Il y a toujours des gens pour applaudir à la censure des discours ou des œuvres qui les mettent mal à l’aise. Oh, certes, ils se pensent sincèrement démocrates et défenseurs de la liberté d’expression… Mais seulement si cela n’offense pas leurs sensibilités. Là, soudain, des barrières tombent.
Témoin cette étonnante sortie d’un blogueur et twitteur catholique, @lechafouin, qui avoue tranquillement préférer l’excès de censure à l’excès de licence.
Le contexte: Apple, par la voix de son PDG Steve Jobs, promet de garder l’iPhone pur de toute «pornographie», quitte à faire passer à la trappe (du moins dans un premier temps: là comme souvent, Apple a fini par rétropédaler, très sensible à la mauvaise publicité…) des œuvres qui n’ont rien de «pornographique» mais peuvent présenter des images de nu, comme certaine adaptation en bande dessinée d’Ulysse de James Joyce…

Le «devoir moral» ainsi claironné par Apple est surtout un positionnement stratégique. On ne fait pas fonctionner une telle entreprise sur des bases idéalistes.
Et le côté visionnaire bien connu de Jobs se double, il ne faut pas l’oublier, d’une bonne dose de pragmatisme. En 2007, il décrétait que les tablettes de lecture n’avaient pas d’avenir. Et en 2010, Apple sort l’iPad. Que s’est-il passé? L’émergence d’un nouveau marché, tout simplement. (Je pourrais aussi parler des tentatives pour sortir prématurément un ordinateur personnel sans lecteur de disquette, avec l’iMac, qui se sont soldées par… La mise en vente de lecteurs de disquettes externes pour iMac. Le client est roi.)
Ceci pour dire, brièvement, que la main sur le cœur du cher Steve, lorsqu’il promet de protéger l’iPhone de tout ce qui pourrait choquer un public «familial», doit être prise avec un certain grain de sel.
Mais entre temps, divers défenseurs des valeurs religieuses applaudissent. Pas de porno sur Apple, voilà qui est moral, au moins! Et si on doit censurer au passage quelques figures de nu artistique, eh bien, tant pis, on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs.
Passons sur cette mentalité où la fin justifie les moyens, et que je ne trouve pas, moi, très catholique…
Mais ce qui est le plus embêtant, au fond, du point de vue intellectuel, c’est l’incapacité de ce blogueur et de ses pairs à se dégager de leurs réflexes. Telle chose me gêne, ou cela ne correspond pas à ce que je considère comme moral? Brrr! Empêchons les autres de voir cela! Du moins, barrons l’accès aux plates-formes les plus populaires, c’est déjà ça de gagné.
On remarquera que les islamistes qui vocifèrent contre la moindre représentation de Mahomet ne procèdent pas autrement: horreur, malheur, cela nous offense! Ôtez vos blasphèmes de devant nos yeux!
Cachez cette App que je ne saurais voir?
Mais dans ce cas, mes bons amis, vous devriez songez à changer d’affiliation politique. Si, pour vous, la liberté d’expression n’est valable que si vous n’êtes pas choqués, c’est qu’au fond vous n’êtes pas démocrates. Vous refusez de garantir aux autres le droit de décider de ce qui est bon pour eux.
C’est là que le bât blesse. Et, chose révélatrice, les arguments pour défendre cette position ne sont pas de grande qualité.
Comme souvent, @lechafouin en est réduit à des sophismes ou arguments fallacieux: «La pornographie n’est pas un droit de l’homme» – comme si c’était la question. Le droit d’un citoyen adulte de ne pas être traité comme un mineur par ceux qui croient savoir ce qui est bon pour lui, voilà ce qu’il est nécessaire de défendre.
Cela m’ennuie un peu de citer Neil Gaiman (qui, tout grand écrivain qu’il soit, n’est pas très franc concernant ses liens avec certaine secte… mais laissons lui le bénéfice du doute), surtout que le texte est en anglais. Mais je pense que la meilleure plaidoirie pour le refus d’une censure moralisante est son texte de 2008: «Why defend freedom of icky speech?»
«Pourquoi défendre la liberté d’expression de ce qui nous écœure?»
Parce que si je définis, moi, ce qui constitue le domaine écœurant, vous ne serez pas forcément d’accord là-dessus. Et vice-versa. Vous connaissez sans doute l’adage la pornographie, c’est l’érotisme des autres? Et celui à propos des gens qui n’ont pas d’indulgence pour les vices qui ne les tentent pas…
Certaines questions sont certes plus faciles à régler que d’autres. Si je décrète que les photos de sexe avec des enfants, par exemple, sont à proscrire, vous serez probablement d’accord – mais parce que pour obtenir ces images, il a bien fallu faire subir à de vrais enfants des pratiques absolument pas de leur âge, et qui ne peuvent que leur faire du mal, physiquement ou psychologiquement ou les deux!
Si je décrète que les photos d’adultes en train de pratiquer des actes sexuels sont interdites, vous serez peut-être d’accord si vous concevez que les «acteurs» du porno sont hélas souvent des gens exploités, poussés par la pauvreté ou l’addiction ou autre situation qui les rend vulnérable.
Mais si je dis que les dessins et animations mettant en scène des nus et du sexe sont interdites…
Si vous y réfléchissez, vous me direz: de quel droit? En vertu de quoi? À qui cela cause-t-il du tort? Et pourquoi m’imposez-vous votre conception de la moralité, vos valeurs religieuses ou traditionnelles – qui sait, votre malaise avec la sexualité, peut-être!
Vous voyez où mènent ce genre de réflexions.
Dans l’article que j’ai mis en lien, Neil Gaiman donne des exemples concrets tirés de son expérience. Il évoque une bande dessinée dont il était scénariste, et qui était une adaptation réaliste de l’Ancien Testament. Il y a eu des gens, aux États-Unis, pour demander son interdiction au motif que c’était de la «pornographie»: malheureusement pour eux, il s’est avéré que les passages «choquants» étaient pris tels quels dans le texte biblique!
C’était des histoires telles que celle des gens de Sodome et Gomorrhe qui voulaient violer les messagers divins parce qu’ils étaient tellement beaux; et du pieux Lot qui leur donne en échange l’une de ses filles, pour qu’ils en fassent ce qu’ils veulent. Authentique.
Vous voyez comme, dès que l’on s’éloigne de quelques cas bien précis où il y a exploitation réelle d’êtres humains, le champ est vaste pour commettre avec la prétendue «pornographie» des crimes sans victimes…
Oh, mais ce n’est «pas un droit de l’homme», s’écrient les moralistes, croyant tenir là une carte imparable!
Hem. Vous savez quoi?
Le droit de ne pas être offensé n’en constitue pas un non plus. À vous d’y songer.
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