Les deux casquettes du père Bugeaud

Tableau : assaut d'un couvent à Saragosse par l'armée française, 1809

Qui sait aujourd’hui, à part quelques historiens et passionnés, que le fameux maréchal Bugeaud, dont le nom est associé à la conquête de l’Algérie, avait aussi participé aux guerres napoléoniennes ? En particulier, il avait développé en Espagne les tactiques anti-guérilla qui allaient lui servir pour la répression de l’insurrection d’Abd-el-Kader.

Ce que je trouve intéressant, c’est que ce chapitre-là n’est pas abordé dans les débats sur l’opportunité de débaptiser l’avenue Bugeaud à Paris. Et pourtant il n’y a qu’une trentaine d’années entre le sanglant siège de Saragosse et les débuts de Bugeaud en Algérie. Ce n’est pas comme si l’un disparaissait dans les limbes tandis que l’autre était tout récent.

J’ai déjà dit ailleurs ce que je pensais du révisionnisme urbain en tant que tel. C’est un autre aspect de la question que j’évoque aujourd’hui.

Pourquoi certains crimes de guerre jouent-ils, de fait, un rôle plus que d’autres dans la mémoire qu’on se fabrique en France et ailleurs ? C’est une vraie question. Le fait que l’Espagne est à présent avec nous dans l’Union européenne doit jouer : les murs sont tombés, même si les Pyrénées sont toujours là. Et puis c’est une guerre que la France a perdue, alors le désir de s’en souvenir tend à ne pas être prioritaire. Autant demander où est Alésia…

Le ressentiment s’est-il vraiment dissipé ? En Espagne, en tout cas, on conserve très sérieusement le souvenir de cette guerre contre les Français qu’on appelle là-bas la guerre d’indépendance.

Mais il n’y a pas chez nous de mouvement pour réclamer de débaptiser l’avenue Bugeaud pour cela, ni les boulevard Soult, Masséna ou Murat. Les rapines de Soult dans la Péninsule, la répression du soulèvement de Madrid par Murat (les fameux Dos et Tres de Mayo immortalisés par Goya), les meurtres et les viols, tout cela semble bien loin. On se souvient aussi un peu chez nous de la férocité qui régnait également dans la guérilla, qui n’était pas composée, certes, d’enfants de chœur. Mais cela ne fait pas débat à la façon dont la conquête de l’Algérie agite les passions.

On semble oublier que la France avait bel et bien tenté de coloniser l’Europe. Tout se passe comme si cette colonisation-là ne comptait pas. Comme si c’était moins grave de massacrer des gens du même continent ou de la même couleur de peau.

Ce qui est tout aussi condescendant, et même raciste, si on y regarde bien, que l’attitude inverse.

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