
Couverture de l’édition du cinquantenaire du Seigneur des Anneaux (HarperCollins)
C’est devenu un poncif : la fantasy manquerait de diversité, les romans de Tolkien ne mettent en scène que des Blancs, etc. Il y a du vrai là-dedans : Tolkien voulait créer une mythologie typiquement anglaise, et pour lui, cela voulait dire une petite île européenne relativement homogène au milieu du vaste monde. Ses continuateurs (y compris américains, comme G. R. R. Martin) ont repris en bloc le cadre imaginaire médiéval anglo-saxon, même s’ils avaient moins de raisons pour cela que le passionné de vieil anglais à Oxford et spécialiste de Beowulf.
Mais une partie des reproches, on ne sera peut-être pas étonné de l’apprendre, n’a de sens que par rapport à l’adaptation cinématographique du Seigneur des Anneaux et du Hobbit. Bref, il faudrait plutôt se tourner vers Peter Jackson et New Line Cinema (aujourd’hui finale de WarnerMedia) que vers Tolkien.
Vous ne le croyez pas ? Prenons un par un les griefs.
(Nota bene : J’utilise ici la version originale du Seigneur des Anneaux, abrégée TLOTR, pas l’une ou l’autre des traductions françaises, par souci de précision.)
1) Les seuls acteurs non blancs jouent des méchants.
Avec en effet de nombreux figurants noirs, maoris, etc., dans le rôle des Orques et Semi-Orques. Mais c’est un choix des producteurs. Ils auraient aussi bien pu faire appel à des acteurs d’origine européenne. Et cela a permis à quelques acteurs « issus de minorités » de se faire connaître, comme l’impressionnant Lawrence Makoare.
Mais ce n’est pas tout. On parle d’acteurs, mais comment étaient définis les Orques et les Trolls dans la roman d’origine ? Pas comme une race humaine, fut-elle inférieure ! Mais bien comme d’autres espèces. Et pas même des créatures naturelles. Ainsi, l’un des « vieux sages » du Seigneur des Anneaux, le chef des Ents, Treebeard, nous apprend que :
« Trolls are only counterfeit, made by the Enemy in the Great Darkness, in mockery of Ents, as Orcs were of Elves. »
(TLOTR, livre III, chap. 4)
Bref, les Orques et Trolls sont des projets de génie génétique maléfique, et même pas fabriqués à partir de populations humaines, à la base.
Rappelons que dans la cosmogonie de Tolkien, Sauron, comme son prédécesseur Melkor/Morgoth ne sont pas des êtres humains, mais des êtres quasi-divins, qui ont commencé comme serviteurs du Créateur et sont passés du côté obscur. L’équivalent des anges déchus de la Bible, dans la version revue et corrigée par Milton. Ils sont mauvais parce qu’ils ont choisi le pouvoir absolu, donc le mal, pas par nature. D’ailleurs selon les mots de Gandalf, « rien n’est mauvais aux origines » :
« For nothing is evil in the beginning. Even Sauron was not so. »
(TLOTR, livre II, chap. 2)
Donc parler de racisme à leur propos est très, très à côté de la plaque.
2) Mais il y a aussi des humains du côté des « méchants » de l’histoire, et ils sont noirs alors que les « bons » sont blancs !
Cette critique aurait plus de force s’il n’y avait pas aussi bon nombre de « méchants » à physionomie européenne. Pensons à Saruman, Denethor, Grima Wormtongue, et même certains Hobbits comme Lotho Sackville-Baggins. Difficile de faire ici l’équation entre une origine ou une couleur de peau et un jugement moral.
Quant aux représentants de populations à l’apparence non européenne, il est faux de dire qu’ils sont tous du côté obscur. Et les Woses, ou Drúedain, les « Hommes sauvages », que nos héros rencontrent au Livre V, chapitre 5 ? Petits, bruns, les jambes torses, vêtus de pagnes d’herbes et usant de flèches aux pointes empoisonnées, ce sont des « indigènes » exotiques à souhait, mais ils sont ennemis implacables des Orques, et aident les Rohirrim à parvenir à temps à la bataille décisive des Champs du Pelennor. En reconnaissance, le Roi leur confirmera la possession de leur territoire ancestral dans la forêt de Drúadan.
Il est intéressant de noter que les Hommes sauvages du roman devaient à l’origine figurer parmi dans l’adaptation filmée (l’acteur maori Wii Kuki Kaa devait jouer leur chef) mais que ce passage a été finalement abandonné. Encore une façon dont Hollywood a faussé la représentation de la diversité humaine dans le roman…
Mais les Haradrim, me direz-vous ?
Justement, les Haradrim, du côté ennemi, sont l’exemple d’une nation non européenne qui se retrouve alliée avec Sauron et qui se retrouve du côté des perdants. Mais contrairement aux Orques, ils ne sont pas présentés comme totalement dépravés ou dégénérés, seulement comme des ennemis féroces. L’incident du livre IV, chapitre 4, où les hommes de Gondor tendent une embuscade à des guerriers de Harad montés sur des éléphants est traité comme un épisode des Guerres puniques (une référence obligée pour un homme de culture classique comme Tolkien) où l’ennemi est certes un « autre », mais à la fois craint et respecté. On est très loin du dégoût total évoqué par les Orques, ou la pure horreur devant les Trolls ou les Nazgul.
D’ailleurs, il suffit de regarder le sort qui échoit aux différents groupes ennemis lorsque l’Anneau unique est détruit et Sauron vaincu : les Orques et autres créatures maléfiques sont déboussolés, pris de panique et suicidaires, « comme des fourmis » dont on a détruit la fourmilière. Les nations humaines que Sauron tenait sous sa coupe, Haradrim et Orientaux, voient au contraire les écailles leur tomber des yeux :
« [They] saw the ruin of their war and the great majesty and glory of the Captains of the West. And those that were deepest and longest in evil servitude, hating the West, and yet Men proud and bold, in their turn now gathered themselves for a last stand and desperate battle. »
(TLOTR, livre VI, chap. 4)
Comparer la dignité accordée même aux plus endurcis des ennemis parmi les humains, avec la façon dont les Orques (donc non humains) sont décrits.
Mais la plupart de ces Hommes anciennement au service de Sauron reconnaissent simplement leur défaite et fuient ou déposent les armes. Ils peuvent ensuite retourner chez eux, obligés seulement à reconnaître au Roi de Gondor l’autorité sur les terres de l’Ouest, et à ne plus troubler la paix à l’avenir. Pas de guerre de conquête contre eux, ni d’exportation forcée d’un mode de vie. Bref les Autres du roman sont respectés dans leur différence, dans le droit à un mode de vie indépendant, bien loin de l’image d’hégémonie culturelle qui s’est attachée à la fantasy.
Ce sont des subtilités qui n’ont pas non plus été traduites à l’écran… Dommage.
3) Mais s’il y a un peu de diversité parmi les Hommes dans le roman, ce n’est pas le cas chez les Hobbits, les personnages les plus attachants et les mieux développés du récit. Ça fait tache.
C’est vrai, sauf que…
Sauf que là encore, on a tendance à en juger d’après le film. Regardez la distribution : tous les Hobbits et quasiment tous les acteurs principaux sont non seulement d’origine européenne, mais d’Europe du Nord-ouest, descendants d’Anglais Écossais, etc. Exactement le peuplement des colonies britanniques d’Amérique et d’Océanie, vous me direz. La complexion du teint, la couleur des yeux, les traits, tout se combine pour donner une impression d’homogénéité ethnique.
Mais, si on lit attentivement Tolkien, ce n’est pas l’impression qui se dégage du livre. En fait, dès le Prologue, le narrateur évoque la diversité ethnique chez les Hobbits, avec trois « races » (breeds) différentes, les Harfoots, Stoors et Fallohides. Ces derniers sont plus grands et blonds, les Harfoots étant relativement « bruns de peau » et petits.
Il n’est pas très difficile de deviner dans ces descriptions une transposition des trois principales sources de peuplement des Îles Britanniques, du moins selon les données disponibles à l’époque de Tolkien : les Celtes, les Angles et Saxons, et les Normands, respectivement. N’oublions pas le rôle de « mythologie pour l’Angleterre » que Tolkien voulait faire jouer à ses Hobbits.
Nous avons pris l’habitude de penser la diversité en terme de « les Européens » et « les autres », ce qui est un peu réducteur. Or au temps où écrivait Tolkien, on était très conscients (pour de bonnes et de mauvaises raisons…) de la variété de faciès et d’origines qui peut s’observer au sein même de l’Europe. Et qu’on était très attaché à distinguer ce que nous appellerions un « teint de blond » qui rougit au soleil mais ne fonce pas, d’un type de peau qui est certes naturellement pâle, mais qui brunit vite au soleil. Le premier est assez répandu en Europe du Nord, et le second majoritaire dans le reste du continent. Il faut rappeler que pendant longtemps, en fait tant que la majeure partie de la population devait travailler aux champs, la blancheur du teint a été un critère absolu de beauté et de distinction.
Ceux que l’on considérait comme de « souche » celte étaient typiquement décrits comme petits et moins clairs de peau et de cheveux que les gens d’Europe du Nord. Et dans la hiérarchie des races qui imprégnait alors les mentalités, les « Celtes » étaient en seconde zone, en-dessous des races « germaniques » auxquelles l’intelligentsia anglo-saxonne s’identifiait. Le terme même d’anglo-saxon est une trace de ces conceptions, se référant à l’origine de ces populations au nord de l’Allemagne. Ouvrez n’importe quel roman anglais de la seconde moitié du XIXe siècle ou du début du XXe, vous trouverez quasi toujours les « Celtes de service » (Irlandais, Écossais…) décrits au moral comme fantasques, indépendants voire hors la loi, courageux mais indisciplinés, souvent poètes, amoureux de la nature parce qu’ils en sont proches, mais à la cervelle un peu fragile, et au fond plus adaptés au rôle de serviteur qu’à celui de maître. Ce n’est pas pour rien que les habitants du Pays de Galles se considèrent comme « la première colonie anglaise ». Et les Écossais et Irlandais ont un gros contentieux avec Albion, là aussi.
On est bien loin du Seigneur des Anneaux, vous direz ?
Mais regardez comment ces différences de « race » informent la façon dont sont décrits nos Hobbits. Il n’y a certes que peu de descriptions physiques des principaux personnages, mais ce qui s’y trouve est suggestif.
Ici, on parle de Frodo :
« A stout little fellow with red cheeks (…) That won’t help you much, it goes for most Hobbits (…) But this one is taller than some and fairer than most »
(TLOTR, livre I, chap. 10)
Noter l’adjectif « fair », qui peut signifier aussi bien « au teint et aux cheveux clairs » que « beau », en anglais. (Un peu comme chez nous, « franc » peut se rapporter aussi bien au peuple franc qu’aux qualités morales qu’on s’est plu à leur attribuer.)
Et plus loin :
« And so Gollum found them hours later (…) Sam sat propped against the stone (…) In his lap lay Frodo’s head, down deep in sleep; upon his white forehead lay one of Sam’s brown hands »
(TLOTR, livre IV, chap. 8)
Bref, on un Frodo plutôt grand et au teint clair, ce qui suggère une ascendance qui serait, dans les classifications racialistes de l’époque, serait qualifiée de « nordique ». Cela correspond aussi aux critères de beauté européens classiques, qui sont ceux de l’aristocratie du temps.
Sam, quant à lui, a la peau brune des gens qui travaillent en plein soleil, ce qui n’est pas étonnant pour un jardinier. Fort contraste avec Frodo, issu d’une famille de propriétaires terriens, qui peut garder son teint pâle. La différence socio-économique pourrait suffire à expliquer ces différences dans l’apparence, mais rappelons-nous des classification des Hobbits en trois races du Prologue : Frodo, est-il suggéré, a en lui plus d’ascendance Fallohide (les « Normands » de notre histoire, et Sam est sans doute plus Harfoot (soit « Celte »). Et ce n’est pas un hasard si l’un est riche propriétaire et l’autre simple jardinier.
La morale de l’histoire ? Le passé est vraiment un autre pays, nous avons du mal à nous représenter comment pensaient des gens dont seulement quatre-vingt ans nous séparent. Et si Tolkien n’a en effet voulu faire qu’une mythologie européenne, il n’a jamais eu l’intention de faire de sa « seconde création » (son terme pour l’univers imaginaire qu’il avait créé) un monde appauvri en diversité humaine par rapport à l’original. Une diversité envisagée avec les outils mentaux de son temps, bien sûr, et qui ne sont plus les les nôtres. Encore faut-il, pour pouvoir l’apercevoir, retourner au texte, ne pas rester ébloui par la lumière venue d’Hollywood.
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