
D’où vient cette idée que la science-fiction pourrait servir de boule de cristal, qu’on pourrait y lire des prédictions ou du moins des avertissements sur ce que nous réserve l’avenir ? C’est une idée très répandue, y compris dans la profession. Encore récemment, Catherine Dufour affirmait dans Le Monde :
« La science-fiction avait pour fonction d’alerter les époques fascinées par le progrès. Maintenant que tout le monde a très peur, elle doit prendre le contre-pied. »
Si on y regarde bien, c’est doublement bizarre. D’abord, pourquoi faire porter à la fiction un rôle qui est en toute logique celui de la prospective ? Ensuite, je suis désolée pour ma collègue, mais ce n’est pas ce que montre l’histoire de la SF. Les époques qui croyaient au progrès avaient une littérature enthousiaste pour le progrès (de Jules Verne à Asimov, disons) et les époques qui s’en méfient ont une littérature qui reflète cet état d’esprit. Voir : toute la SF occidentale ou presque depuis les années 60.
Au départ, en fait, la science-fiction n’était ni optimiste ni pessimiste, et elle ne prédisait pas, elle explorait. Prenons Frankenstein ou le Prométhée moderne, de Mary Shelley. Il y a de solides arguments pour dire que c’est le premier roman important de ce qu’on peut appeler fiction scientifique, ce qui deviendra la SF. Dedans, l’auteure explore une idée : la possibilité de créer une vie artificielle, en s’inspirant notamment des recherches de Galvani sur l’influx nerveux (la « réanimation » apparente de cadavres ou même de parties de corps sous l’effet de l’électricité). Elle s’intéresse à la responsabilité du créateur envers sa créature (Victor Frankenstein abandonne l’être à qui il a donné vie, et l’amertume rend celui-ci méchant) ainsi qu’aux sentiments et à leur origine (le « monstre » est capable de comprendre les sentiments humains et même d’aimer). Mais en aucun cas elle ne dépeint cette expérience comme la prédiction d’une nouvelle technologie. En fait, le processus de création d’un être artificiel est volontairement laissé dans le vague. C’est manifestement accessoire : le vrai sujet est la nature humaine.
C’est probablement avec Jules Verne, dans la seconde moitié du XIXe siècle, que ce qui allait devenir la science-fiction a commencé à être vu comme de l’anticipation. Il faut dire que le progrès technique s’accélérait au point que quelques années à peine pouvaient séparer l’idée nébuleuse dans la tête d’un chercheur de son application pratique et sa généralisation. Photographie, phonographe, télégraphe électrique, moteur à combustion interne, ampoule électrique, cinéma… Toutes inventions de la période qui ont connu des succès rapides. Un écrivain qui se tenait un peu au courant de l’actualité scientifique pouvait facilement jouer les prophètes, en étant juste parmi les premiers à mettre sous les yeux du grand public ces idées pleines de potentiel.
Jules Verne n’a pas été le seul ici. On peut citer aussi Albert Robida, Camille Flammarion (également astronome, donc parfaitement du sérail), J.-H. Rosny Aîné…
Il y a toujours eu parallèlement des auteurs pour se pencher sur les usages plus sinistres de la technologie, surtout ceux qui ont connu des époques troublées. Il faut absolument citer ici Nous autres, d’Évguéni Zamiatine, un roman écrit en 1920 à propos de ce qui était alors la toute jeune expérience soviétique. Un autre roman bien plus connu s’en est inspiré trente ans après, le fameux 1984 d’Orwell, que des critiques ont cru pouvoir saluer comme « prophétique »…
Je suis en revanche en phase avec Catherine Dufour sur le fait qu’il y a depuis quelques temps un mouvement interne au genre pour s’éloigner du dystopique et du grimdark. Le terme qui s’est plus ou moins imposé, hopepunk, sur le modèle de cyberpunk, est assez parlant. Mais au fait est-ce vraiment un tournant si récent ? On peut penser à Cory Doctorow, qui depuis le milieu des années 2000 écrit dans une veine qu’on pourrait appeler « l’imagination au pouvoir » : des romans qui seraient facilement des dystopies si l’auteur n’y mettait pas un coup de pouce. Bref de l’optimisme raisonné. Et comment ne pas mentionner Doctor Who ? En bonne série pour la jeunesse, on y recherche toujours la solution pacifique et on n’y perd jamais espoir, même quand tout semble aller mal… Et grâce à cet espoir et à l’imagination, on trouve toujours une solution. Aujourd’hui comme lors de sa création, c’est un versant optimiste d’une époque qui a produit beaucoup d’histoires de fin du monde, mais pas uniquement.
Tout cela pour dire ? Que la prophétie est dans l’œil de qui regarde, comme la beauté. Et que la science-fiction peut servir à explorer nos peurs ou nos espoirs, mais que c’est bien plutôt son temps qu’elle reflétera.