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Trucs d’écriture (19) : Dire aux lecteurs les choses que je sais

On gagne à écouter les retours de lecture, même si on n’est pas d’accord avec. C’est l’occasion de découvrir son texte avec d’autres yeux, ceux de gens qui ne connaissent pas l’histoire aussi bien que je la connais… Et qui donc ont besoin qu’on leur dise des choses qui peuvent me sembler évidentes à moi, l’auteure. Mais ne le sont pas pour eux.

J’ai déjà parlé de cet éditeur de revue de fantasy/fantastique qui m’avait conseillé de mettre plus de détails sanglants dans une nouvelle. En effet, mon texte, en l’état, péchait par l’insuffisance de matière : c’était plus un résumé qu’une histoire avec des personnages en chair et en os. En les faisant saigner (au propre comme au figuré), j’ai pu passer cet écueil. Et la nouvelle obtenue a été ma toute première publication professionnelle, payée. Pas mal.

Rebelote il y a à peu près deux ans, quand j’ai envoyé mon roman Du sang sur les dunes à des éditeurs. Assez rapidement, je reçois un courriel d’un éditeur (non, pas celui du 81, attendez la suite…) qui me remercie pour cet envoi mais regrette qu’il ne peut le publier tel quel.

Jusque là, rien que de banal. Mais il ajoute quelques remarques et suggestions, et indique que si je les intégrais au texte, il pourrait reconsidérer sa décision.

Gros remue-méninges de ma part. D’un côté, j’avais certes envie d’être publiée. De l’autre, cet éditeur ne faisait pas partie de mes préférés, pour diverses raisons. Je l’avais sélectionné parce qu’il publiait parfois des romans policiers historiques, mais ce n’était pas non plus sa spécialité. Bref ce ne serait pas non plus une grosse perte s’il disait non. Finalement, j’ai décidé de ne pas réécrire le texte dans le vague espoir de satisfaire cet éditeur. J’étais déjà engagée dans la rédaction d’un autre roman, de toute façon, et cela me semblait du temps mieux employé. J’ai donc répondu poliment, sans m’engager.

Mais j’ai tout de même réfléchi aux suggestions.

C’étaient pour l’essentiel des questions sur ce que le lecteur savait ou pas de mes personnages et de leurs motivations. Autour du protagoniste, notamment. Mais il y avait aussi une remarque qui m’a semblé au premier abord un peu absurde : il trouvait que ça manquait de femmes !

Sur le moment, je me suis demandé s’il avait lu en entier le manuscrit. Il y a en effet dans Du sang sur les dunes plusieurs personnages féminins bien distincts, dont deux jouent un rôle absolument clef. D’où pouvait provenir cette impression ? À force de réfléchir, et d’essayer de me mettre à la place du lecteur, j’ai fini par réaliser que ces personnages n’étaient pas présents au tout début du roman, mais qu’on les découvrait à partir du troisième chapitre environ.

J’avais déjà décidé que je ne réécrirais pas de fond en comble le roman, mais je pouvais ajuster certains éléments. Je me suis donc arrangée pour mentionner dès les premières pages les noms de quelques personnages féminins qu’on rencontrerait plus tard. Histoire de signaler à celui ou celle qui lit que ce roman contenait bien de tels personnages.

Même procédé pour les questions au sujet du héros : j’ai ajouté quelques lignes pour rendre plus claire sa position et les raisons qu’il avait de mener l’enquête. C’est cette version qui a été publiée aux Éditions du 81 en 2021. Et j’en suis plutôt contente.

Savoir renoncer à publier son livre

« En Allemagne, pour faire de la politique, il faut un doctorat. En Italie, il faut avoir fait de la télé. Et en France, il faut avoir écrit un livre. »

Je ne sais plus de qui est ce petit topo ironique, entendu sous l’ère Mitterrand, mais c’est assez bien vu. Mais au fait, quel genre de livre ? Souvent un exposé des idées du candidat ou de la candidate, son programme, sa vision du futur. C’est logique mais un peu banal. Un autre choix fréquent : la biographie historique d’un personnage qu’on prend comme modèle et inspiration. François Bayrou a ainsi rencontré un succès public avec une vie d’Henri IV, par exemple.

Mais on peut aussi préférer écrire un roman. Ils sont nombreux à s’y être essayé, de Dominique de Villepin à Marlène Schiappa, de Valéry Giscard d’Estaing à Bruno Le Maire, pour citer le cas qui fait bruire le microcosme en ce moment.

Est-ce que je pense quelque chose de ce roman ? Non, je ne l’ai pas lu. Pour ce que j’en ai vu, dans les extraits « croustillants » publiés ici et là, le bouquin a l’air de n’être ni meilleur ni pire que la majorité de ce qui se publie en France, bon an mal an. Ni excès d’honneur, ni indignité, etc. Je ne jette la pierre à personne : quand vous êtes capable d’écrire des romans (même avec l’aide d’un discret « collaborateur », qui sait), pourquoi garder ça sous le boisseau ? Qui parmi nous aurait assez de sagesse pour ne pas chercher à faire publier même leurs textes les moins réussis ? Et on trouve bien sûr plus facilement un éditeur quand on est déjà connu comme ministre ou député.

Mais tout cela m’a rappelé un cas différent : un politique qui a écrit des romans, et choisi de ne pas publier. Un certain Emmanuel Macron.

Adolescent, et encore bien loin, évidemment, de savoir qu’il entrerait un jour à l’Élysée, le lycéen avait rédigé un roman paraît-il torride, inspiré par son amour pour sa prof de français. On sait ce qu’est devenu cet amour depuis. Le roman, lui, a fini dans un tiroir. Seule Brigitte Macron l’aurait lu en entier.

Le jeune Emmanuel Macron a même récidivé un peu plus tard, à 19 ans, avec un second roman, consigné lui aussi dans un tiroir. Il y a de quoi être curieux, non ? Mais je trouve cela surtout instructif. On accuse souvent les politiques d’avoir un ego démesuré, et c’est parfois vrai. Et les écrivains en général sont rarement en panne de narcissisme. Pourtant, ici, c’est un cas où un auteur choisit ce qui est important dans sa vie, et opte pour ne pas privilégier l’écriture, alors même qu’il semblait avoir la plume facile.

On ne peut que saluer cette sagesse. Et la solidité mentale que cela implique. Un Narcisse aurait au contraire tout fait pour rendre public le moindre de ses brouillons.

Les bandes originales de mes romans

Qui n’a jamais écrit en musique ? Rien de plus simple pour entrer dans l’ambiance, se créer une bulle de concentration et s’isoler pendant une heure ou deux du monde ordinaire. Il y a des auteurs qui se stimulent avec du rock passé en boucle, d’autres qui s’immergent dans la majesté de symphonies classiques. Personnellement, j’ai un faible pour les musiques de film.

C’est parfait pour créer une ambiance d’aventures tout en ne distrayant pas trop. J’aime surtout les bandes originales de films historiques ou de cape et d’épée : j’ai dû écouter cent fois la musique de Vangelis pour Alexander, d’Oliver Stone (2004), en écrivant Augusta Helena. En ce moment, sur un roman policier historique, j’ai dans mes favoris Deezer la bande originale du Barry Lyndon de Kubrick (1975), et celle créée par Philippe Sarde pour La Fille de d’Artagnan de Tavernier (1994).

D’autres bandes originales que j’ai utilisées à un moment ou un autre : celle de Howard Shore pour Le Silence des Agneaux de Jonathan Demme (1991), Max Richter pour L’Œuvre sans auteur de Florian Henckel von Donnerstack (2018), et la splendeur qu’est Tous les matins du monde (1991) version audio.

Pendant l’écriture de mon premier roman, L’Héritier du Tigre, j’ai même beaucoup, beaucoup écouté la musique de Jerry Goldsmith pour Rambo (1982). Ne riez pas ! Et écoutez plutôt la bande originale. L’histoire du film importe peu quand la musique est aussi inspirée.

Torrides mais pas classées X : écrire des scènes de sexe dans un roman

À quoi rêve-t-elle…

Ce n’est pas toujours évident de mettre une scène de sexe dans une œuvre de fiction, même sans être très explicite. C’est quand même un moment à la fois intense et intime pour les protagonistes. On comprend que le cinéaste Quentin Tarantino choisisse de s’en passer dans ses films : c’est difficile à filmer pour les acteurs qui doivent mimer l’amour, et pour l’équipe de tournage qui se retrouve dans la situation de voyeurs.

Et pourtant, l’amour et la sexualité sont une partie si importante de la vie, elles sont associées à des émotions si fortes, qu’il est difficile de s’en désintéresser totalement en écrivant une histoire à propos d’êtres humains adultes.

J’insiste sur cet élément : adultes. Dans mon premier roman, L’Héritier du Tigre, dont le héros est un enfant, il n’y a pas de scène d’amour ou de sexe, et c’est normal. (Il y a des passages où des incidents d’agression sexuelle sont évoqués, en marge de l’histoire principale, mais ce n’est pas la même chose. Une distinction importante à garder à l’esprit.)

Mais en écrivant le deuxième, Augusta Helena, je me suis retrouvée devant la possibilité de montrer la sexualité de mes personnages. Le cadre, l’Antiquité, était une incitation supplémentaire : que serait un peplum sans un peu de curiosité émoustillée pour les pratiques de l’époque en matière de sexe ? La distance dans le temps rend paradoxalement plus facile d’explorer les différences de sensibilité dans ce domaine ô combien sensible.

Reste à savoir comment rédiger ça. D’une part, je n’avais pas envie de donner dans certains travers qui ne sont que trop communs dans les romans qui se veulent « modernes » ou « sincères » : les descriptions détaillées, qui finissent par sonner comme un tableau clinique. Ou, pire, une notice de montage d’Ikea : insérez la tige A dans l’orifice B… (N.B. Image empruntée à Donald E. Westlake. Copiez sur les meilleurs.) Et même si on évite cet écueil, on risque ainsi de faire du porno au premier degré, de quoi titiller certains lecteurs mais aussi en dégoûter d’autres. Enfin, quel intérêt de décrire ce qui a déjà été décrit des milliers de fois, sans rien ajouter de personnel ni d’original ?

Mais je n’avais pas envie non plus de donner dans un certain genre d’euphémisme littéraire qui finit par être plus grotesque que ce qui est censé être évoqué. Vous savez, les « transports » et autres « passions » débordantes des romans d’amour du type bodice ripper, qui mériteraient de gagner un Prix Bulwer-Lytton de mauvaise prose.

Au final, un peu par un processus d’élimination, et un peu aussi en imitant certains auteurs que j’admire (encore une dette envers Lois McMaster Bujold…), j’ai fait ce qu’on pourrait appeler des descriptions incomplètes, ou descriptions interrompues, pour garder le thème érotique. De cette façon, je donne des indications sur ce que font les personnages, mais sans entrer trop dans les détails, et je me concentre sur les sensations et les émotions, sur l’humeur du moment. Bref, il s’agit de suggérer plutôt que raconter par le menu, en se reposant sur la connivence avec les lecteurs et lectrices, qui comprennent à demi mot parce que c’est une réalité humaine commune. La scène est même d’autant plus efficace que l’imagination de la personne qui lit sera active, ou que son expérience personnelle sera vaste.

Bien sûr, le revers de la médaille, c’est que la scène semblera plate si la personne en question n’a pas d’affinité pour ce qui est évoqué. J’ai vu ça avec les réactions d’un des bêta-lecteurs d’Augusta Helena, qui n’a tout simplement pas enregistré certaines scènes d’amour mettant en jeu des personnages de même sexe. Sa propre sensibilité hétéro était trop étrangère à cela. D’où l’intérêt d’avoir des lecteurs bêta variés…

Mais l’avantage de cette mise à contribution de l’imagination des lecteurs surpasse largement, à mon sens, les inconvénients. Lire, disait Stephen King, c’est de la télépathie : transmission de phrases du cerveau de l’auteur à ceux des lecteurs. Mais le récepteur n’est pas passif, au contraire : l’image transmise est reconstituée dans et par le cerveau de la personne qui lit, et ce sont ses propres émotions et souvenirs qui lui donneront son cachet final.

Mon manuscrit est refusé, que faire ? Comment rebondir ?

La vie d’un livre passe par plusieurs étapes. Depuis l’étincelle initiale, la simple idée dans l’esprit de l’auteure, jusqu’au volume fièrement disposé sur les tables des librairies, prêt à rencontrer son public, le chemin peut être long.

Il faut déjà écrire le texte et le terminer. C’est évident, vous direz ? Pas toujours, au vu des réactions de certains auteurs débutants. Mais il vaut la peine d’insister dessus : aucun éditeur n’acceptera de roman ou nouvelle non terminé d’un auteur inconnu. Donc si vous pensez que le texte peut encore être amélioré, continuez à y travailler ! N’envoyez le manuscrit à l’éditeur que si vous estimez que vous avez atteint votre but. Et n’hésitez pas à le faire lire à d’autres personnes pour avoir des retours. (Les « lecteurs bêta », pour parler comme les testeurs de logiciels.)

Mais supposons que vous êtes vraiment contente de ce que vous avez écrit et que vous décidez de l’envoyer à un ou plusieurs éditeurs. Formidable. Mais avez-vous bien choisi vos cibles ?

Pour limiter les risques de refus, et limiter aussi le temps et les frais engagés, il est bon en effet de sélectionner avec soin les éditeurs que vous allez démarcher. Il y a plusieurs critères : la taille et la notoriété de l’éditeur n’est pas une garantie (en fait les grands éditeurs ne vont presque jamais accepter un manuscrit arrivé par la poste) ; le fait que ce soit un vrai éditeur et non un prestataire de compte d’auteur est en revanche capital, car j’imagine que vous voulez être éditée, pas devoir payer pour ça…

Il y a aussi des éditeurs qui n’acceptent les manuscrits que sur papier, pas un fichier au format Word ou PDF, ce qui est de nos jours assez agaçant. Je vais l’avouer : quand j’ai démarché les éditeurs pour Augusta Helena, puis Du sang sur les dunes, j’ai commencé par ceux qui acceptaient les soumissions par courriel. Et j’ai trouvé preneur.

Il faut savoir aussi que certains éditeurs ont un distributeur, grâce auquel ils sont présents dans les librairies, et d’autres vendent directement en ligne, via leur site et/ou Amazon. Personnellement, j’ai visé la première catégorie : j’ai tout simplement visité plusieurs librairies et photographié les livres qui me semblaient proches du mien, pour avoir le nom des éditeurs qui publiaient déjà des romans policiers historiques. En vérifiant sur leur site internet pour avoir leurs coordonnées et plus de détails sur leur catalogue, bien sûr.

Même ainsi, votre texte a toutes les chances d’être refusé, et refusé plusieurs fois. Et c’est dur à vivre. J’ai eu la chance, dans ma vie d’auteure, de voir mon tout premier roman accepté, mais cela a pris du temps : L’Héritier du Tigre, paru en 2006, a été terminé en 2003. Et ce n’est pas la première mouture qui a été acceptée, mais une version révisée suite aux avis de deux bêta-lecteurs à qui je savais que je pouvais faire confiance. Mais il a fallu s’accrocher.

Pour le second roman, Augusta Helena, cela a pris aussi longtemps : je l’ai terminé en 2018 et il a été accepté en 2021. Mais comme j’avais un peu plus de métier, j’ai passé ce temps à écrire deux autres romans, et c’est l’un de ceux-ci, Du sang sur les dunes, qui a été accepté par les Éditions du 81, que je salue au passage ! Et à son tour, cette relation a évolué vers la publication d’autres romans : l’éditrice m’a demandé si j’avais d’autres textes terminés ou en cours, et c’est ainsi que mon Augusta a eu une seconde chance.

Mais on voit l’importance du fait que j’avais d’autres romans à mon actif à proposer quand l’un d’eux était refusé : plus vous avez de textes (et encore une fois, de textes terminés et aboutis), plus vous avez de chances d’attirer l’attention d’un éditeur.

Partir aussitôt sur un nouveau projet, c’est aussi une bonne façon d’éviter de se ronger les sangs en attendant une réponse. Combien d’auteurs restent paralysés après un premier roman, sans pouvoir avancer ? D’une certaine façon, c’est ce qui m’est arrivé : après L’Héritier du Tigre, j’ai tenté plusieurs fois d’écrire une suite, en vain. C’est seulement quand je suis passée à un projet entièrement différent (qui allait devenir Augusta Helena) que j’ai retrouvé de l’inspiration. Et cette fois, avec l’expérience acquise, je n’ai pas attendu d’avoir un retour des éditeurs avant de me lancer dans un autre roman.

Mieux encore : après avoir écrit deux romans, j’ai senti cette fois que je commençais à avoir du métier, l’écriture devenait moins un défrichage de l’inconnu que l’application d’outils que j’avais appris à maîtriser ! Quand on en arrive là, « c’est bon signe », comme dit le poète, « signe que vous pouvez signer ».

Écriture : trouver son tempo (rediff.)

Beating the Story, par Robin D. Laws (2018)

(J’ai déjà eu l’occasion de jouer les fans de Robin D. Laws, mais je ne m’en lasse pas. Si un éditeur français est intéressé, je le porte volontaire pour la traduction. Sérieux.)

C’est toujours utile de lire des bouquins sur d’autres bouquins. Garanti.

Quels sont les deux conseils aux écrivains débutants sur lesquels tous les écrivains confirmés sont unanimes ? 1) Écrire, écrire, écrire. 2) Lire, lire, lire. Il est en particulier important de lire dans le ou les genres que vous pratiquez, ne serait-ce que pour éviter de réinventer la roue. Et puis il y a les manuels d’écriture créative et autres conseils de pro. Pensez à On Writing de Stephen King (en français : Écriture, mémoire d’un métier), qui offre à la fois une série de bons conseils et un exemple vécu de pratique d’écrivain, ce qui n’est pas inutile quand on est vraiment débutant et qu’on manque de repères.

D’autres manuels, destinés à un public de pros (scénaristes de télé et de cinéma…), se concentrent sur la structure du récit, depuis Story, de Robert McKee (1997, et 2015 pour la traduction française), qui est rapidement devenu la bible des auteurs de scénario d’Hollywood, faisant de la structure en trois actes l’équivalent des tables de la loi, jusqu’à Save The Cat! de Blake Snyder (2005), qui détaille plus précisément les éléments d’un bon scénario, avec des variantes selon les genres de récit. Il n’est pas difficile, là aussi, de percevoir l’influence de l’ouvrage au travers de la construction des films et séries télé de ces quinze dernières années…

Tout ceci ne concerne que la structure de l’histoire, la façon dont les briques sont agencées, en somme. Mais la nature et la qualité des briques elles-mêmes peuvent être cruciales pour l’histoire. À quoi bon peaufiner chaque étape du voyage du héros si celui-ci n’a pas une personnalité cohérente ? C’est tout le récit qui risque de paraître incohérent aux lecteurs. Et à quoi bon multiplier les péripéties quand le rythme reste monotone, poussif ?

C’est là qu’entre en scène Robin D. Laws, écrivain, créateur de jeux de rôles et podcaster canadien, avec Beating The Story (2018). Le titre fait référence au terme musical beat qui peut désigner le tempo ; ou, précédé d’un article indéfini, une mesure de temps. Ce livre a commencé comme une tentative de disséquer ce qui faisait marcher une scène dramatique dans Hamlet ou autre classique du répertoire, pour voir si on pouvait importer ce mécanisme dans l’un des jeux sur lequel l’auteur travaillait. Non seulement l’opération a réussi, mais Laws en a tiré des règles générales qui s’appliquent à tous les types de récit, sur tous types de médias, séries, films, théâtre, romans, nouvelles… Il suffit que ce soit une histoire, avec des personnages et des péripéties, ce qui couvre la quasi totalité de la production actuelle, à part quelques œuvres expérimentales.

De quoi s’agit-il ? De la tonalité émotionnelle des épisodes du récit, ici appelés beats, les temps. C’est plus facile à distinguer au théâtre, où la plupart des scènes sont des interactions entre deux personnages ou plus : l’une demande quelque chose, l’autre accepte ou refuse, et on a ainsi des hauts et des bas émotionnels pour le protagoniste, celui dont on raconte l’histoire et auquel l’audience s’intéresse.

Transposé à la prose narrative, ces hauts et ces bas peuvent être là aussi des interactions entre personnages, ou bien des obstacles à franchir, des énigmes à résoudre, selon le genre : les romans policiers et thrillers auront évidemment plus de ce type de séquences, de beats, alors que les romans sentimentaux ou centrés sur les personnages d’une famille seront quasi uniquement du premier type. Tout l’art est de doser les temps forts à tonalité positive (espoir ou satisfaction pour le protagoniste) ou négative (peur ou échec). On peut analyser de cette façon les livres, films ou épisodes de séries à succès et constater qu’ils font alterner de façon rapide les notes positives et négatives, de façon à garder le public en haleine, lui faire vivre les émotions du héros ou de l’héroïne.

Ce sont des préoccupations commerciales, on me dira ? Oui, bien sûr. Si on veut trouver un public, ce sont des questions à considérer. Et rendre son livre addictif n’est pas la pire façon de procéder.

Les gens heureux n’ont pas d’histoire : du bon usage du conflit dans les romans (rediff.)

(N.B. Ce billet, paru à l’origine en 2021, est resté l’un des plus populaire de ce blog. Je remets ici un petit coup de projecteur.)

Je suis une grande fan d’Ursula Le Guin, comme on peut le voir en parcourant les archives de ce blog. Mais ça ne veut pas dire que je partage toutes ses opinions. Ainsi, il y a quelques citations d’elle qui flottent sur Internet, souvent sans contexte (entretien ? conférence ? essai ?) où elle conteste le fait que la notion de conflit soit considérée comme centrale dans les manuels d’écriture, et en général dans la conception que les auteurs anglo-saxons contemporains se font de leur métier.

Un exemple ici, que je traduis rapidement :

« Les manuels d’écriture modernistes font souvent la confusion entre histoire et conflit. Ce réductionnisme reflète une culture qui surévalue l’agression et la competition et cultive l’ignorance des autres options en matière de comportement. Aucun récit complexe ne peut être bâti sur ou réduit à un seul élément. Le conflit n’est qu’une possibilité. Il y a d’autres options, toutes aussi importantes dans une vie humaine, comme avoir une relation, trouver, perdre, porter, découvrir, se séparer, changer. Le changement est l’aspect universel de toutes les histoires. » (Ursula K. Le Guin)

D’accord pour le changement comme élément universel des récits, mais pour le reste ? Je vois plusieurs problèmes.

Première remarque : les histoires que l’on choisit de raconter ne représentent qu’une partie de l’expérience humaine. On connaît le proverbe : « Les gens heureux n’ont pas d’histoire. » Même sans parler de conflit, s’il n’y a pas de problème à résoudre, d’obstacle à surmonter, d’expérience à acquérir, où est l’enjeu ? Et où est l’intérêt du récit ? Ce qu’on appelle en termes techniques la tension narrative : l’émotion induite chez le récepteur du récit (lecteur ou lectrice) par le fait d’attendre un dénouement.

Je ne suis pas la seule à le dire. Car, et ce sera ma deuxième remarque, quand on parle de conflit dans le cadre d’une intrigue de récit, on ne parle pas forcément d’un conflit littéral, d’une guerre entre des individus ou des nations. Voir par exemple ce qu’en dit Lionel Davoust :

« la notion de conflit en narration est le concept qui m’enthousiasme le plus à étudier et à transmettre. C’est bien loin de l’opposition binaire entre un « gentil et un méchant », et même de la notion qu’il faut « un bon adversaire » dans une histoire – plutôt une « bonne adversité » » (Lionel Davoust)

L’adversité, en effet, est quelque chose d’universel, qui peut être un obstacle extérieur ou une faille intérieure. Mme Bovary est ainsi la victime de sa propre imagination, du décalage entre ses aspirations à un grand d’amour romantique et la réalité prosaïque de son ménage. Lizzie Bennett, dans Orgueil et préjugés, doit surmonter ses idées préconçues aussi bien que la hauteur aristocratique initiale de Mr Darcy. Même quand l’adversité est matérialisée par un obstacle extérieur, c’est loin d’être uniquement une question de combats ou de disputes. La nature, par exemple, fournit des obstacles sur une échelle grandiose. Depuis Robinson Crusoé jusqu’aux films catastrophes, en passant par les héros de Jack London, on fait des histoires extraordinaires avec pour « adversaire » la mer, le désert, la forêt, les volcans, la banquise, la faim, le climat, les maladies… Cela marche aussi avec les récits de voyage. Prenez les Méharées de Théodore Monod sur ses voyages au Sahara, ou l’œuvre d’Haroun Tazieff : dans son récit sur l’ascension du Nyiragongo, le vrai personnage, c’est le volcan.

Mais on préfère peut-être un récit au ras du quotidien, centré sur les joies et les peines des personnages ? L’adversité est là aussi : faire des rencontres, aimer, avoir des enfants, c’est se confronter à l’autre, devoir composer avec ses désirs, ses besoins, son sentiment de ce qui est vrai, juste, valable. Aimer, c’est prendre le risque de ne pas être aimé en retour. Parfois de devoir se séparer et de connaître le chagrin. Avoir des enfants, c’est se confronter au risque de ne pas être à la hauteur (ou du moins d’en avoir le sentiment) ; c’est aussi découvrir un jour que vos enfants vous voient comme un fossile, un étranger à peine encore vivant. On a tous des exemples en tête de conflits hélas tout à fait réels dans le couple ou entre parents et enfants.

Lionel Davoust fait très justement le lien entre tension narrative et tension dramatique, celle qui anime une scène de théâtre. Au risque de me répéter, je remets ici la référence à Beating the Story, de Robin D. Laws : le meilleur manuel pour expliquer ce qui fait la tension dramatique, et comment l’utiliser pour raconter des histoires. Non, le titre n’a rien à voir avec la violence, mais avec la notion de tempo, les beats (temps, mesure) au sens musical. Comment on organise une histoire autour de temps forts, qui sont soit des scènes d’action (résolution de problème, découverte, aussi bien que combat) et des scènes dramatiques, où deux personnages (ou plus) expriment l’un vers l’autre des demandes, qui peuvent être pratiques (« Papa, tu me prêtes les clefs de la voiture ? ») ou bien du registre des émotions (« Maman, dis-moi que tu m’aimes toujours ? »)

On pourrait multiplier les variations sur ces thèmes. Une histoire du quotidien avec un volcan en arrière-plan qui menace d’exploser ? (Coucou, les Derniers jours de Pompéi.) Une tension dramatique entre ce que le protagoniste croit savoir et ce que le lecteur sait qu’il va arriver ? (Diverses histoires de fantômes chinois, où le héros ne voit jamais venir la femme renarde ou revenante que le lecteur sait être inéluctable.) Une histoire où la tension consiste dans les différentes interprétations possibles d’un même récit ? Bienvenue chez Jorge Luis Borges.

On le voit, ce ne sont pas les possibilités qui manquent, et tout cela sans faire intervenir un conflit littéral. Et pourtant ce sont bien des conflits : entre les désirs de A et ceux de B, entre les désirs de A et la réalité, entre l’interprétation d’une même réalité par A et B… Je vous laisse explorer les autres possibilités.

Mes outils d’écriture : (18) faire passer dans la fiction les détails incroyables mais vrais du monde réel

Il y a parfois, dans l’écriture d’un roman ou d’une autre forme de fiction, un moment où le sujet choisi, ou l’époque où se situe l’histoire, vous oblige à réfléchir à la façon d’introduire des faits qui peuvent sembler incroyables à des gens qui ne seraient pas familiers avec le domaine en question. Bref, comment éviter que l’incrédulité sorte brutalement vos lecteurs et lectrices du texte.

Je vais prendre un exemple dans le roman que j’écris en ce moment, un épisode de la série commencée avec Du sang sur les dunes : cela se passe en Angleterre en 1802, lors d’un bref intermède de paix dans les guerres napoléoniennes, et j’ai découvert au détour de ma documentation que lors des élections de cette année-là, les meetings du parti Whig, les Libéraux, avaient parfois été émaillés de discours révolutionnaires au sens de la Révolution française, avec revendication de « souveraineté du peuple », et que dans certaines villes des Midlands, on avait même chanté la Marseillaise et le Ça ira !

Cela a l’air absurde, en large partie parce que l’Angleterre a gagné la guerre en Europe, et les Conservateurs en Angleterre. On retient la détermination anglaise à combattre la Révolution et Napoléon, on oublie les débats internes qui avaient agité la monarchie anglaise à l’époque. On oublie la repression des mouvements populaires et intellectuels qui auraient pu remettre en cause le statu quo : suffrage censitaire, exclusion des non-anglicans de la vie publique, concentration de la richesse dans les mains de ce qu’on appellerait aujourd’hui le « 1% »… Et c’est sans même parler du mouvement pour l’abolition de l’esclavage, des aspirations des femmes à ne pas être traitées en mineures à vie, ou des tentatives d’indépendance irlandaise.

Mais dans un roman, donner de longues explications sociologiques et politiques n’est pas une option, ou du moins pas dans un roman contemporain. On n’est plus au temps où Hugo et Balzac pouvaient se muer en conférencier pendant quelques pages (ou chapitres…), et vous brosser un tableau détaillé des égouts de Paris ou du fonctionnement d’une imprimerie.

Mais ce qu’on peut faire, c’est mettre en scène les éléments incroyables, pour faire découvrir les choses au public en même temps qu’aux personnages. Voir, c’est croire, et donc donner à voir permet de rendre plus crédible.

On peut raffiner encore : mettre dans la bouche d’un personnage qui est censé s’y connaître les affirmations les plus extraordinaires, en reconnaissant qu’il y a quelque chose de surprenant dans l’affaire. Par exemple dans mon cas, il y a une discussion entre un visiteur français stupéfait et un agent électoral Whig qui prend ça avec la nonchalance qui vient de l’habitude. (Les habitués de TVTropes auront reconnu la technique de l’abat-jour.)

Je me répète, mais c’est vrai : le monde de fantasy ou de science-fiction le plus étrange, c’est le monde réel.

Polar malgré soi ? Le cas Augusta Helena

Il s’est passé quelque chose de curieux pendant que j’écrivais Augusta Helena : je n’étais pas partie pour produire un roman policier, mais c’est pourtant ce qui s’est passé. Mon intention de départ était simplement de faire un roman d’aventures historiques dans une époque riche en contrastes et en personnages hauts en couleur, et puis au final, c’est autour d’une intrigue policière que tout s’est noué ! Plusieurs intrigues, même : meurtres, disparitions, espionnage, plus toute la gamme des crimes de pensée définis par les religions : hérésie, blasphème, et ainsi de suite.

Comment est-ce possible ? Ai-je vraiment écrit un polar sans m’en rendre compte, comme M. Jourdain faisait de la prose ?

Ce qui s’est passé, je pense, c’est que je suis une lectrice de romans policiers depuis longtemps, quasiment depuis que je lis toute seule si on compte les séries pour enfants (Club des Cinq et autres) et les bandes dessinées. Et beaucoup de romans policiers différents, depuis le cosy mystery jusqu’à l’ultra noir, en passant par les polars historiques ou ethnographiques de Van Gulik ou Arthur Upfield, et même le « polar à chats », de Lilian Jackson Braun à Sophie Chabanel.

Il n’est donc pas très étonnant que mon cerveau, au moment d’assembler les pièces d’un roman, se soit mis à reproduire des motifs de meurtres, de mystère, d’enquête, d’indices et de révélations en cascade. Qui a machiné la mort de Crispus et Fausta, le fils et l’épouse de Constantin ? Pourquoi la supérieure d’un monastère a-t-elle disparu après avoir lu certains livres sulfureux ? Bref, tout pour faire un bon polar. Le point de départ du roman lui-même, la découverte de la Vraie Croix, est déjà une énigme : selon les versions, c’est l’impératrice Hélène qui la met au jour, selon d’autres, c’est l’évêque de Jérusalem, lors des travaux d’une grande basilique ordonnés par l’empereur Constantin. Quelle est la bonne version ? Est-il possible de raconter cette histoire en prenant en compte tous les indices, en réconciliant la l’Histoire et la Légende Dorée ?

Au final, je me retrouve avec un roman noir historique, ce qui m’a mise sur le chemin des Éditions du 81, qui veulent cultiver ce genre particulier. Avec Du sang sur les dunes, et maintenant Augusta Helena, je leur ai fourni de la matière. De quoi faire un petit bout de chemin ensemble. Et non, ce n’est pas fini !

Y avait-il des chirurgiennes au temps de Napoléon, ou comment le passé peut encore nous étonner

Je suis en train d’écrire un roman policier historique situé en Angleterre en 1802, soit au moment d’un bref épisode de paix avec la France, avant la reprise des guerres napoléoniennes. La période est, paradoxalement, peu connue chez nous : il y a beaucoup plus de matériau sur la vie quotidienne de la période victorienne qui suit. Heureusement, les Anglais et les Américains s’y intéressent un peu plus, notamment parce que c’est l’époque de Jane Austen, dont le succès n’est plus à démontrer.

Parmi les livres qui m’ont servi à entrer dans le monde des crimes, des faits-divers et de la justice au tout début du XIXe siècle, il faut citer The Maul and the Pear-Tree: The Ratcliffe Highway Murders, 1811, par T. A. Critchley et P. D. James, paru en 1971. Oui, c’est l’écrivaine de polars bien connue, qui s’essaie ici au genre true crime, en compagnie d’un historien de la police travaillant sur les sources primaires d’époque : procès-verbaux, correspondances, articles de journaux… (Il a été traduit chez nous en 1994 sous le titre Les Meurtres de la Tamise.)

C’est le récit et une tentative d’élucidation d’une affaire de meurtres brutaux dans l’East End miséreux mais en pleine transformation de Londres, à une époque où la Tamise était la grande artère de circulation pour les gens et les marchandises. En marge de l’enquête des magistrats (qui ne se sont pas couverts de gloire ici, il faut l’avouer), on découvre tout un univers humain, grouillant, contrasté : les marins qui débarquent ou disparaissent d’un jour à l’autre, qui perdent leur solde en quelques jours dans les tavernes, au jeu ou avec les filles de joie ; les boutiquiers et taverniers qui fournissent cette clientèle volatile et peu commode ; les traditionnels mais peu fiables veilleurs de nuit, qui seront bientôt discrédités et remplacés par une vraie police, en 1829…

Et puis il y a des détails curieux, mentionnés au passage, mais qui soulèvent plus de questions qu’ils n’en résolvent.

Ainsi, les auteurs reproduisent d’après un procès-verbal la déposition d’un homme qui serait bientôt le principal suspect (très probablement à tort, mais passons.) Il s’agit d’un marin désargenté, qui boîte d’une jambe et cherche un chirurgien pour y faire quelque chose. Comme il l’explique au magistrat qui l’interroge, il est allé ce jour-là chez un chirurgien, mais les tarifs étaient trop élevés pour lui. Alors il est reparti en quête d’une « femme chirurgien » (« female chirurgeon », dans le texte) en espérant que ce serait moins cher.

Ni le compte-rendu d’époque, ni les auteurs du livre ne commentent sur cette mention de femmes pratiquant la chirurgie, ni sur le fait qu’un homme du début du XIXe siècle ne voit rien de bizarre à demander les services de l’une d’elles. Était-ce une réalité quotidienne banale ? Ces « female chirurgeons » étaient-elles des rebouteuses traditionnelles ? Des sages-femmes qui étendaient leur répertoire à d’autres interventions, y compris pour les hommes ? Ou bien des épouses et assistantes de chirurgiens en titre, qui en venaient à voir elles-mêmes des clients ? Une chose est sûre : il n’y avait pas d’études médicales pour elles. (Seules les sages-femmes ont commencé à avoir des écoles professionnelles, du moins en France, vers la fin du XVIIIe siècle.) Mais il y avait manifestement une clientèle pour qui le prix demandé par un chirurgien ordinaire était trop élevé, et qui ne voyait pas d’inconvénients à se confier à une femme à la place. N’ayant pas de diplômes, ni de société professionnelle pour l’appuyer, la « chirurgienne » ne pouvait demander autant que les hommes de l’art.

Un peu mystérieux ! Mais cela apporte de l’eau à mon moulin, ou plutôt à mon roman. Est-ce qu’il y aura une « femme chirurgien » dans l’histoire ? Je ne vais pas rater ça ! Reste à imaginer le contexte précis, la trajectoire humaine qui a conduit à cette situation… Mais justement : c’est ça le travail de la romancière. Imaginer, mettre en scène, mettre de la chair sur les mots.

N. B. Pour ceux que cette période intéresse, je ne peux que recommander aussi What Jane Austen Ate And Charles Dickens Knew, de Daniel Pool, sur l’arrière-plan social et économique des grands romans anglais du XIXe siècle.