrire sans répéter des poncifs éculés sur les hommes et les femmes (moins facile qu’il y paraît), et représenter de façon honnête le sexisme d’époque, sans édulcorer (Hello, Lindsay Davis!), sans tomber non plus dans la délectation masochiste. (Chelsea Quinn Yarbro, I’m looking at you…)

Un bon point de départ, c’est une bonne documentation. Pour la société romaine, rien de tel que de se plonger dans les ouvrages d’historiens de métier qui savent aussi s’adresser au plus ou grand public. Paul Veyne est un trésor, de ce point de vue. Le Pain et le Cirque, L’Empire Gréco-romain… Et puis Pierre Grimal, et Florence Dupont (L’Affaire Milon, qu’il est incompréhensible de ne pas rééditer), et Les Larmes de Rome, de Sarah Rey, et le Constantin le Grand de Pierre Maraval, toujours impeccablement rigoureux. En anglais, le SPQR de Mary Beard, et The Cambridge Companion to the Age of Constantine sous la direction de Noel Lenski, une mine. Et il serait dommage de passer à côté du récent ouvrage de Catherine Salles, Les Bas-fonds de l’Antiquité, qui nous ouvre avec une brutale franchise les portes des lieux de plaisirs, où femmes et enfants constituaient le gros des troupes, généralement de condition servile.

Les contrastes qui règnent dans les sociétés antiques peuvent être déconcertantes pour nous. Par exemple, la distinction entre les « gens honorables », dont les biens et la famille sont protégés par la loi, et les autres. Les esclaves, mais aussi qui exercent certains métiers, sont réputés dégradés, et donc ils n’ont pas d' »honneur » à protéger. Inversement, si une femme honnête de comporte de façon « déshonorante » (sortir de chez elle sans escorte ni chaperon, par exemple) est réputée avoir mérité ce qui lui arrivait. (Ça ne vous rappelle rien ? Sur certains points, on a encore du travail, il faut l’avouer…)

Ce n’est pas forcément évident. Fréquenter les historiens permet de se rendre compte à quel point il reste des zones d’ombres dans nos connaissances. Comment interpréter les lois sur la famille de Constantin, par exemple ? Y avait-il là une inspiration chrétienne ? Mais leur forme et leurs références sont tout empreintes du vieux droit romain. Et il est piquant de constater que ces lois comptent les servantes d’auberge parmi les femmes « réputées sans honneur », alors que c’était le métier de sa propre mère…

Une fois éclairée ma lanterne, il faut que je communique cette fragile lueur à mon récit.

Je lis aussi pas mal de romans historiques, on l’aura deviné. Une chose qui m’agace, bien souvent, de ceux qui sont situés dans l’Antiquité, c’est quand les auteurs essaient de ruser avec les mentalités de l’époque pour éviter de compromettre leurs héros et héroïnes avec des réalités comme l’esclavage, les mariages arrangés ou la corruption omniprésente (on n’avait pas encore inventé la séparation des biens publics et privés, après tout). On voit ainsi dans ces romans des citoyens romains prospères qui ne possèdent aucun esclave, et qui plus est utilisent pour se justifier des arguments typiquement modernes, tels que l’égalité des êtres humains ou la compassion. Mais même les émotions les plus universelles n’ont pas partout et toujours la même expression. L’anthropologie Marcel Mauss parlait de « l’expression obligatoire des sentiments ». Ainsi, on sait par les textes qu’ont écrit partisans et adversaires des gladiateurs que même ceux qui les condamnaient de la façon la plus catégorique n’avaient aucune empathie pour ces êtres « dégradés », surtout que les principales sources de personnel de l’arène étaient les criminels condamnés, les Barbares vaincus, et des volontaires qui s’y livraient par goût de la bagarre et de la notoriété. (Aujourd’hui, ils seraient gangsters ou mercenaires.)

Saint Augustin n’avait de compassion que pour les innocents spectateurs venus voir par curiosité ou convaincus par des amis. Un peu plus tôt, les textes du IIe siècle après J.-C. attribués à Saint Paul, les épîtres dites pastorales (parce qu’elles s’adressent aux dirigeants de congrégations, pas à tous les fidèles), annoncent bien la couleur : les esclaves doivent obéit à leurs maîtres, et en retour les maîtres doivent être humains avec leurs esclaves. C’est à peu près ce que disaient déjà les philosophes stoïciens, qui ont probablement transmis aux chrétiens leur vision d’un univers ordonné par une intelligence supérieure. Le « meilleur des mondes possibles », en somme.

Avec tout ça, les relations entre hommes et femmes dépendaient forcément du statut social des intéressés. Difficile dans ces conditions de s’en affranchir. J’ai fais le choix de mettre en scène des personnages « imparfaits », dont les défauts (à nos yeux) seraient des traits banals, voire des qualités. La recette n’est pas neuve : c’était déjà celle de Van Gulik pour ses romans situés dans la Chine ancienne. En littérature, tant qu’à voler, prenons chez les meilleurs !

Je dois d’ailleurs ici reconnaître une grosse dette vis à vis d’un autre auteur de romans historiques, John Maddox Roberts, dont la série SPQR (eh oui, encore) est à mes yeux l’un des meilleurs exemples d’immersion dans la mentalité antique qu’on puisse trouver. Son protagoniste n’a aucun problème à avoir des esclaves, en fait il ne voit pas le problème : il se focalise sur les questions pratiques, certains esclaves sont insolents, d’autres paresseux, mais « c’est le prix à payer pour avoir une vie confortable » !

On se demandera peut-être si ce genre de personnages peut vraiment intéresser le lecteur moderne. Chiche. Prenez Le Temple des Muses de Roberts ou Le Mystère du clou chinois de Van Gulik, et vous m’en direz des nouvelles.

Ou L’Affaire Milon, encore une fois.

D’ailleurs, parler de relations entre hommes et femmes, avec ou sans le décalage impliqué par l’époque où est situé le récit, implique déjà d’avoir des personnages des deux sexes. Ce n’est pas toujours aussi simple qu’il y paraît. Dans mon premier roman, L’Héritier du Tigre, la place des femmes était assez limitée. (Je ne regrette rien, cela dit, j’ai écrit ce qui venait.)

Mais cette fois-ci, j’ai décidé dès le départ d’avoir plusieurs personnages féminins, d’âges, d’origines et de catégories sociales variées. Exactement comme pour mes personnages masculins, d’ailleurs : ils sont plusieurs, et viennent de différents horizons. Bonus : ça permet d’avoir des points de vue variés, ce qui rend le récit (on l’espère) plus attrayant, moins monotone. Une impératrice, des religieuses, de respectables matrones, des hétaïres, une espionne, des ouvrières, une duègne revêche, une guerrière barbare, des petites filles, une jeune ingénue…

Et encore, je ne dis pas tout, il faut bien garder quelques atouts sous le coude.

Vrai malaise et fausse pudeur

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Ma mère a porté un foulard pendant le plus clair de son existence. Enserrant étroitement la tête, noué sous le menton : une tenue qui n’avait rien à envier au hidjab moderne. Elle le mettait dès qu’elle sortait pour plus de temps qu’il n’en fallait pour aller à la boîte aux lettres. Mais au début des années 2000, avec la popularisation de ce qu’on nommait alors les « foulards islamiques », elle a fini par y renoncer. Elle devait faire face à trop de confusions.

Ma mère était catholique. Née dans la petite bourgeoisie de province, au milieu des années 40, elle avait grandi dans un climat formaliste, pétri de respectabilité – et de la peur du qu’en-dira-t-on. Une jeune fille bien ne sort pas « en cheveux » !

Elle ne m’a pas transmis un modèle très sain de rapport au corps, et c’est une litote. Ma mère ne portait pas de maquillage. Elle ne portait pas de pantalon ni de jupe courte. Elle ne s’est jamais fait teindre les cheveux, qu’elle portait d’ailleurs en chignon sévère, tout bardé d’épingles. Oh, ce n’est pas qu’elle fut une personne triste, sans fantaisie, au contraire… Elle avait un robuste sens de l’humour, un rire contagieux, et était toujours prête à s’intéresser à l’univers des enfants. Elle débordait de vie. Mais il y avait en elle quelque chose qui refusait férocement la légèreté quand elle pouvait avoir partie liée avec la féminité.

C’est une influence avec laquelle nous devons encore vivre, mes sœurs et moi, bien que nous soyons adultes et indépendantes. Et bien que ma mère, depuis six ans déjà, ne soit plus de ce monde.

Si j’examine les messages qu’elle nous envoyait, par l’exemple ou la parole, j’en retire ceci : être une femme n’était pas une chose qui se construirait peu à peu, non, c’est une réalité biologique et une loi de la nature. Presque une malédiction. On devenait femme au premier jour des règles, point. Le reste de l’adolescence était fait pour mûrir en vue du mariage et de la maternité, pas tant pour former sa personnalité. (C’est un domaine où ce que ma mère disait et la façon dont elle se comportait étaient en totale discordance. « On se marie si on veut, on a des enfants si on veut », disait-elle. Et elle approuvait la pilule et la loi Veil. Mais quand, à vingt-cinq ans, je ne donnais toujours pas signe de vouloir un jour me caser, ou de la faire grand-mère, elle ne m’a pas demandé si c’était pour moi un objectif dans la vie – elle m’a suggéré de passer par une agence matrimoniale. Bref, elle tenait pour acquis que c’était le comment qui me posait problème, pas le pourquoi.)

Être femme devait être difficile, de surcroît, car on devait y être entraînée dès le plus jeune âge. Et je ne parle pas de rose et de bleu : là-dessus, ma mère n’avait pas de goût pour les clichés de la mode. C’est bien un cas où elle rejoindrait les féministes modernes, mais pour d’autres raisons – le rejet des vêtements faits pour l’ostentation, pour participer au jeu de l’apprêt et de l’élégance !

Ma mère haïssait les magazines féminins, l’industrie de la mode, la publicité, etc. Mais dans le même élan, elle nous a fait porter des jupes, à mes sœurs et moi, « pour être des filles ». Je lui avais posé la question, à un moment – je devais avoir douze ou treize ans – et c’est là ce qu’elle m’avait répondu. Sans vêtements idoines, une fille… tourne mal ? N’est plus une fille ? Ne se respecte pas ? Je ne sais pas vraiment ce qu’était le fond de sa pensée. Toujours est-il que je n’ai jamais eu de pantalon, et encore moins de short, avant l’âge de 18 ans. L’âge où j’ai osé réclamer – et obtenir – de choisir mes vêtements.

J’étais l’aînée. Pour mes sœurs, une fois cette barrière sautée, les choses évoluèrent plus vite. Elles réussirent à imposer leur liberté de porter du maquillage. Était-ce les années 50 ? Non. Les années 80.

Alors, ne parlons pas de porter un bikini ! Ce n’est pas que mes parents l’auraient interdit, c’est plutôt que ma mère avait rejeté d’avance au rang de l’impensable tout autre maillot de bain qu’un une-pièce très sobre. Et s’en faisait une gloire : elle, au moins, ne jouait pas les aguicheuses sur la plage, elle portait un maillot pour nager, pas pour faire valoir son corps !

J’ai mis longtemps avant de réaliser qu’on n’était pas obligé de dédaigner son corps.

Il doit y avoir bien des familles, et dans bien des religions, pour nourrir ainsi leur filles au grain amer de la haine de soi. Mais ne nous leurrons pas sur une chose : les attitudes avec lesquelles on part conditionnent le résultat. Si ma famille n’avait pas été attachée aux mœurs du catholicisme traditionnel autant qu’à la foi, aurions-nous subi ce formatage insidieux ? C’est peu probable.

Les mouvements,nt socialement conservateurs se réfèrent souvent à la pudeur, cette pudeur des femmes qu’il faut protéger par des remparts de tissu. C’est très pervers. Ils s’emparent d’un sentiment personnel, individuel, et l’érigent en valeur sociale. C’est ainsi qu’on fabrique ce qu’on prétend représenter, et que les sentiments attendus viennent aux filles, sous l’apparence du naturel et de la spontanéité.

Pour être libre, encore faut-il avoir appris à penser sa liberté.

Contre les violences faites aux femmes, apporter sa contribution, au quotidien

Je ne me sens pas l’obligation de bloguer tous les jours, ni sur tous les sujets qui font l’actu (ou ce qu’on appelle ainsi), mais celui-là a pour moi une résonance particulière. Non pas directement – j’ai cette chance ! – mais pour avoir suivi et accompagné pendant plusieurs mois le parcours une amie confrontée à des violences dans son couple.

Chose particulièrement insidieuse, cela n’est pas venu tout de go, mais c’est une situation qui s’est installée peu à peu, d’abord par du dénigrement occasionnel, puis de plus en plus fréquent, minant la confiance en soi de cette femme ; puis cela a tourné aux insultes, aux menaces, enfin aux coups. Un cas classique « d’emprise », pour citer le terme choisi par Marie-France Hirigoyen. Cette amie a pu s’en sortir avec un minimum de dégâts, entre autres, parce qu’il y a eu des gens pour l’écouter et l’aider au moment où elle en avait besoin. Pour être là, à l’écoute, quand elle était saisie de peur ou de doute. Pour l’aider sur le plan pratique aussi : garder un enfant pendant qu’elle allait faire des démarches, etc.

Ceux et celles qui ont dans leur entourage une personne confrontée à la violence dans le couple, ou dans la famille, comprendront sans doute : pour la victime, il est souvent difficile de juste mettre des mots sur ce qui se passe. D’où l’importance pour les proches, les amis, d’être vigilant ; d’être à l’écoute, sans juger ; d’être disponible aussi.

Je me souviens qu’en fréquentant ce couple,  j’avais senti vaguement que quelque chose n’allait pas, même avant que cette amie commence à s’en ouvrir. Je n’avais pas voulu la pousser, ni m’immiscer dans sa vie (sachant combien cela peut être difficile quand le danger vient de la sphère intime)… J’avais seulement dit : « si tu as besoin de moi, pour parler ou pour un service, je suis là ». Quelques semaines après, le téléphone sonnait.

Logo orange et bleu de la "journée orange" des Nations unies

Tous les 25 du mois, une piqûre de rappel avec les Nations Unies

Alors, oui, il y a des échéances annuelles, comme la Journée internationale pour mettre fin à la violence à l’égard des femmes parrainée par les Nations Unies. Il y aura aussi des journées de sensibilisation tous les 25 du mois avec la « journée orange » (Orange Day… bizarre, ils n’ont pas peur de confusion en Irlande du Nord, apparemment).

Et chez nous en France, ce 25 novembre, le président Hollande, qui visitait un centre d’hébergement en compagnie de Najat Vallaud-Belkacem, la ministre des droits des femmes, a annoncé un plan global pour les femmes victimes de violences.

Bonne surprise : à peu près tous les points sur la liste de mesures prévues entrent en résonance avec mon vécu. Prévention et éducation dès l’école, formations spécifiques pour les intervenants (force de l’ordre, justice, santé…), hébergements d’urgence et appartements réservés dans les logements sociaux, procédures plus rapides et suivies d’effets….

On verra à l’usage, bien sûr. Deux points qui pêchent particulièrement en France, le logement et les procédures judiciaires. Le premier : on connaît la pénurie ; dans le cas d’une femme qui veut se soustraire à l’emprise d’un homme violent, voire d’un milieu familial ou d’un quartier délétère, n’avoir nulle part où aller, pas de visibilité sur l’avenir, c’est un grave frein pratique et psychologique. Il y a des centres d’hébergement d’urgence, mais pour celles qui essaient de rebondir après, d’avoir une vie « normale », le manque est cruel.

Pareil pour le manque de compréhension encore trop souvent rencontré au niveau des autorités judiciaires ou de la police, sans parler de la lourdeur des procédures et du manque de protection dont souffrent celles qui ont porté plainte mais dont l’affaire n’est pas encore jugée. (On l’a vu dans ce triste procès des viols collectifs à Fontenay-sous-Bois…)

Dans le cas dont je peux témoigner, cette amie m’a raconté avoir été heureusement surprise de l’attitude des divers policiers et policières qui ont recueilli ses déclarations (dans un commissariat parisien) : écoute attentive, par des gens courtois et bien au courant des développements de la législation (le délit de violences psychologiques a été inscrit au Code pénal en 2010 par exemple). Mais elle a quand même dû changer d’avocat parce que le premier (ou plutôt la première, hé oui !) ne concevait manifestement pas la situation que représente l’emprise dans le couple et les problèmes particuliers que cela pose.

Et sans vouloir me vanter, là aussi j’ai pu aider cette amie : geeke chevronnée, je peux répondre présente à la demande « dis, toi qui t’y connais en recherches sur internet, tu ne pourrais pas m’aider… » à consulter l’annuaire du barreau de Paris ou à vérifier ce que dis la loi sur tel et tel point !

Idées reçues: Asimov et les personnages féminins

Parmi les clichés qui ont la vie dure dans le monde de la SF, il y a celui sur l’«absence» de personnages féminins chez Isaac Asimov.

Encore récemment, l’écrivaine et blogueuse Jo Walton le répétait au passage dans son billet “The Suck Fairy” (blogs Tor.com), au sujet de la façon dont un livre lu et aimé dans l’enfance peut acquérir, à la relecture, un mauvais arrière-goût, quand l’expérience fait découvrir (par exemple) les préjugés sexistes et autres aspects moins sympathiques du texte:

“Heinlein gets far more hassle for his female characters than Clarke or Asimov, because Heinlein was actually thinking about women and having female characters widely visible.”

(C’est moi qui souligne.)

Grmph. Ce genre de phrases donne surtout l’impression que Jo Walton n’a pas relu (lu?) Asimov depuis bien longtemps…

Qu’on en juge. Traduction rapide du passage cité:

«Si Heinlein reçoit beaucoup plus de critiques qu’Asimov ou Clarke pour ses personnages féminins, c’est parce que Heinlein avait réellement réfléchi sur les femmes et employait des personnages féminins bien visibles.»

Des personnages féminins en position de visibilité, hein?

Et Susan Calvin? Notre blogueuse aurait-elle été abusée par les remarques sexistes des collègues du Dr. Calvin, pour qui cette femme peu conventionnellement féminine était en fait un robot? Hmm?

(Si c’est le cas, chère Jo, il faut d’urgence se re-plonger dans la nouvelle «Menteur!» (“Liar!”), où entre autres thèmes, dès 1941, Asimov abordait celui de la difficulté pour une femme à se conformer aux stéréotypes sur son genre – ainsi que la force de ces stéréotypes, même pour une personne aussi intelligente et volontaire que Susan Calvin!)

Tiens, au fait, et dans la série Fondation (souvent citée comme exemple canonique de «l’absence de femmes» chez Asimov), que dire de Bayta et Arcadia Darrell? Deux jeunes femmes au caractère bien marqué, mais très différentes l’une de l’autre.

La première joue un rôle apparemment conventionnel (épouse d’un personnage masculin, douce et émotive, qui suit l’action plutôt que de la mettre en mouvement), mais elle constitue en fait l’un des deux personnages principaux, avec l’anti-héros qu’est le Mulet. La «douce» Bayta est loin d’être effacée! Elle est même beaucoup plus solide au plan mental et émotif que les personnages masculins, et c’est pourquoi elle joue un rôle pivot dans l’intrigue de Fondation et Empire.

Et puis bien entendu il y a l’adolescente Arcadia Darrell, alias Arkady, descendante de Bayta (et fière de l’être), qui constitue historiquement l’un des premiers personnages féminins de la SF américaine à s’emparer d’un rôle traditionnellement masculin: partir à l’aventure!

Précision pas inutile: tout cela, c’était Asimov dans les années 1940 (eh oui, même les nouvelles constituant Seconde Fondation ont d’abord paru dans la revue Astounding entre 1948 et 1950). Dans la décennie suivante, il allait (surtout dans ses romans) multiplier les exemples de personnages féminins différents, individualisés, rarement conventionnels – ou alors seulement de façon superficielle.

Mon préféré: Jessie, dans Les Cavernes d’acier. Ou quand la parfaite épouse du héros cache une ardente héroïne romanesque, prête à tout pour accomplir son idéal… Mais chut, il ne faut pas non plus déflorer l’intrigue, non?

On pourrait encore citer les héroïnes de Cailloux dans le ciel ou Les Courants de l’espace, dont (comme pour Bayta), le dévouement à leur partenaire masculin (l’une en tant que fille, l’autre comme amante) est loin de résumer le rôle. Il s’agit de personnages à part entière, que les hommes à l’intérieur de l’histoire ont tendance à négliger, à compter pour acquis, mais qui ont leur propres idées, leurs propres idéaux, et qui agissent de façon parfaitement autonome – quitte, comme dans Cailloux dans le ciel, à risquer de tout perdre! Les hommes ignorent ces femmes-là à leurs risques et périls…

Alors, pourquoi une telle insistance de la critique, même féministe, à ne pas voir les femmes dans Asimov? Qui sait… Peut-être parce que ce ne sont pas des vamps – et que les féministes convaincues elles-mêmes ne sont pas totalement immunisées contre les clichés?

Mais même ainsi, ils et elles n’ont pas vraiment d’excuse. Ou alors, il faut oublier le personnage de Gladia, dans Face aux feux du soleil (première publication en feuilleton dès 1956): voilà une héroïne qui a permis à Asimov, dès le milieu des années 1950, d’explorer des thèmes plus immédiatement liés à la sexualité, et notamment au désir sexuel féminin. Une sexualité qui est d’ailleurs au cœur même de l’intrigue!

Bon. J’en resterai là, parce que beaucoup de choses ont changé au cours des années 1960, dans la science-fiction, comme ailleurs, concernant le rôle des femmes.

Mais j’espère avoir montré que contrairement aux idées reçues répétées encore une fois sur les blogs de Tor.com par Jo Walton, les personnages féminins ne sont ni absents, ni insignifiants, dans les textes écrits par Asimov au temps où la SF américaine était assez massivement sexiste. Et que ce n’est pas parce que ses personnages n’étaient pas (1) des bombes sexuelles qu’elles n’avaient ni personnalité, ni autonomie, ni désirs.

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(1) Sauf exception, dans certaines nouvelles, et généralement pour en tirer des effets comiques.