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Roald Dahl, un cas de droit moral

Méfiez-vous des imitations. (« Persona », musée du Quai Branly)

C’est la dernière affaire de cancel culture qui affole l’Internet : la réécriture des livres pour enfants de Roald Dahl. Du moins dans le monde anglo-saxon, car en France, les éditions Gallimard Jeunesse n’ont aucune intention de suivre le mouvement. Et pour cause : le droit français ne s’y prête pas !

J’en ai déjà parlé, mais ça ne fait pas de mal de revenir là-dessus : en France et dans certains autres pays, notamment l’Allemagne, la loi reconnaît aux auteurs des droits moraux sur leur œuvre, en plus des droits patrimoniaux que sont les rémunérations pour l’exploitation de l’œuvre. Ainsi, pour un livre, les droits patrimoniaux contiennent le droit de l’éditer, reproduire, traduire, adapter, etc. Mais le droit moral protège les intérêts intellectuels de l’auteure ou de l’auteur : être reconnu comme créateur (ou créatrice) de l’œuvre, et voir l’intégrité de cette œuvre protégée.

C’est ce critère d’intégrité de l’œuvre qui est en cause ici : quand l’éditeur anglais Puffin (département jeunesse de Penguin) et la société de gestion des droits patrimoniaux sur l’œuvre de Roald Dahl se mettent en tête d’adapter ses textes à ce qu’ils pensent être la « sensibilité » du jour, ils violent le droit moral de l’auteur sur son œuvre, puisque c’est une réécriture qui n’a pas l’aval de l’auteur. (Et pour cause, celui-ci étant décédé.)

Mais voilà : dans le droit anglais, ce droit moral relatif à l’intégrité de l’œuvre n’est pas pris en compte. Du moins pas devant les tribunaux.

Alors qu’en France, on a vu un procès intenté par les héritiers de Victor Hugo contre l’auteur d’une « suite » des Misérables. Ce dernier a finalement eu gain de cause, mais le tribunal a bel et bien dû examiner la question : cette nouvelle œuvre ne risque-t-elle pas de dénaturer l’œuvre d’origine ? La réponse a été négative, parce qu’ici, il n’y a pas de changement du texte d’origine, pas d’attribution à l’auteur d’un texte qui n’est pas le sien, et que (soyons honnêtes) cette suite ne risque guère de faire oublier le livre de Hugo.

Alors que l’éditeur de Roald Dahl change le texte de ses livres et les republie sous son nom, comme si on devait l’inflexion woke du texte à l’auteur lui-même. Même si le droit français n’est évidemment pas recevable devant les tribunaux anglais ou américains, cela confine à de la tromperie sur la marchandise.

Harry Potter et le droit moral sur les œuvres de création

À quoi a eu droit J. K. Rowling pour les 20 ans de la série de films à méga-succès tirée de sa série de romans déjà fabuleusement populaires ? À une mise à l’écart de la soirée spéciale que consacrait la chaîne HBO à l’univers du petit sorcier, avec l’assentiment au moins tacite du détenteur du copyright, Warner Bros. L’article (jubilatoirement furieux) d’Elena Scappatacci dans Usbek & Rica ne relève pas cet aspect de la question, mais ça devrait sauter aux yeux de toute personne qui a jeté un œil sur un roman Harry Potter depuis l’annonce de leur adaptation au cinéma.

Oublions un instant la cancel culture, ou wokisme, ou comme on voudra appeler cette fureur de pureté qui fait considérer une personne comme infréquentable dans toutes les circonstances parce qu’elle n’a pas les mêmes valeurs que vous sur tout. Restons-en aux questions de propriété intellectuelle. Car, oui, les œuvres ont des auteurs, des créateurs, bref des êtres humains complexes, que la loi considère encore comme « naissant libres et égaux en droits »

Je ne parle même pas ici des divers litiges autour de la très convoitée propriété intellectuelle qu’est Harry Potter, les accusations de plagiat, les éditions sauvages… Non. La question est : à qui appartient le copyright ?

Plaque apposée sur la maison où J. K. Rowling vivait quand elle a commencé l’écriture de son premier roman. Y est-elle encore ?

Comme je le disais plus haut, pas à l’auteure Joanna K. Rowling, pas à celle qui a écrit ces livres. Mais à Warner Bros. Ils ont purement et simplement acheté non pas les droits d’adaptation au cinéma, mais tous les droits sur l’œuvre.

Je ne sais pas quel conseil juridique JKR a pu avoir à l’époque, mais on n’avait pas prévu la possibilité que la firme pourrait considérer un jour l’auteure comme gênante et au final faire tout pour l’invisibiliser… En évitant de mentionner son nom sur le site officiel, sur un documentaire consacré aux 20 ans de la série, etc.

Vous me direz, ils restent obligés par contrat de lui payer des royalties ? Oui, encore heureux. Mais il n’y a pas que les droits patrimoniaux sur les œuvres, et contrairement au droit anglo-saxon, la notion française de droit d’auteur y ajoute les droits moraux : en tout premier lieu, le droit d’être reconnu comme auteur de l’œuvre (droit de paternité). C’est de là que tout découle, après tout. Et les droits moraux, à l’inverse des droits patrimoniaux, sont inaliénables : même si un auteur aux abois financièrement était prêt à les vendre, ce ne serait pas légal.

Et du coup, je suis plutôt contente de vivre dans un des pays à l’origine de cette notion de droit moral pour les auteurs, et qui a maintenu cette spécificité jusqu’à nos jours.

Une loi pour le domaine public en France : un rêve, ou bien ?

Monsieur le Premier Ministre,

Madame la Ministre de la Culture,

Mesdames et Messieurs du Parlement,

Nous savons tous que nombreux sont les critiques, mais que peu parmi ceux-là contribuent à la réflexion : la cause est entendue. Néanmoins, lorsque de la réflexion critique naît une proposition de loi complète, le geste citoyen de ma part ne peut être que d’attirer dessus, bien respectueusement, votre attention…

C’est un projet signé Lionel Maurel, juriste et bibliothécaire, qui dans l’excellent blog S.I.Lex, ainsi que sur son flux Twitter @Calimaq, fait une veille active « au croisement du droit et des sciences de l’information ».

Monsieur le Premier Ministre, Madame la Ministre de la Culture, Mesdames et Messieurs, vous n’avez pas besoin que l’on vous rappelle que le domaine public est un enjeu de patrimoine, d’accès de tous à la culture et à l’éducation, mais aussi un enjeu d’économie non négligeable à l’heure où le numérique et le réseau des réseaux ne sont plus notre avenir, mais un présent actif et où tout bouge très vite.

Auteure de livres, moi-même, ainsi que de ce blogue (publié sous licence Creative Commons BY-NC-SA 3.0 FR), je me trouve concerneé à mon modeste niveau par les dispositions actuelles du Code de la propriété intellectuelle, de la loi sur les livres indisponibles, des lois sur les contenus en ligne, etc. Tous textes qui, à des degrés divers, laissent, en l’état, à désirer.

C’est pourquoi, Mesdames et Messieurs, je vous suggère bien respectueusement de prendre connaissance du projet de loi Maurel sur le domaine public (ou bien l’appellerons-nous « loi @Calimaq » ?) et de l’inscrire aussitôt que possible au calendrier de vos délibérations.

En vous remerciant d’avance, Mesdames et Messieurs, à mon tour je fais un rêve – le même que Lionel Maurel, et tous ceux et celles qui le soutiennent.

Photo: un mur et le texte "I have a dream"

I Have A Dream. Par Dr Case. CC-BY-NC. Source : Flickr.

P.S. Texte déjà salué par François Bon (de Tiers Livre, Publie.net…), Neottia, J.M. Salaun, Olivier Le Deuff (@neuromancien), Christine Génin, Bibliothèque2.0, Michel Guillou (Éducation Internet et Droit), Biens Communs, @Silvae, Olivier Ertzscheid (@affordanceinfo), et bien d’autres…

Le photographe, la guenon et le domaine public

Une « fable » du droit d’auteur à découvrir sur S.I.Lex: peut-on définir à qui appartient le droit d’auteur dans le cas d’une photo (ou tout autre « œuvre de l’esprit ») créée par un animal? (En l’occurrence, une guenon, malgré le surnom « Simius qui lui a généralement été attribué dans la presse.)

En effet, cette photo n’appartient pas à l’agence, ni au photographe, mais elle n’appartient pas non plus au singe (du moins tant que l’on aura pas reconnu de personnalité juridique au profit des animaux). Mais tout comme nous avons parfois un peu de mal à nous passer d’horloger, il est difficile de concevoir une photo sans auteur et ce besoin d’imputation fait le lit de toutes les théories les plus farfelues.

N’appartenant pourtant à personne, l’autoportrait de Simius fait donc partie du domaine public, au même titre que les informations et les faits bruts, dépourvus d’originalité et ne portant pas l’empreinte de la personnalité d’un humain.

En fait, la notion de « propriété intellectuelle » a-t-elle même un sens dans ce cas? Comme l’avait fait remarquer Jastrow en commentaire d’un précédent billet sur la même affaire, en droit français:

« Les animaux sont des choses au regard des classifications du droit des biens. Ils sont donc insusceptibles de créer au regard du droit d’auteur. [Ces œuvres] n’en seront pas moins ignorées par le droit d’auteur puisque la création exige une intervention humaine. »  (Cf. Christophe Caron, Droit d’auteur et droits voisins.)

C’est ainsi que Wikimedia Commons s’est enrichie d’un nouveau bandeau, PD-Monkey, indiquant qu’une œuvre est du domaine public et peut être partagée sous le régime Creative Commons lorsqu’elle est l’œuvre d’un singe ou autre animal non humain…

La jurisprudence Simius sur Wikimedia Commons

N’empêche que ce n’est pas la première fois que des personnes ou des institutions récupèrent à leur profit le droit de reproduction – et les royalties – sur des « œuvres » créées par des animaux. Le livre de Christophe Caron cité plus haut évoquait des tableaux « peints » par des chats. Il y a aussi divers précédents de chimpanzés peintres, et même d’éléphants!

J’avais cité le cas de la projet Elephant Art, un refuge pour éléphants, en Thaïlande, où les animaux « peignent » pour les touristes des toiles minute. La vente de ces toiles alimente les caisses de la fondation, qui œuvre pour la sauvegarde des éléphants d’Asie. Les toiles sont même vendues sur leur site avec… un copyright. (Comme l’a si bien observé Calimaq.)

Je ne sais ce qu’il en est du statut des animaux dans le droit thaïlandais, ni en Indonésie – puisque « Simius », notre photographe, est l’hôte d’une réserve naturelle de ce pays.

Mais je ne peux m’empêcher de reproduire ici la modeste (ahem) proposition que j’avais faite chez Calimaq: le parc naturel où vit la guenon a des administrateurs, peut-être représentants de l’État indonésien, ou bien d’une fondation privée. En tout cas, derrière l’animal, il y a des humains. Même si « les animaux sont des choses au regard des classifications du droit des biens » et que la notion de droit d’auteur ne leur est pas applicable, les gens dont ces animaux dépendent ne peuvent-ils être considérés comme leurs représentants légaux?

Donc les droits d’auteurs sur la photo devraient dans cette hypothèse revenir à la réserve naturelle dont l’animal est l’un des « éléments » vivants…

À méditer?

Le livre numérique dans tous ses états, avec Hervé Le Crosnier

La formation permanente est sur la Toile, et ça décape! Si vous deviez ne visionner qu’une seule conférence vidéo sur le livre numérique cette année, que ce soit celle donnée le 21 juillet par Hervé Le Crosnier et mise en ligne par l’ADBS (association professionnelle de documentalistes):

Ancien bibliothécaire, maître de conférences à l’Université de Caen, où il enseigne les technologies de l’Internet et de la culture numérique, Hervé Le Crosnier est aussi éditeur. Il connaît donc bien tous les dessous de la «chaîne» du livre ainsi que son marché, aussi bien dans sa version imprimée que dans ses diverses déclinaisons numériques.

Attention, il y a sept segments, tous disponibles sur la chaîne DailyMotion de l’ADBS:

  1. L’objet «livre numérique» (ergonomie, fonctionnalités…);
  2. La chaîne du livre numérique (qui n’est ni celle du Web, ni celle de l’imprimé);
  3. L’économie globale (rentabilité, modèles économiques, etc.);
  4. Ergonomie et fabrication (les normes de fait et leur évolution);
  5. Questions-réponses 1, 2 et 3.

(Source: Aldus.)

Ce qui est passionnant avec le livre numérique, mais qui rend aussi le sujet casse-gueule, c’est qu’il pose à se reposer toutes les questions que l’on croyait fixées de toute éternité.

Une nouvelle technologie de lecture? C’était déjà le défi rencontré à la fin de l’Antiquité avec la lecture silencieuse! Et ne parlons pas de la lecture sur ordinateur. Comme le fait remarquer Le Crosnier, regardez ce que vous imprimiez il y a dix ans, et aujourd’hui…

Et puis, vient la question du mode de rémunération. La frontière est de plus en plus floue entre objet et service avec le livre numérique. Payer les livres au volume, au chapitre (retour du feuilleton?), par abonnement auprès d’un éditeur? D’une plate-forme (du genre Amazon ou Apple)? Par une redevance ajoutée à l’accès Internet? Tous ces modèles n’étant d’ailleurs pas mutuellement exclusifs.

Reste à se rappeler que même si le livre numérique fonctionne dans une économie de l’attention, le métier de lecteur n’est seulement celui de client, c’est aussi un prescripteur. Trop «protéger» un livre contre le piratage, c’est risquer de se priver de cette interaction.

La question du multimédia est bien sûr évoquée, mais plus intéressant, peut-être, du point de vue de l’amatrice de lecture invétérée que je suis, c’est la question de l’organisation de bibliothèque personnelle. La bibliothèque du futur pourrait bien être en ligne, annotable, partageable, accessible depuis n’importe quel point d’accès au réseau (ordinateur, tablette, téléphone), et hébergée sur le «nuage» de Google…

Eh oui, ce genre de service universel et gratuit (mais ouvert sur diverses formes de monétisation) existe déjà – et il s’appelle Google Books. Ce qui, il faut l’avouer, n’est pas vraiment une surprise.