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Quand un roman historique déborde du cadre

On m’a demandé récemment si c’était voulu de n’avoir pas mis en scène la trahison de Pichegru dans mon roman Coup de froid sur Amsterdam (paru en février aux Éditions du 81). La réponse est oui, et pour une raison très simple : cela aurait été en avance sur l’époque.

Petit rappel des faits : en janvier 1795, où mon roman se situe, le général Charles Pichegru est à la tête de l’armée du Nord, qui vient de conquérir la Belgique et la Hollande. D’origine roturière, il est un parfait exemple des « hommes nouveaux » de la Révolution française, officiers sortis du rang qui prouvent qu’il n’est pas besoin d’ancêtres nobles pour devenir des héros et gagner des batailles. Il est au faîte de sa popularité… Mais quelques mois plus tard, en août 1795, il commence à entretenir des contacts avec des agents royalistes qui le convainquent de soutenir leur cause : il pourrait devenir, lui assurent-il, l’homme qui fait revenir le Roi en France, et gagnerait là un titre de gloire en plus de substantiels avantages en argent et biens divers.

Pichegru ainsi retourné aurait dû faire marcher ses troupes en soutien de l’offensive des Coalisés contre la France en novembre 1795. Mais l’épreuve de force n’eut pas lieu à ce moment-là : le gouvernement d’alors, le Directoire, qui se doutait de quelque chose, le rappelle in extremis. La République l’a échappé belle.

Cependant, au moment où se déroule mon Coup de froid, tout cela est dans le futur ! Impossible de faire plus qu’évoquer les tentations qui pouvaient s’offrir au chef de l’armée du Nord : les cadeaux et autres formes de corruption, la flatterie, le souci aussi de son avenir, car même s’il était arrivé au sommet de la hiérarchie militaire, il ne pouvait savoir de quoi l’avenir serait fait. Les régimes en France se succédaient à un rythme dangereux, et le héros d’un jour pouvait être le paria du lendemain. Et déjà, le Comité de salut public se méfiait des généraux trop en vue, craignant un coup d’État militaire… C’est d’ailleurs ce qui allait arriver un peu plus tard avec Bonaparte, le 18-Brumaire.

Bref, je ne pouvais qu’esquisser toutes ces possibilités, pas les raconter en détail. Mais il y a un point sur lequel je pouvais anticiper un peu, et combler par la fiction une lacune historique : comment le gouvernement a-t-il appris que Pichegru tramait quelque chose ? Du moins comment en a-t-on eu vent fin 1795, à temps pour l’écarter ?

Dans mon roman, on le verra, cela fait partie des indices mis au jour par le détective amateur Antoine Dargent, lui-même en poste à l’armée du Nord comme lieutenant, et chargé de débrouiller une mystérieuse affaire de meurtre. Au cours de l’enquête, il tombe sur un complot royaliste aux vastes ramifications, avec des rumeurs sur l’implication possible d’un certain général Pichegru… Pour l’instant, il n’y a pas de preuve, mais qui sait ? Le germe de soupçon ainsi planté a pu contribuer à mettre la puce à l’oreille des autorités.

Dans la suite de l’Histoire, Pichegru, éloigné des armées, passe alors à un militantisme politique. Il sera bientôt député d’opposition, puis arrêté et exilé lors du coup de force de 1797, après que l’arrestation d’un agent royaliste ait mis aux mains du Directoire des documents prouvant sa trahison.

Mais comme on se souvient, c’est un des éléments de mon précédent roman Mort d’une Merveilleuse, paru l’an dernier aux Éditions du 81. Encore une enquête où Antoine Dargent est confronté aux complots des ennemis de la Révolution, et doit louvoyer entre des partis royalistes qui se drapent dans la rhétorique du droit et de l’honneur, mais pratiquent plutôt sur le terrain la corruption et les coups de couteau. En face, le pouvoir issu de la Révolution se crispe, en panne de légitimité, et l’irruption du fameux Bonaparte avec ses victoires en Italie préfigure ce qui va bientôt advenir. Napoléon réussira ce que Pichegru aurait pu faire, mais n’a pas osé : terminer la Révolution non pas au profit des Bourbons, mais pour lui-même.

Le reste, bien sûr, fait partie d’une Histoire que nous connaissons tous.

Comme tous ceux qui vivent de pareils temps : un peu de lucidité avec Tolkien

Illustration de couverture du Seigneur des Anneaux : un œil dans un anneau, entouré de trois autres anneaux et d'une inscription en elfique

On connaît Tolkien pour un créateur de mythologies et de mondes imaginaires, un grand conteur des temps modernes. Mais son œuvre contient aussi une leçon de lucidité et de courage dans l’adversité dont nous aurions bien besoin aujourd’hui.

Il vivait une époque troublée : sa génération avait traversé l’enfer de la Grande Guerre, et a dû faire face à l’horreur encore plus titanesque de la Seconde Guerre mondiale. Quand il écrit ces lignes au début du Seigneur des Anneaux, on est en 1939 :

Extrait de The Lord of the Rings: "I wish it need not have happened in my time," said Frodo.  "So do I," said Gandalf, "and so do all who live to see such times."

« I wish it need not have happened in my time, » said Frodo.

« So do I, » said Gandalf, « and so do all who live to see such times. »

Comme tous ceux qui vivent de pareils temps, en effet. Et nous sommes aujourd’hui en train de regarder de loin (et pourtant de si près) un autre empire ténébreux qui fait de la guerre de conquête sa raison d’être : la Russie de Poutine. C’est clair aujourd’hui pour tous ceux qui veulent bien le voir.

Parlons franc. Il y a deux ans, lors de l’invasion initiale de l’Ukraine, l’Europe et les USA ont calculé que Kiev tomberait à brève échéance. Ce n’était pas illogique, tout bien considéré. Puis, lorsqu’on a vu que le pays résistait, que l’avance russe marquait le pas, ils ont fait une autre erreur d’estimation en pensant que Poutine renoncerait et se contenterait de quelques gains territoriaux dans l’est et le sud, de quoi soutenir sa fiction sur la « libération » des populations russophones tout en limitant les dégâts pour lui. Là aussi, c’était un calcul rationnel. C’est ce que ferait un dirigeant qui dépend peu ou prou d’une opinion publique.

Mais pour un dictateur, comme pour un gangster, reculer est un aveu de faiblesse, chose mortelle pour lui. On n’est pas en démocratie à Moscou, même imparfaite. La vie des Russes et leur niveau économique est d’ailleurs bien la dernière chose qui importe à cet ancien apparatchik soviétique, ce n’est que trop clair aujourd’hui. Il a choisi la fuite en avant, avec l’aide d’autres seigneurs de la guerre en Iran, en Corée du Nord… Des pays déjà plus ou moins en autarcie et qui n’ont pas à changer grand-chose chez eux pour se transformer en relais de l’entreprise de dépeçage russe.

Est-ce que Poutine croit à sa propre propagande ? À la limite, peu importe, car il a, comme Sauron dans le livre, des relais pour la faire avaler aux peuples qu’il entend conquérir.

La lucidité de Tolkien l’avait vu aussi : la menace du Seigneur ténébreux est toujours hybride, et il faut faire attention à ceux qui, dans notre propre pays, renversent l’ordre des faits, parlent de l’agresseur comme d’une victime et qui, quand ils disent « paix », veulent en fait dire soumission…

« Oui, nous aurons la paix quand vous et toutes vos œuvres auront péri. (…) Vous êtes un menteur, Saroumane, un corrupteur du cœur humain. Vous me tendez la main, et je ne vois qu’un doigt de la serre de Mordor. Cruel et froid ! »

Plusieurs dirigeants occidentaux récemment, dont le président français, ont visiblement désormais un avis similaire. On ne peut que s’en féliciter. Le danger n’est pas moindre, mais au moins on y fera face les yeux ouverts.