IA générative, les gagnants et les perdants chez les écrivains

Inutile de récapituler tous les débats actuels sur l’usage de Chat-GPT ou autres applications d’intelligence artificielle à la production de textes, je pense ? Comme pour Dall-E, Midjourney et les IA génératives d’images, comme pour celles qui, dans le domaine de la vidéo, ont le potentiel de remplacer des foules de figurants par des algorithmes, la crainte est évidente : que ces productions numériques enlèvent du travail aux créateurs humains.

Est-ce vraiment une crainte rationnelle ? On entend aussi beaucoup que les IA ne sont que des outils pour les créateurs, que c’est être rétrograde et timoré que de sonner l’alarme, etc. Nouvelle querelle des Anciens et des Modernes ?

Peut-être. Mais c’est un peu plus compliqué.

Une photo d’un objet matériel, prise par un être humain. (Exposition Persona, Musée du Quai Branly, 2016.)

Il y a un passage dans Le Contrat (The Hook), un roman de Donald Westlake paru en 2000, où un personnage explique que les changements techniques des décennies récentes et les restructurations dans l’édition qui s’en sont suivies ont favorisé la carrière des écrivains de bestsellers au détriment des moins connus :

“I don’t know if you’ll appreciate the irony,” Joe said, “but people like Bryce are seeing slightly better paperback sales, because the people like you aren’t in the way any more.” “I don’t know if I’ll ever appreciate that irony, either, Joe,” Wayne said. »

L’ironie abonde aujourd’hui avec les IA génératives. Et la tentation peut être forte pour certains auteurs.

Prenez mon cas personnel. J’ai déjà écrit quatre romans policiers historiques avec un personnage principal récurrent, la série Capitaine Dargent. Deux sont déjà parus aux éditions du 81 et un troisième devrait paraître début 2024. J’ai bien l’intention de poursuivre la série, et par chance je n’ai pas pour l’instant de problème d’inspiration. Mais si jamais cela venait à se tarir ? Ou si tout simplement, avec l’âge, je commençais à avoir plus de mal ?

Si de plus cette série était mon gagne-pain, comme pour les gens qui vivent de leur plume, ces pannes et difficultés pourraient vite devenir invivables. Donc si on m’offrait la possibilité d’entraîner une IA sur les manuscrits déjà écrits pour générer un nouveau livre avec les mêmes personnages, le même style et le même type d’intrigue que les précédents, alors…

Eh bien, je pourrais réagir comme le font déjà quelques auteurs. Je pense en particulier à certain écrivain de science-fiction américain qui a une dizaine de romans à son actif mais utilise désormais une IA comme « assistant », en expliquant qu’il veut juste « améliorer son écriture », tout en ne mettant pas de limites à ce qu’il demande à l’algorithme. Documentation, bien sûr, en fouillant dans les entrailles du net, corrections, évidemment, mais aussi génération de texte de A à Z. Il a en tout cas fait ingurgiter au programme toutes ses précédentes œuvres, ce qui permet à Chat-GPT de faire du « à la manière de ». (Je ne cite pas de nom, mais l’exemple n’est pas très difficile à retrouver. Et d’autres du même genre.)

C’est ainsi qu’un auteur déjà installé, qui a un public prêt à acheter de confiance ce qu’il publie, peut utiliser l’IA générative pour produire en un temps record du contenu qu’il n’aura plus qu’à vérifier et signer. Et son éditeur, qui a aussi intérêt à poursuivre la publication d’une série ayant déjà un public tout acquis, ne fera pas de difficulté pour le diffuser.

Ou, comme disait le même personnage de Westlake :

“I’ll tell you truthfully, Wayne, if I have a reconstituted virgin somewhere on my list, I’d rather not know about it. I’m sorry you told me as much as you did.”

Pour les auteurs qui n’ont pas ce genre d’assise, on voit tout de suite le problème. Quelques uns pourront peut-être tirer leur épingle du jeu en jouant la nouveauté, en faisant des appels du pied au public geek et jeune : découvrez une expérience d’écriture avec l’IA comme co-pilote ! Pourquoi pas. Mais cela reste limité, surtout si on se place du point de vue d’une lectrice moyenne (faut-il rappeler que la majorité des lecteurs sont des lectrices ?) : les gens qui demandent seulement à la lecture un peu de rêve, d’évasion, ne seront pas particulièrement intéressées (ou rebutées) par la présence d’une IA dans le processus de création. C’est comme pour les saucisses, qu’on mange sans se demander ce qui entre dans leur fabrication.

En fait, pour les gens qui consomment de grosses quantités de fiction, que ce soit sous forme d’écrit ou de vidéo, l’IA peut apparaître comme un don du ciel : il n’y a désormais plus de limites humaines à la production de contenu !

Les seules limites sont techniques et économiques. Faut-il rappeler que l’empreinte environnementale des centres de calculs et fermes de serveurs nécessaires pour l’entraînement des IA est considérable ? Sans parler du fait que les entreprises du secteur offrent pour l’instant l’accès libre à leurs applications afin d’attirer plus de clients et de maximiser leurs bases de données, mais il arrivera forcément un moment où ils feront payer le prix réel de leurs services. À ce moment-là, les auteurs et éditeurs seront peut-être moins enthousiastes.

(Post-scriptum du 22/11/2023 : je m’en voudrais de ne pas mentionner les bizarreries récentes chez OpenAI, l’entreprise de Chat-GPT…)

Mais n’anticipons pas. Pour l’instant, on voit ce qui se passe à Hollywood, pour la production de films et de séries à échelle industrielle : les acteurs mais aussi les auteurs viennent de terminer une grève massive, après avoir obtenu de sérieuses protections contractuelles. Pas question par exemple d’employer des textes pour entraîner une IA sans l’accord des auteurs. Pas question non plus d’obliger des auteurs à retravailler un texte généré par IA.

Les inquiétudes du syndicat des auteurs sont bien économiques : comment ne pas voir qu’il est plus avantageux pour un producteur (ou un éditeur, en matière de livres) de faire fabriquer à la chaîne des scénarios par un algorithme et de ne payer les auteurs humains que pour mettre la dernière touche : vérification de la cohérence, etc. La fiction populaire a déjà la réputation d’être fabriquée selon des formules, alors un peu plus, un peu moins…

On peut aussi imaginer le parti que peut tirer un éditeur ou un producteur pour continuer à exploiter le nom d’auteurs décédés. Regardez le nombre d’œuvres dérivées de Tolkien ou d’Agatha Christie ! Aujourd’hui, quand un auteur disparaît au milieu d’une série, il arrive que l’éditeur parvienne à trouver un successeur. C’est ce qui est arrivé pour les enquêtes de Nicolas Le Floc’h, le héros de Jean-François Parot, repris par Laurent Joffrin ; ou le cycle de fantasy La Roue du Temps de Robert Jordan, terminé après sa mort par Brandon Sanderson. Mais à l’avenir, pourquoi ne pas faire avaler à une IA les textes et lui demander de générer une suite ? Et puis une autre ? Et encore une autre ?

Autant de titres qui rapporteraient à l’éditeur et aux ayant-droits sans profiter à un auteur humain vivant. Encore une façon pour les gros détenteurs de propriété intellectuelle de limiter les possibilités économiques des plus petits.

C’est un peu cela, le vrai souci de l’IA générative : les retombées pour les auteurs débutants ou marginaux, qui risquent d’avoir d’autant plus de mal à se faire une place au soleil.

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