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Le roman policier à travers le temps : (8) Série Noire pour Oedipe

Peinture symboliste : Œdipe (représenté tout petit) devant la sphinge, une femme à pattes de lion et ailes d'aigle, qui le surplombe depuis un rocher.
Œdipe devant la sphinge, illustration de Myths and Legends of all Nations, de Marshall Logan, 1914 (domaine public)

Ce sera sans doute le dernier billet de cette série consacrée aux précurseurs historiques de la littérature policière moderne. Outre la Bible, nous avons vu que des éléments des récits de détectives préexistaient dans les Mille et Une Nuits, dans le Talmud, dans la Chine des Ming, chez Jane Austen aussi bien que dans Shakespeare et l’Odyssée.

Avec la pièce Œdipe roi, de Sophocle (vers 425 avant notre ère), nous avons affaire à une intrigue policière quasiment aboutie, et ce n’est pas un hasard si Gallimard en a publié une adaptation dans la mythique collection « Série Noire ».

Tout commence par une catastrophe : la peste sévit à Thèbes, dont le roi est Œdipe, couronné vingt ans plus tôt pour avoir vaincu un autre fléau, la sphinx, ou sphinge. Un oracle révèle que le dieu Apollon est courroucé à cause du meurtre du précédent roi, Laïos. Qui donc l’a tué ? Œdipe décide de prendre les choses en main et d’enquêter sur cette affaire. Bien sûr, nous connaissons la suite : ses investigations le mènent vers son propre passé, quand il est arrivé à Thèbes. En chemin, il avait eu une altercation avec un vieil homme arrogant et l’avait tué. Hélas, il découvre que c’était le précédent roi, Laïos. Pire, que c’était son propre père ! Et logiquement, sa veuve la reine Jocaste, qu’Œdipe avait épousé, était aussi sa mère.

Comme dans une bonne Série Noire, le crime originel est finalement mis au jour : à la naissance d’Œdipe, le roi Laïos, effrayé par un oracle lui prédisant que son fils tuerait son père et épouserait sa mère, avait voulu tuer le nouveau-né en l’exposant aux bêtes sauvages. Mais il ne pouvait prévoir qu’un berger passerait par là, recueillerait l’enfant et que celui-ci serait ensuite adopté par Polybe, roi de Corinthe. Il était donc arrivé à Thèbes sans savoir ses origines.

L’engrenage est parfait, et le modèle pourrait être repris tel quel dans une série à suspense. Que dis-je : il est repris couramment dans bon nombre de récits policiers qui partent d’un crime atroce pour remonter dans le passé d’un personnage et y trouver un autre crime fondateur, dont il peut être l’auteur ou la victime, ou comme ici les deux. On n’a pas fini de méditer sur Œdipe.

Le roman policier à travers le temps : (6) Ulysse détective – Pénélope aussi

Où le héros donne de sa personne pour enquêter sur le chant des Sirènes (mosaïque du Ve siècle)

C’est peut-être la plus ancienne histoire de détective de la littérature mondiale. Avant les trois princes de Serendip, le vizir Djafar ou le prophète Daniel, un certain Ulysse, roi d’Ithaque et héros de la guerre de Troie, s’était fait connaître pour son habileté à percer les mystères et trouver des solutions ingénieuses même dans les situations les plus désespérées.

On connaît l’histoire du cheval de Troie et le long retour à Ithaque vers son foyer et son épouse Pénélope. Mais cela n’épuise pas le chapitre des aventures d’Ulysse, ou Odysseús, de son nom grec.

Avant même la guerre de Troie, dans une sorte de « préquelle » à l’Iliade rapportée entre autres par Apollodore au IIe siècle de notre ère, Ulysse a montré son ingéniosité en identifiant le jeune Achille, caché parmi les filles du roi Lycomède. Sa mère Thétis l’avait déguisé pour l’empêcher d’aller se battre. Or, fils d’une déesse, Achille promettait d’être un héros remarquable, et les Grecs qui piétinaient devant Troie avaient besoin de son aide. Ulysse alla donc à Skyros chez Lycomède et mit devant les jeunes filles une épée et un bouclier. Achille fut bien sûr le seul à s’y intéresser… et donc s’est démasqué.

Durant les tribulations racontées dans l’Odyssée, d’autres occasions seront offertes à Ulysse de faire usage de sa célèbre ruse, sa mètis, pour employer le terme grec. Comment échapper au cyclope Polyphème, aux sortilèges de Circé, aux monstres marins… Mais notre héros fait aussi preuve d’une insatiable curiosité. Apprenant qu’ils allaient devoir naviguer près des rochers où chantaient les Sirènes, les marins s’inquiètent : ces créatures au chant merveilleux risquent de les envoûter et de les faire se fracasser sur les récifs ! Ulysse a une solution toute simple : qu’ils se mettent des bouchons dans les oreilles tant qu’ils sont dans ces parages, et les Sirènes s’époumoneront en vain.

Mais il ne peut s’empêcher de désirer en savoir plus, faire lui-même l’expérience de ce chant… Est-il vraiment si beau, si chargé de magie qu’il fait oublier au marin sa sûreté et l’envoie se fracasser sur le rocher d’où la Sirène l’attire ? Ulysse décide de ne pas se boucher les oreilles. Mais pour parer à toute éventualité, il ordonne à ses hommes de l’attacher au mât du navire, pour qu’il ne puisse se jeter à l’eau pour rejoindre les Sirènes, au cas où.

Une précaution qui s’avéra bien nécessaire ! Ulysse ouït donc avec ravissement le chant des magiques tentatrices, mais aussi avec désespoir, puisqu’il ne put se détacher du mât.

Mais au moins, cela lui permit de revenir à Ithaque, où il trouva de nombreux prétendants qui espéraient mettre la main sur son royaume et épouser sa femme, la sage Pénélope. On sait que celle-ci avait réussi à leur donner le change pendant des années en défaisant la nuit la tapisserie qu’elle tissait le jour, promettant aux prétendants importuns qu’elle choisirait l’un d’eux dès qu’elle aurait fini son ouvrage.

Ulysse rentre, donc, et tue les prétendants, mais il est tellement changé, marqué par les ans et les aventures, que Pénélope ne le reconnait pas tout d’abord. Mais elle aussi avait reçu des dieux sa part de mètis, d’intelligence rusée, comme elle l’avait montré dans l’affaire de la tapisserie. Elle teste donc cet homme qui prétend être son époux en demandant qu’on change de place leur lit de noce. Et Ulysse, car c’est bien lui, de se récrier : impossible, ce lit a été sculpté dans la souche d’un vieil olivier ! Et Pénélope et lui peuvent désormais se retrouver l’un l’autre, après tant d’années.

Un très ancien détective, donc, mais aussi un très ancien couple uni par le même esprit d’ingéniosité, digne antécédent des séries basées sur des couples de détectives : on pense à Tommy et Tuppence d’Agatha Christie, aux couples d’Anne Perry (Thomas et Charlotte Pitt, William et Hester Monk), ou encore la charmante Georgie et son soupirant, Darcy O’Mara, dans les polars primesautiers de Rhys Bowen.

Rien de nouveau sous le soleil, donc ? Mais d’un autre côté, ça prouve qu’on ne change pas une formule qui marche.

Tout le monde aime les (romans) policiers

« Le donjon du Temple vers 1795 ». Huile sur toile anonyme. Paris, musée Carnavalet.

Je vais faire un aveu : quand je me suis lancée dans l’écriture de romans policiers, au printemps 2020, c’était dans un but commercial, ou du moins dans l’idée que ce serait plus aisé à publier que ce à quoi je m’était consacrée depuis trois ans, le roman historique. Ce dernier est hélas vu comme quelque chose de désuet, et peu d’éditeurs en publient régulièrement.

En revanche, le roman policier a une vitalité jamais démentie, à la fois en nombre de titres et en variété. Vous ne me croyez pas ? Faites le test du rayon de librairie ! Déjà, toutes les librairies, physiques ou en ligne, ont au moins une étagère de romans policiers. Et il y en a pour tous les goûts, du plus « cosy » au plus glauque, du plus brut au plus sophistiqué, avec des variantes proches du roman social ou du thriller technologique. Mieux encore, le roman policier historique est un genre tout à fait actuel.

Pourquoi un tel succès pour le roman policier ? Il s’est écrit des bibliothèques universitaires entières sur le sujet, un genre dans lequel je ne vais pas me lancer, rassurez-vous. Après tout, il n’est pas difficile de voir que le côté ludique du roman policier classique, type Agatha Christie, où l’on est invité à résoudre l’énigme avec le protagoniste, stimule les circuits dopaminergiques de récompense et de plaisir, ce qui conduit à vouloir répéter l’expérience. Il y a aussi le fait que le type d’intrigue de ces romans (meurtres, crimes sexuels, vols ou escroqueries à grande échelle, etc.) permettent de mettre le doigt dans toutes les plaies de la société, d’en explorer des aspects qui peuvent nous mettre mal à l’aise, mais qu’il est plus facile de contempler à travers la distance de sécurité d’un récit de fiction.

Mais il y a plus : quand on regarde la logique de l’intrigue la plus fréquente des romans policiers, la recherche d’un meurtrier, on retrouve un très ancien motif folklorique et même mythologique : le mort reconnaissant. (Oui, c’est ce que signifie Grateful Dead et c’est l’origine du nom du groupe.) Dans ces récits, le héros rencontre en chemin le cadavre d’un malheureux à qui on a refusé une sépulture, généralement parce qu’il était endetté. Le voyageur généreux paie les dettes et permet au mort de reposer en paix, puis reprend son chemin. Un peu plus tard, le voyageur reçoit à son tour l’aide d’un mystérieux étranger qui n’est autre que le mort sous forme spectrale. On connait ce motif dans diverses cultures.

Chez nous, c’est par exemple le conte « Jean de Calais », le roman de chevalerie anglais Sir Amadas ou encore « Le compagnon de voyage » d’H. C. Andersen. Il y a aussi des histoires où le mort est en peine à cause de quelque chose qu’il n’a pu terminer durant sa vie : dire à ses enfants où est caché le trésor qu’il leur destinait, par exemple. Et il y a la catégorie plus générale des devoirs envers les morts, motif important dans l’Iliade (la trêve pour les funérailles d’Hector), dans la tragédie d’Antigone évidemment, ou dans la Bible, le livre de Tobie.

Il n’est pas difficile de retrouver un tel schéma dans de nombreux romans policiers : retrouver le meurtrier et l’amener à la justice, c’est une façon de rendre service à la victime, qui sinon ne pourrait reposer en paix. Je ne suis probablement pas la première à faire cette observation, mais il se trouve qu’elle m’est venue au cours de l’écriture de mon deuxième roman policier.

Car en effet, j’ai récidivé. Quand ça marche, pourquoi s’arrêter ? Il se trouve que je lis beaucoup de romans policiers, et beaucoup de romans historiques, j’ai donc « les codes », comme on dit. En juin dernier, je me suis mise à écrire un roman policier historique dans une période que je commençais à bien connaître : le Premier Empire. Et comme parmi ces codes du roman policier il y a l’idée de héros récurrent et de série de romans, j’ai délibérément choisi un détective iconique.

Résultat ? Vous allez bientôt pouvoir en juger vous-même, car le premier a été accepté par un éditeur. Pas mal pour un coup d’essai.

(Aussi paru sur Substack.)