

Dans le 6e arrondissement de Paris, la rue Joseph Bara débouche dans la rue d’Assas. Un rapprochement qui donne à penser, pour peu qu’on connaisse l’histoire.
Assas, d’abord. Il s’agit du chevalier Louis d’Assas, capitaine au régiment d’Auvergne sous le règne de Louis XV, et noble comme c’était la règle à l’époque. On lui attribue une action d’éclat : envoyé en reconnaissance dans un bois à la veille de la bataille de Clostercamp, durant la Guerre de Sept Ans, il est surpris par l’ennemi et préfère donner l’alarme et mourir plutôt que de se laisser faire prisonnier. L’armée française fut ce jour-là victorieuse, et on recueillit la mémoire du dévouement du jeune d’Assas, érigé en exemple héroïque. Et tant pis si d’autres récits contemporains attribuent ce beau geste à un simple sergent qui accompagnait Louis d’Assas.
Puis le temps passe, et la Révolution vient bouleverser les vieilles règles, à l’armée comme dans le reste du pays. Fini la restriction à la noblesse des postes d’officiers, place à la glorification des soldats du peuple ! Les nouveaux héros ont le visage de Joseph Bara, un garçon de 14 ans, engagé volontaire, et tué en 1793 lors d’une escarmouche contre les Vendéens. Sa jeunesse semble alors gage de sincérité et d’enthousiasme, et ajoute au pathétique de sa mort. À vrai dire, on ne sait pas bien dans quelles circonstances elle est intervenue, ni quelles étaient les fonctions de ce garçon à l’armée. Il arrivait souvent à l’époque de voir des enfants être employés comme tambours, ou pour diverses tâches auxiliaires, comme s’occuper des chevaux. La légende fait du jeune Joseph Bara un hussard, mais les registres de l’armée le connaissent comme « charretier d’artillerie ». Ce qui exposait aussi au feu de l’ennemi.
Mais la mémoire, pour l’un comme pour l’autre, n’a que faire de la précision historique. C’est une question de symboles, de repères pour une civilisation en pleines convulsions et qui cherche à assurer son passé puisque l’avenir est incertain. Il faut lire Quatrevingt-treize, de Victor Hugo : tout est là.
Dans l’un des derniers chapitres, quand le vieux vicomte de Lantenac, chef de chouans, confronte son petit-neveu républicain, il lui assène sa conviction que sans la noblesse, plus de chevaleresque, donc plus d’héroïsme ni de dévouement. « Allez donc aujourd’hui me trouver un d’Assas ! »
Ironie des choses, c’était à peu près au même moment que l’imaginaire républicain allait porter au pinacle le nom de Joseph Bara et de quelques autres, comme le petit Viala (là aussi, un épisode plus ou moins embelli par la légende). Et nous parlons encore avec émotion des « soldats de l’An II », issus du peuple et défendant ce peuple contre les forces coalisées des monarques d’Europe.
La guerre des mémoires autour de l’Ancien Régime et de la Révolution a traversé tout le XIXe siècle et laissé des traces sur les murs de nos villes. J’ai déjà parlé de la rue du Chevalier de la Barre, en l’honneur de ce jeune homme exécuté pour blasphème et dont Voltaire a défendu la mémoire : comme par un fait exprès, elle longe le Sacre-Cœur de Montmartre, symbole de la tentative de reconquête spirituelle et politique de l’Église face à la IIIe République. Un symbole peut en combattre un autre.