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Trucs d’écriture (19) : Dire aux lecteurs les choses que je sais

On gagne à écouter les retours de lecture, même si on n’est pas d’accord avec. C’est l’occasion de découvrir son texte avec d’autres yeux, ceux de gens qui ne connaissent pas l’histoire aussi bien que je la connais… Et qui donc ont besoin qu’on leur dise des choses qui peuvent me sembler évidentes à moi, l’auteure. Mais ne le sont pas pour eux.

J’ai déjà parlé de cet éditeur de revue de fantasy/fantastique qui m’avait conseillé de mettre plus de détails sanglants dans une nouvelle. En effet, mon texte, en l’état, péchait par l’insuffisance de matière : c’était plus un résumé qu’une histoire avec des personnages en chair et en os. En les faisant saigner (au propre comme au figuré), j’ai pu passer cet écueil. Et la nouvelle obtenue a été ma toute première publication professionnelle, payée. Pas mal.

Rebelote il y a à peu près deux ans, quand j’ai envoyé mon roman Du sang sur les dunes à des éditeurs. Assez rapidement, je reçois un courriel d’un éditeur (non, pas celui du 81, attendez la suite…) qui me remercie pour cet envoi mais regrette qu’il ne peut le publier tel quel.

Jusque là, rien que de banal. Mais il ajoute quelques remarques et suggestions, et indique que si je les intégrais au texte, il pourrait reconsidérer sa décision.

Gros remue-méninges de ma part. D’un côté, j’avais certes envie d’être publiée. De l’autre, cet éditeur ne faisait pas partie de mes préférés, pour diverses raisons. Je l’avais sélectionné parce qu’il publiait parfois des romans policiers historiques, mais ce n’était pas non plus sa spécialité. Bref ce ne serait pas non plus une grosse perte s’il disait non. Finalement, j’ai décidé de ne pas réécrire le texte dans le vague espoir de satisfaire cet éditeur. J’étais déjà engagée dans la rédaction d’un autre roman, de toute façon, et cela me semblait du temps mieux employé. J’ai donc répondu poliment, sans m’engager.

Mais j’ai tout de même réfléchi aux suggestions.

C’étaient pour l’essentiel des questions sur ce que le lecteur savait ou pas de mes personnages et de leurs motivations. Autour du protagoniste, notamment. Mais il y avait aussi une remarque qui m’a semblé au premier abord un peu absurde : il trouvait que ça manquait de femmes !

Sur le moment, je me suis demandé s’il avait lu en entier le manuscrit. Il y a en effet dans Du sang sur les dunes plusieurs personnages féminins bien distincts, dont deux jouent un rôle absolument clef. D’où pouvait provenir cette impression ? À force de réfléchir, et d’essayer de me mettre à la place du lecteur, j’ai fini par réaliser que ces personnages n’étaient pas présents au tout début du roman, mais qu’on les découvrait à partir du troisième chapitre environ.

J’avais déjà décidé que je ne réécrirais pas de fond en comble le roman, mais je pouvais ajuster certains éléments. Je me suis donc arrangée pour mentionner dès les premières pages les noms de quelques personnages féminins qu’on rencontrerait plus tard. Histoire de signaler à celui ou celle qui lit que ce roman contenait bien de tels personnages.

Même procédé pour les questions au sujet du héros : j’ai ajouté quelques lignes pour rendre plus claire sa position et les raisons qu’il avait de mener l’enquête. C’est cette version qui a été publiée aux Éditions du 81 en 2021. Et j’en suis plutôt contente.

Nouvelle : « Comme des bulles de champagne »

Fascicule imprimé laser, avec une photo en couleur d'un bouchon de champagne qui saute, et les mots (de haut en bas) : "Mi-Nuit de la nouvelle", "CHAMPAGNE", "17 décembre 2022”.

C’est une habitude depuis quelques années : à l’approche de Noël, je participe à un atelier d’écriture nocturne avec des amis d’Yerres, dans l’Essonne, et les nouvelles qui en sont issues sont réunies dans un fascicule pour les participants et les membres de leur famille. Pour l’édition 2022, le thème était : le champagne. Tout à fait de saison !

J’espère que vous apprécierez ce texte-ci. Et les gens qui ont lu mon roman Du sang sur les dunes pourront reconnaître certains personnages, et découvrir leurs précédentes aventures. Une « préquelle », si on veut…

***

Comme des bulles de champagne

Par Irène Delse

Paris, printemps 1770

Les flûtes à champagne luisaient comme des joyaux à la lueur des chandelles, dans la vaste salle du restaurant où l’aimable marquis de Vivarègues avait choisi de régaler la compagnie après la conclusion du spectacle. Dans la liesse générale, rires et chants fusaient, contre-point musical au tintement des verres que l’on choquait et aux coups sourds des bouchons qui partaient dans les airs :

« Buvons, buvons de ce vin vieux,

De ce nectar délicieux

Qui pétille dans vos beaux yeux ! »

Les yeux de la jeune Adeline Desvignes ne pouvaient se rassasier d’une telle concentration d’élégance, de grâce – oh, et de luxe, bien sûr, elle pouvait bien se l’avouer. Toutes ces bouteilles de vin de Champagne, et les huîtres par bourriches entières, et les grives qui avaient suivi, et tant de petites choses dont elle ignorait le nom, mais qui venaient à point raviver la soif quand on croyait s’être lassée des bulles… Assise à côté du marquis – quasiment sur ses genoux, en fait – la vedette de la troupe, la fine et spirituelle Mlle Harcourt coupait en riant les liens qui entravaient le bouchon d’une bouteille que tenait son illustre admirateur. Le bouchon vola, la mousse jaillit, et toute la tablée applaudit, chacun entrant dans le jeu, tandis que le marquis, le visage déjà rouge comme un rubis, remplissait le verre de l’actrice.

Mlle Desvignes ne put s’empêcher de soupirer. Certaines avaient toutes les chances ! Elle-même n’aurait pas repoussé un gentilhomme aussi attentionné et généreux…

Mme Richaud, sa voisine immédiate, cligna de l’œil, ce qui fit danser comiquement la mouche de taffetas noir qu’elle portait au coin de la paupière. Puisant à la cuillère dans un plat d’olives marinées (encore de quoi aiguiser la soif), elle murmura :

— C’est toujours la même chose, il suffit d’un titre ou d’une grosse fortune pour faire oublier l’âge du galant…

Mlle Desvignes rougit, mais répliqua sur le même ton :

— Eh bien, ma chère, c’est ainsi que va le monde ! Pourquoi blâmer une femme qui sait utiliser les avantages que lui a donnés la Nature ?

L’an dernier, elle aurait dit « le Bon Dieu ». Mais parmi les aimables libertins qui faisaient la compagnie ordinaire du marquis, on apprenait vite à oublier l’Église et à lui substituer les nouvelles déités, celles qui étaient sacrées même aux yeux des philosophes. Non, l’un dans l’autre, elle ne se plaignait pas. Son tour viendrait d’être la vedette, la destinataire des sérénades, des soupers fins, des cadeaux divers qu’un gentilhomme épris – et riche – pouvait prodiguer à celle que sa fantaisie distinguait. En attendant, elle pouvait profiter d’un peu de la manne qui pleuvait sur la Harcourt.

***

Joseph Dubourg aurait pu s’en aller, transaction faite, mais comment résister à la tentation de la curiosité ? Sous prétexte d’aider le maître d’hôtel à garder l’œil sur les bouteilles de champagne qu’il venait de fournir, pour un prix très honnête, à l’illustre restaurant, il avait trouvé le moyen de rester et d’assister aux agapes.

Debout dans un coin de la salle, près d’un seau à rafraîchir qui ne restait jamais longtemps vide, il enlevait aux bouteilles, en un tournemain, leur coiffure héroïque de papier doré, tout en repaissant ses yeux de la magnificence de la fête, de la beauté des dames et demoiselles attablées dans leurs plus beaux atours, de la distinction des messieurs, aussi, qui papillonnaient tout autour. Le marquis n’était pas le seul gentilhomme à attirer l’attention des belles. Hélas, Joseph, lui, n’avait ni titre ni millions, et ne pouvait jouer pour l’instant que le rôle d’un des supplétifs de la fête. Pour le moment. Car, il se l’était juré, il ne végéterait pas longtemps avec de petites transactions besogneuses, quelques douzaines de bouteilles de champagne par ci ou par là. Un jour, il compterait parmi les financiers de haut vol dont les demeures somptueuses étonnaient Paris, et qui comptaient des ducs et des princes parmi leurs obligés. Une naissance roturière ne pouvait être corrigée, mais au défaut de fortune, il y avait des remèdes…

Une petite toux discrète du maître d’hôtel le sortit de sa rêverie. Encore des bouteilles à mettre au frais, et d’autres à essuyer et présenter aux convives. De ce train-là, on roulerait bientôt sous la table.

Il contempla distraitement l’une des plus jeunes actrices comme elle faisait à son tour sauter un bouchon : une fille de dix-sept ou dix-huit ans tout aux plus, aux cheveux d’un blond cendré très clair, presque naturellement argentés, qui n’avaient pas besoin de poudre. Son teint frais se passait aussi de céruse, et sa robe toute simple, qui n’avait pas dû coûter bien cher, ne distrayait pas le regard de sa silhouette gracile, à la fois fine et bien tournée, comme une petite bergère de Sèvres.

Quelle différence avec tant de dames, autour de la table, dont on ne voyait que le fard et les falbalas…

***

On a souvent évoqué le silence inévitable qui se produit à l’instant solennel où un bouchon de champagne est sur le point de sauter. Tandis qu’elle approchait le couteau du goulot encore humide de buée, Mlle Desvignes observait à la dérobée le jeune homme qui venait tout juste de sortir la bouteille du seau. Plutôt grand et bien tourné, avec des yeux bleus de lin dont l’expression candide le rajeunissait encore, il était vêtu de façon modeste, sans les dentelles, les soieries et les broderies d’or que déployaient les gentilshommes de l’entourage du marquis.

Mais parmi toutes les femmes couvertes de satin et de brillants, c’est sur elle qu’il avait jeté les yeux. Oh, comme il était irrésistible de se voir regardée ainsi !

Un peu plus tard, comme le jeune homme s’enquérait de son nom, elle répondit machinalement, sans réfléchir : « Henriette. » Elle s’était pourtant promis de ne plus jamais utiliser son nom de baptême ! C’était bien la peine d’avoir un nom de scène digne de sa nouvelle vie, si c’était pour l’oublier dès qu’un beau garçon lui faisait les yeux doux.

***

L’automne suivant, Joseph avait déjà laissé derrière lui le commerce de détail des vins de Champagne et autres denrées, et voilà qu’une nouvelle opportunité s’offrait à lui, qu’il n’était que de saisir hardiment pour se hisser au moins jusqu’au premier échelon de la fortune. Rien ne le retenait à Paris… Et pourtant, il s’attardait, sentimental, faute d’avoir pu revoir la petite actrice, et errait dans les rues à sa recherche, entrant dans les lieux les plus louches en quête de quelqu’un qui l’aurait croisée.

Au début, tout avait filé comme sur un nuage. La jolie Henriette avait le charme et l’élégance d’une vraie Parisienne, bien qu’elle fût tout récemment montée de sa province. Elle se produisait dans de petits rôles, espérant mieux, bien sûr, et prenait des cours de chant pour élargir son répertoire. Ils avaient vécu une petite idylle, quelques semaines durant, et puis les affaires avaient accaparé Joseph, qui avait dû partir seconder son oncle à Châlons. Mais aujourd’hui, à la veille de partir pour un voyage bien plus lointain, il ne pouvait s’empêcher de repenser à elle.

Il finit par la dénicher presque par hasard, dans une guinguette de Montmartre, en-dehors de la ville, où elle avait dû trouver à s’employer comme servante. Quand elle le vit, cependant, elle eut un mouvement de recul et tenta d’échapper à ses regards en se rencoignant dans l’ombre, derrière le buffet, les bras croisés devant elle au niveau de sa taille.

Le souci qui la rongeait n’était que trop évident.

Joseph, le cœur serré comme dans un étau, ne pouvait détacher ses yeux de cette taille considérablement arrondie, et du visage rougi par le masque de grossesse de la jeune femme qui avait été sa maîtresse. L’amusement d’un instant jetait de longues ombres.

Il s’approcha gauchement, affectant de regarder le buffet où trônait un magot de porcelaine à côté de la théière, de la cafetière et du sucrier des grands jours. Avec un soupir, il murmura :

— Pardonne moi, Henriette. Je venais pour dire adieu. On m’a offert une place dans une compagnie de commerce à Chandernagor, aux Indes.

Elle leva enfin les yeux, où il vit perler des larmes :

— Et c’est… c’est pour longtemps, j’imagine ?

— Je ne sais pas quand je reviendrai. J’essaie d’être honnête, tu vois.

Elle se mordit la lèvre inférieure sans répondre. Pour finir, Joseph lui donna un peu d’argent, autant qu’il pouvait se le permettre dans la circonstance, puis s’en alla.

Il faudrait qu’elle se débrouille. D’une façon ou d’une autre. Mais un avenir commun n’était pas au programme. Impensable d’emmener la fille partager avec lui les dangers d’une aventure aux Indes, surtout si elle avait un bébé sur les bras. Et il n’envisageait pas non plus de renoncer à son avenir, pas maintenant qu’il en était si près, presque à le toucher.

***

Paris, printemps 1771

Le rideau tomba. Dans la salle, les applaudissements s’élevèrent comme une tempête et grossirent encore, dans une ambiance des grands jours. Mlle Desvignes, dont le cœur battait à tout rompre, laissa échapper un soupir silencieux.

Allons, ce retour à la scène était un succès, après tout ! Et pour son premier rôle important, voilà qu’elle était bissée. Tout cela était de bon augure. Prenant une profonde inspiration, elle réarrangea les plis de soie rouge de sa robe. Elle avait accueilli ce rôle avec appréhension, pourtant : comment jouer Idamé, dans L’Orphelin de la Chine, de M. de Voltaire – une femme prête à mourir pour son enfant – après qu’elle-même eût quitté le sien ?

Oh, elle n’avait pas vraiment abandonné le petit, puisque qu’elle avait pu le confier aux bons soins de son frère. Le brave Bastien Dargent avait un peu fait la tête, et avait bien essayé de joindre à sa bonne action quelques cours de morale, mais tant pis ! La messe était dite.

Un instant, elle se demanda où pouvait être Joseph Dubourg, en ce moment, et si parfois il pensait à elle. Au moins, l’argent qu’il lui avait donné lui avait permis de vivre décemment en attendant le terme, puis de faire le voyage d’Avignon pour trouver son frère. À l’avenir, qui sait… Mais sans doute ne reviendrait-il jamais : entre le climat, les Anglais et indigènes, nombreux étaient les aventuriers qui périssaient aux Indes.

Les applaudissements ne donnaient pas signe de vouloir se calmer. Avec un clin d’œil, le régisseur fit à nouveau lever le rideau, tandis que toute la troupe prenait place pour saluer derechef. Ce fut du délire : aux battements de mains se joignirent les vivats, puissants comme une houle, et la joie jaillit en clameur des poitrines oppressées.

FIN

Le roman et les nouvelles

Couverture du roman "Du sang sur les dunes" par Irène Delse : bateaux à voile près d'une jetée, mer agitée

Le 20 août 2021 paraissait mon premier roman policier, Du sang sur les dunes, aux Éditions du 81. Mais ce n’est pas le seul texte qui se rattache à l’univers d’Antoine Dargent et à son époque. J’ai aussi commis quelques nouvelles ! On peut les lire ici même, sur ce blog. Je les ai mises en ligne après une première publication, généralement dans un cadre non commercial :

Premier Noël, dernier Noël (petit conte écrit pour un atelier d’écriture à tendances oulipoesques, d’où certaines curiosités dans le vocabulaire utilisé)

Une leçon de Terreur (beaucoup plus sombre, un texte écrit en 2020 pour un « Spécial Halloween » de Rocambole, qui n’était pas encore devenu Doors)

Un artiste en son genre (atelier d’écriture encore ; je m’étais bien amusée)

(Pour ceux et celles qui veulent en lire plus, je signale aussi la page Textes de fiction, pour les liens vers des nouvelles dans d’autres univers.)

Mon roman « Du sang sur les dunes » et autres parutions en 2020-21

L’année 2021 a été pour moi un bon cru, puisqu’elle a vu (c’était au mois d’août) la parution de mon roman Du sang sur les dunes aux éditions du 81, dans leur collection originale « Romans noirs historiques ». Mais ce n’est pas tout.

Au mois d’avril paraissait l’anthologie Marmite & Micro-ondes, aux éditions Gephyre, avec notamment ma nouvelle de science-fiction « Décalages culinaires ».

En parlant de science-fiction, ma novelette « L’interprète » parue en 2020 est toujours disponible sous forme de série pour l’appli Doors (ex-Rocambole), ainsi que mon roman L’Héritier du Tigre, 2020 aussi, pour une lecture plus longue. Allez-y, il y a une période d’essai gratuite, vous verrez si vous pouvez éviter de devenir accro…

Ce furent deux années riches en publication ou republications (puisque L’Héritier du Tigre avait déjà vu le jour en 2006 aux éditions Le Navire en pleine ville). Et je peux déjà annoncer que 2022 sera bien fournie aussi pour moi. Je n’en dis pas plus, mais ce sera annoncé ici très bientôt !

« Décalages culinaires », ma nouvelle dans l’anthologie Marmite & Micro-ondes

photo : couverture de l'anthologie, représentant un monstre en train de dévorer un vaisseau spatial

Voilà, ça y est : notre anthologie des 20 ans de Marmite & Micro-ondes est parue aux éditions Gephyre, où on peut la commander ! Et dedans, la nouvelle dont je vous parlais en novembre. « Décalages culinaires », tel est le titre. Un texte dystopique et humoristique, parlant de restrictions alimentaires et de voyage dans le temps… Oui, tout ça à la fois, car M&Mo est un cas à part dans les zines de science-fiction et fantastique : on s’y préoccupe uniquement de l’alimentation, des plaisirs de la table et de leurs mutations futuristes, magiques ou paranormales.

Il y a dix-neuf autres textes inédits touchant aux genres de l’imaginaire, signé Ketty Seward, Timothée Rey, Sylvie Miller, Jean-Louis Trudel, et j’en passe. Le tout mitonné par Vincent Corlaix et Olivier Gechter, avec une couverture de Caza. À déguster sans modération.

Y a-t-il des livres qui aident à écrire ? (III) Niveau méta, les histoires qui parlent d’écrire des histoires

Si vous chipez, chipez aux plus grands.

J’ai passé en revue les ouvrages de critique littéraire puis les manuels d’écriture qui m’ont inspirée peu ou prou à m’améliorer, ou du moins à évoluer en tant qu’auteure. Mais il y a une troisième source qu’on aurait tort d’ignorer. Ces livres-là ne font pas juste réfléchir, ils se lisent avec jubilation. C’est le moment de la jouer méta : les histoires qui parlent d’écrire des histoires.

Attention, je ne parle pas de toutes les bouquins dont un écrivain est le héros et où l’intrigue roule sur d’autres questions, sa vie amoureuse par exemple. Non, il faut que l’écriture soit au centre de la problématique.

Je pense à certaines nouvelles d’Isaac Asimov : « Auteur ! Auteur ! » (« Author! Author! », 1943, reprise dans le recueil Early Asimov, 1972, et en français dans Chrono-minets, 1977), où un auteur de romans policiers essaie de mettre fin à une série dont le héros, trop populaire, lui fait de l’ombre. Mais on est dans un univers fantastique où le héros de roman échappe à la page écrite pour rendre impossible la vie de son auteur. La solution viendra, en fin de compte, d’un nouveau recours de l’auteur (et de sa petite amie) à l’imagination, car qui peut vaincre un être de fiction sinon une autre créature du même univers ? Toute cette histoire est évidemment inspirée par Conan Doyle tentant de tuer Sherlock Holmes à Reichenbach.

Et puis il y a « Le doigt du singe », aussi d’Asimov (« The Monkey’s Finger », 1953, reprise en recueil dans Buy Jupiter and Other Stories, 1975, et en français dans Flûte, flûte et flûtes !, 1977) : un auteur de SF, double assez évident d’Asimov lui-même, se dispute avec son éditeur au sujet d’une nouvelle, et ils ont recours à un ordinateur de conception originale pour les départager. Au final, l’ordinateur donne raison à l’éditeur, mais l’auteur trouve moyen d’écrire ce qu’il veut quand même. Et on a exploré l’idée qu’il y a des règles en matière de fiction, oui, mais qu’on n’est pas obligé de les suivre si on a une meilleure idée.

Une autre nouvelle plus récente, « Cal » (1990, reprise dans Gold, 1995, en français Mais le Docteur est d’or, 1996), est plus directe et plus pédagogique, montrant un robot apprenant à écrire de la fiction, depuis de premiers essais infantiles jusqu’à une maîtrise aussi éblouissante que celle d’Asimov à son meilleur.

Mais je ne voudrais pas donner l’impression qu’il n’y a qu’un auteur qui la joue méta avec les conseils d’écriture. Si vous n’avez pas encore lu Le Contrat, de Donald E. Westlake (en V.O. The Hook, Mysterious Press, 2000), vous avez de la chance, il vous reste à le découvrir… L’histoire d’un écrivain qui a un roman mais pas d’éditeur, et à qui un autre écrivain, riche et célèbre, celui-là, mais en panne d’inspiration, fait une offre qu’il ne peut refuser. Suit un roman noir qui plonge dans d’étranges profondeurs de l’âme humaine et de la société, mais aussi, entrelacée dans tout ça, une véritable master-class d’écriture de roman. Élaboration de l’intrigue, des personnages, documentation, révisions, incorporation des suggestions de l’éditeur… C’est une vue de l’intérieur du travail de romancier, par un pro qui a quarante ans de métier au compteur.

Il me semble plus que justifié de méditer ce genre d’expérience, surtout quand elle vient au sein d’un roman qui l’illustre aussi bien que Le Contrat.

P. S. Oups. Encore une fois, j’ai oublié quelques influences importantes. Et même incontournables. Stephen King a plusieurs fois mis en scène dans ses romans des écrivains. Citons Sac d’Os (Bag of Bones, 1998), où le protagoniste se débat contre un cas particulièrement sévère d’angoisse de la page blanche. Mais bien sûr, l’exemple le plus extraordinaire est Misery (1987), l’histoire d’un auteur de romans populaires qui essaie de changer de registre et devenir un « vrai » écrivain, et se retrouve à la suite d’un accident sous la coupe de sa meilleure et pire fan, prête à tout pour l’obliger à reprendre sa série à l’eau de rose. Luttant désormais pour sa vie, il apprend à travers cette épreuve que les personnages de roman populaires ont une force et une vie qu’il n’aurait pas soupçonnée au départ, animés par la foi que les lecteurs mettent en eux.

Anthologie Marmite & Micro-Ondes : à vous de jouer !

L’aspect fini. Classe, non ?

(Màj du 22/11/2020 : Ça y est, la campagne de financement est terminée, et elle est réussie ! L’anthologie verra bien le jour. Je vous donnerai des nouvelles dès que j’ai une date de parution.)

Une nouvelle de SF de ma part, cela vous dit ? Un texte dystopique et humoristique sur fond de restrictions alimentaires et de voyage dans le temps ? Du léger pour faire digérer du lourd ? Et dix-neuf autres textes inédits touchant aux genres de l’imaginaire, tous ayant trait de quelque façon à la bouffe… Pardon, à l’alimentation et la cuisine. Car on est ici dans la gastronomie littéraire. L’anthologie préparée par les soins d’Olivier Gechter et Vincent Corlaix est à déguster. Avec des contributions de Ketty Seward, Philippe Heurtel, Sylvie Miller, Jean-Louis Trudel, entre autres bons marmitons.

La campagne Ulule est en cours, et déjà financée à presque 50%. À bon entendeur, salut ! Pour les gens qui ne connaîtraient pas, cela fait vingt ans que la revue Marmite & Micro-Ondes mitonne son brouet de SF, fantasy et interrogations sur le contenu de nos assiettes. Comme dans le dicton, dis-moi ce que tu mange, je te dirai qui tu es.

Anthologie Marmite & Micro-Ondes : 20 ans et toutes nos dents, textes réunis par V. Corlaix et O Gechter, éditions Gephyre, 2020.

Lectures d’Halloween

Un bonbon ET un sort !

Vous n’avez pas l’impression de vivre dans un cauchemar ? Moi si, mais à quelque chose, malheur est bon : tout ce stress, ces péripéties, ces espoirs fragiles, lamentations, compassion, colère, c’est du combustible à romans. Dès demain, je me lance à nouveau. En mode NaNoWriMo ? Si on veut. C’est bien l’idée en effet de partager l’énergie du NaNo, mais je me donne 4 mois pour terminer le roman, sans me presser. Tout à fait faisable, même en comptant le fait que je ne suis pas confinée, eh non. Les joies de travailler dans un service public à l’accueil du public et autres besognes non dématérialisables.

On reprend donc la formule qui avait marché cet été : je m’étais alors lancée le 1er juin, en me donnant quatre mois pour écrire un roman de 400.000 signes (environ 240 pages). Mission accomplie : j’ai terminé le premier jet fin août et utilisé le dernier mois à peaufiner et réviser. Le sujet : un roman policier historique qui se passe sous l’empire napoléonien, en 1805 très précisément, dans le cadre du fameux « Camp de Boulogne », les préparatifs pour l’invasion manquée de l’Angleterre. Cette fois, je reprends la même formule et les mêmes personnages principaux (mon détective et quelques compagnons) et je remonte dans le temps de quelques années jusqu’au Directoire, en 1997, dans la période trouble qui sépare la campagne d’Italie de l’expédition d’Égypte. Entre agents royalistes, belles intrigantes, sbires sans scrupules et complots à double et triple fond, il y a de quoi faire.

En attendant, que lire ? Pour Halloween, du sombre et du terrible, bien sûr ! Ci-dessous les liens vers quelques unes de mes nouvelles disponibles en ligne :

Bonne lecture, et n’oubliez pas que Rocambole a tout un catalogue de séries d’horreur, fantastique, thrillers, etc. En plus de tout le reste.

Tous mes textes en accès libre, Rocambole enfin sur Android, et bien plus #LecturesDeConfinement

capture d'écran : titres de fantasy chez Rocambole
Les mondes de Rocambole

Vous reprendrez bien un peu d’Héritier du Tigre ? En accès gratuit sur Rocambole (iOS et Android) pour toute la durée du confinement, ainsi que les autres séries, décision commune de l’entreprise et des auteurs. C’est le moment où jamais de s’évader et d’évacuer un peu de stress.

C’est dans ce même esprit que je remets ici les liens vers mes autres textes en accès libre :

  • Augusta Helena, 2020, roman historique, publié gratuitement sur Wattpad et désormais sur Smashwords et Lulu.

Un peu de rab’ de L’Héritier du Tigre :

Et dans un cadre historique :

Bonne lecture, j’espère ! N’hésitez pas à partager ces liens, c’est fait pour.

Un artiste en son genre (nouvelle)

Peinture : Venise, un pont à trois arches sur un canal et des gondoles

Sur les lieux du crime. (Francesco Guardi, Pont sur le Cannareggio, c. 1780. Source : Wikimedia.)

Un peu d’évasion, cela vous dit ? Avec l’actualité que l’on sait, ce n’est sans doute pas du luxe. Voici une nouvelle qui nous transporte à Venise, à une époque où la ville avait bien d’autres problèmes, l’un d’entre eux s’appelant Bonaparte… C’est un produit du même atelier d’écriture qui a déjà été à l’origine de trois nouvelles humoristiques et quelque peu oulipiennes. (Certains détails bizarres sont dus au fait qu’on doit intégrer au texte des mots ou phrases tirés au sort.)

Bonne lecture.

* * *

Un artiste en son genre

Irène Delse

Venise, le 27 floréal, an V (16 mai 1797)

Sur une mer imaginaire, loin de la rive, une galère dorée voguait au soleil levant, tous étendards déployés. Un tel sujet aurait dû réclamer de grands espaces, au moins deux toises de toile et de peintures, au bas mot. Mais le maestro Claudio Galvan s’était contenté d’un petit rectangle d’un pied sur deux, comme pour la plupart de ses autres œuvres. Pas de grande machine, dans cet atelier, pas de ces tableaux à la dimension d’un mur comme en arboraient les palais des Doges et les cathédrales.

Le capitaine Antoine Dargent jeta un regard à la ronde, amusé. Du point de vue de quelqu’un qui se proposait de déménager quelques uns de ces tableaux pour les envoyer en France, à la faveur du châtiment qui s’abattait sur Venise, ce n’était pas un souci, au contraire.

Pietro Vidotto, l’un des rapins qui n’avait pas pris la fuite à l’arrivée de l’armée française, hocha la tête avec une jubilation non dissimulée, secouant une tignasse roussâtre, drue comme les piquants d’un hérisson.

— Comme je vous le dis, signor ! Décampés, tous ! À présent, il n’y a plus qu’à se servir…

— Ton maître avait donc bien peur des Français ?

— Surtout des Jacobins, signor. Ce que vous appelleriez le parti pro-Français. Tout le monde sait bien que désormais, c’est eux qui vont faire la loi à Venise, et qu’ils ont gros à reprocher au parti aristocratique, qui les a persécuté toutes ces dernières années…

Antoine sourit, mais non sans un pincement de cœur. C’était la fin pour la Sérénissime République. À force de tenter de louvoyer entre l’Autriche, sa vieille rivale, et la jeune France révolutionnaire, dont les armées avaient fait intrusion un an plus tôt sur la scène italienne avec une vigueur qui avait étonné l’Europe, la Cité des Doges s’était brûlée de tous les côtés, et le vainqueur était décidé à se payer sur la bête. Les Jacobins locaux avaient beau se réjouir, seule l’apparence du pouvoir leur serait concédée. Pour le reste, la province était mise en coupe réglée. Le général Bonaparte avait donné l’exemple en envoyant à la nouvelle administration la liste des œuvres d’art et objets précieux réclamés par la France à titre de « réparations ».

Pendant ce temps, soldats et officiers du corps expéditionnaire avaient à peu de chose près les mains libres, et le loisir d’en profiter.

Pietro, qui n’était pas né de la dernière pluie, avait décroché l’étrange petite marine. Antoine y ajouta une autre toile du même genre, où un bateau de pêcheurs cette fois oscillait sur une mer lumineuse, à l’apparence de joyau. Ces sujets trouveraient toujours preneur en France, pour leur côté exotique. Il en allait de même de divers tableautins représentant des scènes du Carnaval, avec leurs énigmatiques masques noirs ou blancs, et ceux dépeignant les canaux et leurs gondoles.

Il laissa à regret de côté quelques natures mortes, dont une plutôt amusante, où une chouette empaillée voisinait avec des bocaux d’apothicaire. Ce n’était pas ce que recherchait M. Dubourg, ni aucun de ses correspondants à Paris. Et il fallait ménager les heures suivantes pour d’autres trouvailles.

— Je compte sur toi pour emballer tout cela correctement, Pietro.

— N’ayez crainte, signor ! Ça me connaît !

Un coup bref, à la porte d’entrée restée entrouverte, signala un visiteur poli. Antoine se retourna et ne fut guère surpris de reconnaître le lieutenant Silvère Mareuil.

— Eh bien, fit-il, tu as changé d’avis ? Comme tu vois, il y en a pour tout le monde !

Silvère ne daigna pas relever. Mais il s’arrêta pour admirer le contenu de l’atelier, s’attardant tout particulièrement sur les toiles déjà décrochées et mises de côté. Preuve, se dit Antoine, qu’il ne se trompait pas sur le goût du public français.

— C’est… ma foi, c’est très beau, fit le lieutenant. Je crois que je n’étais jamais entré dans la fabrique d’un peintre.

— D’un maître, même. Ce Claudio Galvan est l’un des plus prisés parmi les artistes vénitiens actuels. Outre les toiles qui sont ici, il doit y en avoir cinq ou six fois autant dans les hôtels particuliers de ces messieurs les patriciens.

Silvère lui jeta un regard quelque peu désabusé. Forcément, on envisageait ici l’art sous l’angle du commerce. C’est à cela que serviraient désormais les trésors de Venise : à payer la rançon de ses erreurs passées.

Si tant est que Bonaparte acceptât de les laisser quittes après cela.

En fin de compte, Silvère finit par suivre son ami lors de la visite suivante, qui concernait une maison de jeux et autres débauches, ce que l’on appelait à Venise une « petite maison », un casino. La moralité douteuse de l’endroit semblait avoir un peu atténué ses scrupules.

— Je vous en prie, messeigneurs, nous sommes prêts à verser une substantielle contribution…

Le majordome, un gros homme en habit et perruque à la mode de Vienne, se tordait les mains avec une ardeur toute italienne, ou toute théâtrale. Car après tout, ce n’est pas de son argent à lui qu’il s’agissait.

— Allons, fit Antoine, mon cher messer Cavasin, ce n’est pas sérieux, ce que vous me dites là. Le propriétaire est un de ces patriciens qui ont fui la ville à l’approche de l’armée française. Le temps que vous lui envoyiez un émissaire, nous aurons été appelés ailleurs par les nécessités de la guerre. Pendant ce temps, vous avez les clefs, vous connaissez les lieux, et vous êtes bien placé pour savoir ce qu’il y a de mieux à récolter.

L’autre s’épongeait le front avec nervosité.

— Tenez, reprit Antoine, nous ne sommes pas déraisonnables : je vous garantie qu’il vous restera de quoi faire votre pelote et partir loin du courroux du noble seigneur !

L’endroit était certes infiniment plus riche qu’un simple atelier de peintre. Pendules dorées, couverts de vermeil, bibelots de corail ou de nacre, chinoiseries, verres multicolores de Murano, habits de soie laissés en gage par des clients malchanceux… Plus le contenu du coffre, bien sûr. Celui-là, Antoine le répartit entre lui, Silvère, et le majordome complice.

Ce dernier accepta même la tâche d’emballer et d’expédier les pièces les plus fragiles, délicates porcelaines et verrerie soufflée. Tant il était vrai qu’une fois le doigt mis dans l’engrenage, les étapes suivantes venaient plus aisément.

Antoine trouva même dans l’un des salons une autre toile de Claudio Galvan : un petit concert de rue, avec trois musiciens masqués et quelques badauds tout autour. Il ne perdit pas de temps pour la décrocher.

— Combien de temps le général compte-t-il nous faire camper dans Venise ?

Le lieutenant Silvère Mareuil lorgna au fond de son verre d’un air morose. Il n’aimait pas penser à ce qu’ils étaient en train de faire, mais c’était indubitablement la politique officielle.

Antoine leva le sourcil :

— Le général Bonaparte ?

— Ha ! Y en a-t-il un autre en ce moment ?

Les deux officiers sourirent. Tout le monde savait que ce n’était pas le gouvernement du Directoire qui avait décroché la présente trêve avec l’Autriche, mais le vainqueur d’Arcole et de Rivoli. Il était présentement en train de négocier avec l’empereur une paix durable — du moins l’espérait-on.

Antoine vida lui aussi son verre et considéra l’atmosphère enfumée de la taverne. Les Français étaient nombreux, ici, ainsi que les divers parasites qui suivaient toujours l’armée : tricheurs, filles publiques, saltimbanques… Au fond de la salle, quelques uns de ceux-ci avaient dressé une planche sur deux tréteaux et commençaient leurs tours.

— En ce qui concerne Bonaparte… (Antoine s’interrompit pour réfléchir.) Le problème, c’est que la mer est houleuse, même si on ne s’en rend pas compte d’ici. Tous ceux que nous avons battus hier, le roi de Sardaigne, le pape, les Autrichiens, vont vouloir prendre leur revanche dès que le général aura les yeux tournés ailleurs.

— Et il faut, ajouta Silvère, compter avec les complots des Émigrés et l’or que les Anglais répandent partout où ils peuvent exciter la haine de la Révolution.

— Tout juste. L’un dans l’autre, je ne pense pas que nous resterons longtemps à Venise. Il y a tant à faire, y compris à Paris où les royalistes relèvent la tête…

Antoine n’ajouta pas que le sort de Venise était déjà scellé, même si peu de gens en dehors de l’état-major de Bonaparte étaient au courant. Au mois de germinal, alors que le général en chef français négociait avec l’empereur les préliminaires de la paix à Leoben, le capitaine Antoine Dargent avait fait partie de l’escorte de l’autre général français de quelque importance alors en Italie, Bernadotte, qui assistait aux négociations. Il avait eu l’occasion d’entendre un certain nombre de choses, qui n’auraient pas été du goût des patriotes et Jacobins italiens.

La république démocratique qu’ils espéraient bâtir ici sur le modèle de la France était morte dans l’œuf. Dès la signature définitive de la paix, Venise serait livrée aux Autrichiens, pour agrandir leur façade maritime. La France se contenterait de mettre la main sur la flotte et sur les caisses publiques. Qui étaient certes considérables.

L’attention de Silvère s’était tournée ailleurs.

— Regarde-moi cette petite danseuse ! Parbleu, c’est un morceau de roi !

— Hmm ? Où cela ?

— Là, voyons, debout sur cette planche !

Et en effet, les tréteaux des saltimbanques s’étaient transformés en piste de danse, où une jeune fille de quinze ou seize ans à peu près s’était mise à évoluer.

Antoine haussa les épaules avec un sourire. Il était plus tenté par la partie de dés qui avait commencé à la table voisine, où quelques soldats qui avaient fait une belle récolte aujourd’hui semblaient décidés à la perdre aussi vite.

Soudain, la voix du jeune Pietro se fit entendre :

— Ah, signor, c’est fait ! Vos affaires sont emballées…

— Bravo ! Allons, tu boiras bien un coup ?

— C’est pas de refus, signor.

Pendant qu’une soubrette peu farouche remplissait leurs verres, Pietro reprit :

— Faites excuse, messeigneurs, si je suis trop curieux, mais… Est-ce que le général Bonaparte va venir en personne à Venise ? On n’a vu jusqu’ici que le général Baraguay d’Hillier…

Lui aussi avait bien compris qui tenait les clefs de l’avenir en main.

Antoine aurait voulu répondre : non, hélas. Il agit comme mon oncle Bastien, qui ne donnait jamais un nom aux chevreaux qui naissaient à la ferme, parce qu’il aurait plus tard à les tuer et les vendre au marché. Non. Il est installé à Campo-Formio et il finasse avec les envoyés de l’empereur. Mais le plus gros est déjà décidé, et ce sera la fin de la partie pour Venise.

Au lieu de quoi, avec un petit rire, il murmura :

— Oh, je ne sais pas s’il viendra, il a tant à faire. Batailles, traités, lois… On lui demande de trancher de tout. C’est un artiste, en son genre.

Le général était certainement capable, à ce qu’Antoine avait pu voir, d’apprécier l’art italien. Il reprit :

— À ce propos, Pietro, maintenant que le maestro est parti, que vas-tu faire ?

Le jeune homme sourit, l’air rayonnant :

— Ce que je vais faire ? Oh, toujours de la peinture, signor ! Pas forcément à Venise, mais qui sait ? À Rome, à Milan, n’importe où. À Paris, même, pourquoi pas ! Là où il y a une cour, on paie les artistes. C’est le plus beau métier du monde.