Des critiques, de la polémique et de l’anonymat, depuis Sumer jusqu’à la Toile mondiale

J’avais commencé à répondre à un commentaire d’Éric Mainville (oui, celui de Crise dans les médias), à propos de mon billet sarcastico-polémique sur Michel Onfray et sa grrrande phobie du Net, mais la réflexion m’a menée un peu plus loin que prévu. On va donc essayer d’en faire profiter un maximum de monde.

Éric écrit :

[L’article] d’Onfray […] est typique de la façon aujourd’hui d’argumenter: frapper fort, mais dire des platitudes. Critiquer les commentateurs anonymes, c’est un platitude. Les comparer à des auteurs de graffitis de latrine, c’est un peu excessif.

Hum. « Un peu » excessif ? Légèrement, oui…

(Cela me fait penser à un dicton américain : « You can’t get just a little bit pregnant ». On ne peut pas tomber juste « un peu » enceinte, ou être « un peu » ruiné. Et ce qui est excessif n’est pas non plus « un peu » insignifiant…)

On pourrait aussi reprocher à Onfray, en plus de son outrance verbale, son manque de perspective : les critiques injustes du travail d’autrui ont-elles commencé avec Internet, ou s’agit-il d’un phénomène concomitant à la littérature et à toute forme de publication, c’est-à-dire de mise à disposition du public, d’une idée, d’une œuvre, du résultat d’une recherche ?

Toutes les générations se sont plaintes des « sales gamins » irrespectueux qui voulaient pousser leurs dignes aînés vers la tombe, et qui n’appréciaient pas à leur juste valeur les contributions des dits aînés. Chaque innovation en matière de communication a provoqué des craintes pour le statu quo. Même l’écriture ! L’adage romain : « les paroles s’envolent, les écrits restent », témoigne d’une société qui se méfiait de la fixation par écrit, sous forme immuable et qu’on ne peut plus renier, de ce qui sort de la bouche des gens (et peut revenir, plus tard, pour les accuser). Et je pourrais aussi bien citer Ésope et sa conception de la langue, « meilleure et pire de toutes les choses ». (Dans un autre hémisphère culturel, en Chine, il y a une phrase assez semblable attribuée à Confucius : « Ce qui est dit est dit, et un char tiré par quatre chevaux ne saurait le rattraper. »)

Mais si Onfray, dans sa peur, ou au moins méfiance à l’égard d’Internet, en oublie à peu près toutes les leçons de l’histoire culturelle, il démontre par son obsession des « commentaires anonymes » à quel point il méconnaît ce qu’il critique.

Oh, certes, il n’est pas le seul… Combien de gens se plaignent de ces blogueurs, ou commentateurs, qui se « cachent » derrière « l’anonymat », y compris sur des blogues et dans des forums où leur adversaire utilise ni plus ni moins qu’un pseudonyme, ou nom de plume ? (Ce qui, par parenthèse, est mon cas.)

Ils s’inscrivent ainsi dans une tradition bien ancrée d’écrivains, philosophes ou chercheurs utilisant une identité de rechange, soit par prudence (si leurs écrits pouvaient les mener au bûcher, par exemple), soit pour distinguer entre deux facettes différentes, voire incompatibles, de leur activité (comme le conteur et poète Lewis Carroll, pseudonyme de Charles L. Dodgson, professeur de mathématique). Un blogueur aujourd’hui peut utiliser ce pseudonymat pour éviter des ennuis au travail (s’il ou elle critique son employeur, ou a des idées politiques trop radicales), ou avec sa famille (le blogue utilisé comme auto-thérapie, ce n’est pas rare), ou parce que le climat du pays où il vit est trop répressif ; ou pour séparer entre l’individu privé, dont les opinions n’engage que lui ou elle-même, et une obligation de réserve, voire de solidarité, avec une université, un employeur, ou un parti. Le cas des agents de l’État et du devoir de réserve est également bien connu en notre bon pays de France.

Enfin (désolée, Éric), je ne vois pas en quoi ces méthodes polémiques (platitudes, outrances…) seraient « typiques » de notre époque. (Encore un coup du mythe de l’âge d’or et de la perfection perdue ? Nous déclinons depuis Hésiode et Isaïe. Que dis-je, depuis Sumer !)

D’ailleurs Onfray lui-même, en tant que philosophe et spécialiste de la pensée grecque antique, pourrait répondre ici que la rhétorique, ou art et technique de « gagner » un débat, avait été codifiée par les Anciens – qui n’avaient pas toujours beaucoup de scrupules quand il s’agissait de mêler, en douce, le consensuel « art de bien parler » à des techniques parfois malhonnêtes pour déstabiliser l’adversaire, susciter l’émotion du public en court-circuitant la raison, et ainsi de suite. La querelle entre rhéteurs et philosophes est même l’une des plus classiques de l’âge classique et de ceux qui s’en sont réclamé. Socrate contre les « sophistes », vous connaissez ? Et l’emploi du même mot de « sophistes » par Rabelais pour désigner les ennemis de l’Humanisme ?

Je ne crois donc pas qu’il faille s’étonner beaucoup si les fleurs de rhétorique que l’on cueille sur la Toile n’ont pas toujours un meilleur parfum que celles qui poussaient jadis entre les pages des livres, au pied des chaires magistrales ou entre les dalles de l’agora.

Nam dicere scribereque humana sunt.

P.S. À part cela, Éric Mainville a publié aujourd’hui sur son blogue personnel un fort intéressant billet sur la façon dont Michel Onfray applique à Internet le genre de « psychanalyse » sauvage qu’il condamne si fort chez autrui… Aïe, aïe, encore un coup de ces fichus vandales du Net ! Respectent rien !

7 réponses à “Des critiques, de la polémique et de l’anonymat, depuis Sumer jusqu’à la Toile mondiale

  1. Littérature de vespasiennes, car publiée de manière totalement anonyme : les Provinciales, la Princesse de Clèves, Gargantua, les Liaisons dangereuses, Manon Lescaut, Faust, le Roman de Renart, la Bible (en grande partie pour l’Ancien Testament), les Mille et une nuits, les contes de Perrault, la Cantilène de sainte Eulalie, les Lettres de la religieuse portugaise.

  2. « je ne vois pas en quoi ces méthodes polémiques (platitudes, outrances…) seraient “typiques” de notre époque »

    Oui, je résume l’époque un peu vite! Disons que ces méthodes sont peut-être types des mœurs médiatiques.

    Précisons que Onfray a tenu un blog pendant la présidentielle: il sait ce que sont les commentaires, l’interaction, même si on ne peut pas comparer son expérience et la nôtre: on ne reçoit jamais des centaines de commentaires stupides d’un coup!

    Ce que j’aurais voulu dire dans mon billet (mais j’ai jugé qu’il était déjà assez long comme ça!) c’est qu’Onfray est, à mon avis, en contradiction avec la tradition de la philosophie cynique. Je ne veux pas dire que les cyniques prônent l’anonymat, mais en revanche ils sont très adeptes de l’art de déboulonner les statues. Et on imagine bien un descendant de Diogène déguisé en troll venimeux. D’ailleurs, Diogène c’est ça: un commentateur intempestif qui dit à l’Empereur: ôte-toi de mon soleil.

    Et j’ajoute une citation (que je crois exacte, mais que je fais de mémoire) de Frédéric Dard qui disait (je crois que c’est dans son autobiographie « Je le jure ») « les choses importantes s’écrivent dans les grafiti de toilettes publiques ». Je ne l’ai pas cité parce que l’autorité de Frédéric Dard n’est pas évidente!

    • Oui, Diogène : bien vu. (Il est censé avoir dit ça au roi Philippe de Macédoine, qui n’a jamais été empereur – mais là, je pinaille.) Et Diogène aurait sûrement apprécié la phrase de Dard. 😉

  3. Je croyais que c’était Alexandre le Grand! Mais j’insiste, si j’apprécie Onfray c’est à cause de ses écrits sur les cyniques, les cyrénaïques et les les auteurs de l’antiquité.

    • Argh. Tu as raison, je viens de vérifier, et c’est bien la fameuse rencontre entre Alexandre et Diogène, à Corinthe qui a donné lieu à cette réplique ! Le jeune roi de Macédoine n’était d’ailleurs pas encore à la tête de l’empire arraché aux Perses, mais déjà bien parti pour être le plus grand homme de son temps. Et pourtant, lui aussi voulait rencontrer un « people » aussi fameux que Diogène…

      Pourquoi ai-je confondu ? Peut-être parce que Philippe, père d’Alexandre, avait déjà croisé la route du philosophe cynique : pendant que Philippe assiégeait Corinthe, tous les habitants étaient affairés pour la défense de la ville, ou du moins voulaient tous montrer leur zèle. Dans tout ce remue-ménage, voilà que Diogène se met à faire rouler son « tonneau » (bref, son amphore) du haut en bas de la colline, et de bas en haut. On lui demande pourquoi. Et lui de répondre que c’est pour ne pas avoir l’air de ne rien faire, exactement comme les autres citoyens.

  4. Au fait, il est juste de rappeler qu’Onfray avait tenu un blogue pendant la présidentielle, donc a une certaine expérience de l’interaction avec un autrui multiple par le truchement de l’écran et du clavier. Mais au fond, cela ne fait que rendre plus bizarre son attitude. Ou alors c’est le fait d’avoir plongé dans le grand bain (un blogue politique pendant une élection présidentielle ? Gloups…) avant d’avoir maîtrisé la brasse qui l’a dégoûté ?

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