La leçon de Stendhal pour faire aimer des personnages de roman

Dans le film tiré en 1948 du roman La Chartreuse de Parme, on découvre le héros, Fabrice, alors qu’il est déjà adulte et arrive à la cour de Parme. On ne connaît encore rien, forcément, de son histoire et de son caractère. On ne connaît rien non plus aux événements qui ont précédé, au climat de cette cour et de la période historique où se situe le roman. À peine si on croise en chemin une victime de l’arbitraire du prince qui règne sur le pays, et on voit Fabrice s’apitoyer un instant dessus. Ce n’est pas grand-chose. On ne sait rien non plus des liens entre lui et le principal personnage féminin, Gina Sanseverina. On risque même de prendre pour argent comptant la rumeur d’inceste à leur sujet.

Par contraste, Stendhal fait commencer son roman un an avant la naissance de Fabrice, lors de l’entrée de Bonaparte à Milan en 1796, lors de la première campagne d’Italie. Il nous fait découvrir le choc culturel de cette intrusion de la Révolution dans cette Italie dominée par des monarques héréditaires : Habsbourg à Milan, Bourbon à Naples… On découvre d’une part l’Italie par les yeux du jeune lieutenant Robert, brave mais impécunieux, et on découvre les Français par les yeux de la belle marquise Del Dongo et de sa jeune belle-sœur, Gina. On suit ensuite l’histoire de Fabrice, l’enfant qui naît de cette brève aventure, on comprend comment il est éduqué, pourquoi il a la tête farcie d’idées chevaleresques et de rêves de l’Empereur, mais aussi de notions ésotériques apprises auprès d’un brave prêtre féru d’astrologie… Puis on le suit, comme on sait, à Waterloo, et dans les précautions prises pour cacher cette escapade aux autorités. Bref on a acquis de la sympathie pour le personnage et on reste intéressé pour la suite de ses aventures.

C’est bien différent de l’effet produit par le film de Christian-Jaque. Malgré la qualité des acteurs (Gérard Philippe pour Fabrice, Maria Casarès en Sanseverina, Renée Faure pour la jeune Clélia), malgré les costumes, les décors, les cascades, on a du mal à entrer dans cette histoire d’intrigue de cour un peu tirée par les cheveux, au fond. Fabrice donne même un peu l’impression d’un benêt pas très brillant sur les bords, beau gosse mais c’est tout.

Surtout, l’arrière-plan politique du roman est évacué : l’irruption des idées égalitaires et républicaines, du sentiment national, et puis le souffle de l’épopée napoléonienne… Stendhal lui-même y avait participé, et il fait très bien passer ce contraste entre les façons surannées de la vieille Europe monarchiste et le monde héroïque dont rêve Fabrice. Il nous fait partager les craintes et les espoirs de chacun de ses personnages : d’abord je lieutenant Robert et la marquise, puis Gina, Fabrice, Clélia… Même Mosca, le sinistre chef de la police, est humanisé par son amour pour la Sanseverina.

Alors que si on prend les personnages après cette séquence formatrice, cette confrontation de deux visions du monde, on n’entre pas dans leur peau, on ne parvient pas à s’intéresser aux péripéties à travers lesquelles ils se débattent. Bref on sort assez vite de l’histoire et du film.

C’est peut-être pour cela que ce film n’est pas autant resté dans la mémoire autant que d’autres films de cape et d’épée de l’époque, Fanfan la Tulipe ou Le Capitaine Fracasse. Du moins c’est l’impression que cela donne. C’est beau, c’est spectaculaire, mais où est l’enjeu ? Pourquoi passer deux heures avec ces personnages ? J’ai eu du mal à terminer, en tout cas. Et ne me parlez pas de le revoir. Alors que le livre gagne au contraire à la relecture.

On a tendance aujourd’hui à donner aux écrivains débutants le conseil de couper les scènes inutiles, en particulier les longues introductions. Mais il y a aussi un risque à en mettre trop peu. Le début de l’histoire doit faire partie de l’histoire.

Et pour rendre un personnage intéressant, l’envoyer prendre des risques est excellent… Par exemple à Waterloo. Stendhal savait ce qu’il faisait.

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