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Jeux, hasard et tripots

« Mais d’où sors-tu tout ça ? »

La question revient souvent. Hier encore, quelqu’un qui avait lu mon roman Coup de froid sur Amsterdam me demandait comment j’avais fait pour écrire des scènes comme celles de la maison de jeu, où des personnages jouent et trichent sans vergogne à un jeu de carte aujourd’hui un peu oublié, le pharaon, qui au XVIIIe et XIXe avait un peu la vogue sulfureuse du poker.

D’autres lecteurs m’avaient fait la même remarque avec les scènes de jeu de whist (un ancêtre du bridge) dans Mort d’une Merveilleuse. Mais en fait, ce n’est pas très compliqué. Si on s’intéresse à ces sujets, on trouve vite des sites comme le Salon des Jeux, « Académie des jeux anciens » où sont détaillées les règles du pharaon, du whist, de la bassette, du piquet, du lansquenet et bien d’autres.

Les informations sont prises aux meilleures sources d’époque, à commencer par L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, et d’autres dictionnaires anciens qui contiennent de nombreuses descriptions de jeux mais aussi des discussions sur les probabilités de gagner ou perdre, car les jeux ont été dès le XVIIe siècle une source d’inspiration pour les mathématiciens aussi bien que les flambeurs. On peut aussi trouver divers autres guides et manuels de jeux anciens numérisés sur Gallica, ainsi que des ouvrages sur les astuces des tricheurs. Un genre qui a toujours eu beaucoup de succès, pensons aux mémoires de Vidocq. Les archives policières sont évidemment une mine : François-Alphonse Aulard, vers les années 1900, a publié des recueils passionnants sur la petite histoire de Paris sous Thermidor, puis le Directoire et le Consulat, tous accessibles en ligne.

Il y a également les anecdotes historiques, égrenées dans les mémoires et lettres du temps, et souvent exploitées par les historiens plus récents. On sait ainsi comment on jouait à la cour de Versailles et dans les tripots du Palais-Royal, et que la reine Marie-Antoinette elle-même s’était prise d’une passion pour le pharaon et autres jeux où on jouait gros.

Enfin, il ne faut pas négliger les ressources de la littérature : de nombreux auteurs des XVIIIe et XIXe siècles ont mis en scène les jeux de cartes ou de tables dans leurs contes et leurs romans. Balzac, Pouchkine, E.T.A. Hoffmann, l’abbé Prévost, Voltaire, Thackeray… On est plongé avec eux dans les émotions des joueurs, dans l’ambiance d’une table de bouillotte ou une banque de pharaon. Et peu à peu, on se prend au jeu aussi, et on se pique de ressusciter sur la page une partie, sans risque pour nous… mais pas toujours dommage pour les personnages qui s’y livrent !

Où je corrige Balzac, et aussi un peu Jean Tulard

Corriger des historiens ? Dans son ouvrage Marengo ou l’étrange victoire de Bonaparte (2021), le grand Jean Tulard lui-même évoque la « fausse nouvelle de Marengo » à propos d’un fait-divers qui a défrayé la chronique du Consulat, l’enlèvement du sénateur Clément de Ris, l’inspiration de Balzac pour son roman Une ténébreuse affaire.

Gravure en noir et blanc : trois hommes en train de comploter. Illustration pour le roman de Balzac : "Une ténébreuse affaire"

Selon le récit de Balzac, repris tel quel par Tulard, on aurait appris tout d’abord à Paris le 14 juin 1800, quelques heures après la bataille, une nouvelle peu précise mais alarmante sur la mort d’un « grand chef », ce qui aurait allumé la spéculation politique (et boursière) sur la mort du général Bonaparte en Italie. Le lendemain, une nouvelle dépêche, exacte celle-là, aurait dissipé les inquiétudes : c’est le général Desaix qui était mort héroïquement, en contribuant à assurer la victoire.

Balzac va plus loin, en imaginant que les frères ennemis Fouché et Talleyrand, durant les heures d’incertitude, auraient enterré la hache de guerre pour préparer l’après Napoléon, qui bien sûr ne se serait pas produit. Et l’enlèvement du sénateur aurait été lié à leur besoin de cacher leurs complots.

Tout cela fait un roman noir bien ficelé… Mais qu’y a-t-il de vrai ?

Laissons de côté la prétendue entente entre l’ancien régicide et l’ancien évêque constitutionnel : on sait qu’ils ont bel et bien manœuvré dans l’espoir de survivre à Napoléon, mais bien plus tard, en 1809, quand les difficultés qui s’amoncelaient faisaient présager des lendemains qui déchantent pour l’Empire. Ça leur a servi lors de la chute finale en 1815 (enfin, surtout à Talleyrand ; Fouché, lui, est mort en exil).

Mais en juin 1800, on en était encore loin. Que s’est-il passé à Paris pendant qu’on se battait à Marengo ?

Il se trouve que je me suis penchée là-dessus pour les besoin d’un roman en cours, et qu’on a de très bonnes sources en la matière : les bulletins envoyés journellement par la préfecture de police de Paris au ministre pour rendre compte de la surveillance de l’opinion, recueillis et publiés par l’historien Alphonse Aulard sous la IIIe République. Faits-divers, cours de la Bourse, rumeurs dans les cafés, agitation politique ou sociale, tout y passe… Mieux : l’ouvrage a été numérisé et est disponible gratis sur Archive.org.

C’est ainsi qu’on apprend que le 25 prairial de l’an VIII, soit notre 14 juin 1800, il y a bien eu un début de panique boursière lors de l’arrivée à Paris… de la nouvelle de la chute de Gênes quelques jours plus tôt, le 6 juin. Le général Masséna, qui s’y était enfermé, encerclé par les Autrichiens par terre et les Anglais par mer, a été forcé de capituler faute de vivres. « On a mangé les chevaux, les chats et les rats », écrivait-il. Il a pu sortir de la ville avec les survivants de son armée, à condition de ne plus se battre en Italie. C’était une reddition honorable, mais cela laissait les mains libres aux Autrichiens pour attaquer le territoire national par Nice, pensait-on.

En fait, l’état-major autrichiens n’a pas profité de cette victoire. Il a traîné, et c’est Bonaparte qui est arrivé le premier dans la plaine du Pô. Mais cela, on ne le savait pas à Paris le 14 juin.

Vous avez noté la date ? Eh oui, le jour même où on se battait à Marengo, les Parisiens apprenaient l’épisode précédent de cette guerre, la chute de Gênes. C’est que les nouvelles mettaient plusieurs jours pour arriver, pas quelques heures ! On était en 1800, il n’y avait pas encore de réseau de télégraphe dans toute l’Europe, même si les lignes installées par les frères Chappe permettaient de connaître rapidement à Paris ce qui se passait sur la frontière. C’est seulement sous l’Empire, vers 1805, qu’une ligne de télégraphe optique serait prolongée jusqu’à Milan, par exemple. Et si on lit la suite des bulletins de police édités par Aulard, on voit que la nouvelle de Marengo n’est, en vrai, arrivée à Paris que le 20 juin (1er messidor) !

Cela, Balzac n’y avait pas pensé. Il faut dire qu’il écrivait dans les années 1840, à une époque où le télégraphe optique reliait les capitales de l’Europe, un fait que la spéculation boursière intégrait parfaitement. La première affaire de piratage du réseau à fin de manipulation des cours avait même eu lieu en 1834…

Ce qui est dommage, c’est que divers historiens, dont ici Jean Tulard, n’ont pas pris un instant de réflexion devant ces « quelques heures » supposément écoulées entre la bataille et l’arrivée de la nouvelle à Paris. (N.B. Patrice Gueniffey, dans son monumental Bonaparte 1769-1802, consacré à l’ascension du futur empereur, place une « panique » similaire au 20 juin, lorsqu’on apprend pour de vrai la victoire de Marengo. Mais là non plus, on n’en trouve pas la trace dans les bulletins de police. Cela ressemble à une confusion a posteriori, dans les mémoires du temps.)

Il faut croire que le tableau peint par Balzac était si vivant, si convaincant, que même des spécialistes se sont laissés emporter. Incroyable pouvoir de la fiction sur la réalité !