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Un artiste en son genre (nouvelle)

Peinture : Venise, un pont à trois arches sur un canal et des gondoles

Sur les lieux du crime. (Francesco Guardi, Pont sur le Cannareggio, c. 1780. Source : Wikimedia.)

Un peu d’évasion, cela vous dit ? Avec l’actualité que l’on sait, ce n’est sans doute pas du luxe. Voici une nouvelle qui nous transporte à Venise, à une époque où la ville avait bien d’autres problèmes, l’un d’entre eux s’appelant Bonaparte… C’est un produit du même atelier d’écriture qui a déjà été à l’origine de trois nouvelles humoristiques et quelque peu oulipiennes. (Certains détails bizarres sont dus au fait qu’on doit intégrer au texte des mots ou phrases tirés au sort.)

Bonne lecture.

* * *

Un artiste en son genre

Irène Delse

Venise, le 27 floréal, an V (16 mai 1797)

Sur une mer imaginaire, loin de la rive, une galère dorée voguait au soleil levant, tous étendards déployés. Un tel sujet aurait dû réclamer de grands espaces, au moins deux toises de toile et de peintures, au bas mot. Mais le maestro Claudio Galvan s’était contenté d’un petit rectangle d’un pied sur deux, comme pour la plupart de ses autres œuvres. Pas de grande machine, dans cet atelier, pas de ces tableaux à la dimension d’un mur comme en arboraient les palais des Doges et les cathédrales.

Le capitaine Antoine Dargent jeta un regard à la ronde, amusé. Du point de vue de quelqu’un qui se proposait de déménager quelques uns de ces tableaux pour les envoyer en France, à la faveur du châtiment qui s’abattait sur Venise, ce n’était pas un souci, au contraire.

Pietro Vidotto, l’un des rapins qui n’avait pas pris la fuite à l’arrivée de l’armée française, hocha la tête avec une jubilation non dissimulée, secouant une tignasse roussâtre, drue comme les piquants d’un hérisson.

— Comme je vous le dis, signor ! Décampés, tous ! À présent, il n’y a plus qu’à se servir…

— Ton maître avait donc bien peur des Français ?

— Surtout des Jacobins, signor. Ce que vous appelleriez le parti pro-Français. Tout le monde sait bien que désormais, c’est eux qui vont faire la loi à Venise, et qu’ils ont gros à reprocher au parti aristocratique, qui les a persécuté toutes ces dernières années…

Antoine sourit, mais non sans un pincement de cœur. C’était la fin pour la Sérénissime République. À force de tenter de louvoyer entre l’Autriche, sa vieille rivale, et la jeune France révolutionnaire, dont les armées avaient fait intrusion un an plus tôt sur la scène italienne avec une vigueur qui avait étonné l’Europe, la Cité des Doges s’était brûlée de tous les côtés, et le vainqueur était décidé à se payer sur la bête. Les Jacobins locaux avaient beau se réjouir, seule l’apparence du pouvoir leur serait concédée. Pour le reste, la province était mise en coupe réglée. Le général Bonaparte avait donné l’exemple en envoyant à la nouvelle administration la liste des œuvres d’art et objets précieux réclamés par la France à titre de « réparations ».

Pendant ce temps, soldats et officiers du corps expéditionnaire avaient à peu de chose près les mains libres, et le loisir d’en profiter.

Pietro, qui n’était pas né de la dernière pluie, avait décroché l’étrange petite marine. Antoine y ajouta une autre toile du même genre, où un bateau de pêcheurs cette fois oscillait sur une mer lumineuse, à l’apparence de joyau. Ces sujets trouveraient toujours preneur en France, pour leur côté exotique. Il en allait de même de divers tableautins représentant des scènes du Carnaval, avec leurs énigmatiques masques noirs ou blancs, et ceux dépeignant les canaux et leurs gondoles.

Il laissa à regret de côté quelques natures mortes, dont une plutôt amusante, où une chouette empaillée voisinait avec des bocaux d’apothicaire. Ce n’était pas ce que recherchait M. Dubourg, ni aucun de ses correspondants à Paris. Et il fallait ménager les heures suivantes pour d’autres trouvailles.

— Je compte sur toi pour emballer tout cela correctement, Pietro.

— N’ayez crainte, signor ! Ça me connaît !

Un coup bref, à la porte d’entrée restée entrouverte, signala un visiteur poli. Antoine se retourna et ne fut guère surpris de reconnaître le lieutenant Silvère Mareuil.

— Eh bien, fit-il, tu as changé d’avis ? Comme tu vois, il y en a pour tout le monde !

Silvère ne daigna pas relever. Mais il s’arrêta pour admirer le contenu de l’atelier, s’attardant tout particulièrement sur les toiles déjà décrochées et mises de côté. Preuve, se dit Antoine, qu’il ne se trompait pas sur le goût du public français.

— C’est… ma foi, c’est très beau, fit le lieutenant. Je crois que je n’étais jamais entré dans la fabrique d’un peintre.

— D’un maître, même. Ce Claudio Galvan est l’un des plus prisés parmi les artistes vénitiens actuels. Outre les toiles qui sont ici, il doit y en avoir cinq ou six fois autant dans les hôtels particuliers de ces messieurs les patriciens.

Silvère lui jeta un regard quelque peu désabusé. Forcément, on envisageait ici l’art sous l’angle du commerce. C’est à cela que serviraient désormais les trésors de Venise : à payer la rançon de ses erreurs passées.

Si tant est que Bonaparte acceptât de les laisser quittes après cela.

En fin de compte, Silvère finit par suivre son ami lors de la visite suivante, qui concernait une maison de jeux et autres débauches, ce que l’on appelait à Venise une « petite maison », un casino. La moralité douteuse de l’endroit semblait avoir un peu atténué ses scrupules.

— Je vous en prie, messeigneurs, nous sommes prêts à verser une substantielle contribution…

Le majordome, un gros homme en habit et perruque à la mode de Vienne, se tordait les mains avec une ardeur toute italienne, ou toute théâtrale. Car après tout, ce n’est pas de son argent à lui qu’il s’agissait.

— Allons, fit Antoine, mon cher messer Cavasin, ce n’est pas sérieux, ce que vous me dites là. Le propriétaire est un de ces patriciens qui ont fui la ville à l’approche de l’armée française. Le temps que vous lui envoyiez un émissaire, nous aurons été appelés ailleurs par les nécessités de la guerre. Pendant ce temps, vous avez les clefs, vous connaissez les lieux, et vous êtes bien placé pour savoir ce qu’il y a de mieux à récolter.

L’autre s’épongeait le front avec nervosité.

— Tenez, reprit Antoine, nous ne sommes pas déraisonnables : je vous garantie qu’il vous restera de quoi faire votre pelote et partir loin du courroux du noble seigneur !

L’endroit était certes infiniment plus riche qu’un simple atelier de peintre. Pendules dorées, couverts de vermeil, bibelots de corail ou de nacre, chinoiseries, verres multicolores de Murano, habits de soie laissés en gage par des clients malchanceux… Plus le contenu du coffre, bien sûr. Celui-là, Antoine le répartit entre lui, Silvère, et le majordome complice.

Ce dernier accepta même la tâche d’emballer et d’expédier les pièces les plus fragiles, délicates porcelaines et verrerie soufflée. Tant il était vrai qu’une fois le doigt mis dans l’engrenage, les étapes suivantes venaient plus aisément.

Antoine trouva même dans l’un des salons une autre toile de Claudio Galvan : un petit concert de rue, avec trois musiciens masqués et quelques badauds tout autour. Il ne perdit pas de temps pour la décrocher.

— Combien de temps le général compte-t-il nous faire camper dans Venise ?

Le lieutenant Silvère Mareuil lorgna au fond de son verre d’un air morose. Il n’aimait pas penser à ce qu’ils étaient en train de faire, mais c’était indubitablement la politique officielle.

Antoine leva le sourcil :

— Le général Bonaparte ?

— Ha ! Y en a-t-il un autre en ce moment ?

Les deux officiers sourirent. Tout le monde savait que ce n’était pas le gouvernement du Directoire qui avait décroché la présente trêve avec l’Autriche, mais le vainqueur d’Arcole et de Rivoli. Il était présentement en train de négocier avec l’empereur une paix durable — du moins l’espérait-on.

Antoine vida lui aussi son verre et considéra l’atmosphère enfumée de la taverne. Les Français étaient nombreux, ici, ainsi que les divers parasites qui suivaient toujours l’armée : tricheurs, filles publiques, saltimbanques… Au fond de la salle, quelques uns de ceux-ci avaient dressé une planche sur deux tréteaux et commençaient leurs tours.

— En ce qui concerne Bonaparte… (Antoine s’interrompit pour réfléchir.) Le problème, c’est que la mer est houleuse, même si on ne s’en rend pas compte d’ici. Tous ceux que nous avons battus hier, le roi de Sardaigne, le pape, les Autrichiens, vont vouloir prendre leur revanche dès que le général aura les yeux tournés ailleurs.

— Et il faut, ajouta Silvère, compter avec les complots des Émigrés et l’or que les Anglais répandent partout où ils peuvent exciter la haine de la Révolution.

— Tout juste. L’un dans l’autre, je ne pense pas que nous resterons longtemps à Venise. Il y a tant à faire, y compris à Paris où les royalistes relèvent la tête…

Antoine n’ajouta pas que le sort de Venise était déjà scellé, même si peu de gens en dehors de l’état-major de Bonaparte étaient au courant. Au mois de germinal, alors que le général en chef français négociait avec l’empereur les préliminaires de la paix à Leoben, le capitaine Antoine Dargent avait fait partie de l’escorte de l’autre général français de quelque importance alors en Italie, Bernadotte, qui assistait aux négociations. Il avait eu l’occasion d’entendre un certain nombre de choses, qui n’auraient pas été du goût des patriotes et Jacobins italiens.

La république démocratique qu’ils espéraient bâtir ici sur le modèle de la France était morte dans l’œuf. Dès la signature définitive de la paix, Venise serait livrée aux Autrichiens, pour agrandir leur façade maritime. La France se contenterait de mettre la main sur la flotte et sur les caisses publiques. Qui étaient certes considérables.

L’attention de Silvère s’était tournée ailleurs.

— Regarde-moi cette petite danseuse ! Parbleu, c’est un morceau de roi !

— Hmm ? Où cela ?

— Là, voyons, debout sur cette planche !

Et en effet, les tréteaux des saltimbanques s’étaient transformés en piste de danse, où une jeune fille de quinze ou seize ans à peu près s’était mise à évoluer.

Antoine haussa les épaules avec un sourire. Il était plus tenté par la partie de dés qui avait commencé à la table voisine, où quelques soldats qui avaient fait une belle récolte aujourd’hui semblaient décidés à la perdre aussi vite.

Soudain, la voix du jeune Pietro se fit entendre :

— Ah, signor, c’est fait ! Vos affaires sont emballées…

— Bravo ! Allons, tu boiras bien un coup ?

— C’est pas de refus, signor.

Pendant qu’une soubrette peu farouche remplissait leurs verres, Pietro reprit :

— Faites excuse, messeigneurs, si je suis trop curieux, mais… Est-ce que le général Bonaparte va venir en personne à Venise ? On n’a vu jusqu’ici que le général Baraguay d’Hillier…

Lui aussi avait bien compris qui tenait les clefs de l’avenir en main.

Antoine aurait voulu répondre : non, hélas. Il agit comme mon oncle Bastien, qui ne donnait jamais un nom aux chevreaux qui naissaient à la ferme, parce qu’il aurait plus tard à les tuer et les vendre au marché. Non. Il est installé à Campo-Formio et il finasse avec les envoyés de l’empereur. Mais le plus gros est déjà décidé, et ce sera la fin de la partie pour Venise.

Au lieu de quoi, avec un petit rire, il murmura :

— Oh, je ne sais pas s’il viendra, il a tant à faire. Batailles, traités, lois… On lui demande de trancher de tout. C’est un artiste, en son genre.

Le général était certainement capable, à ce qu’Antoine avait pu voir, d’apprécier l’art italien. Il reprit :

— À ce propos, Pietro, maintenant que le maestro est parti, que vas-tu faire ?

Le jeune homme sourit, l’air rayonnant :

— Ce que je vais faire ? Oh, toujours de la peinture, signor ! Pas forcément à Venise, mais qui sait ? À Rome, à Milan, n’importe où. À Paris, même, pourquoi pas ! Là où il y a une cour, on paie les artistes. C’est le plus beau métier du monde.

De trois choses il faut se méfier (nouvelle)

Deux chats buvant du lait que verse un siphon de bistrot

Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait la thériaque…

L’an dernier, j’avais publié ici « Les Noces alchimiques de Nicolas et Pernelle », une courte nouvelle écrite à l’occasion d’un atelier d’écriture. Et comme on ne se lasse pas des bonnes choses, j’ai récidivé cette année. Voici donc :

DE TROIS CHOSES IL FAUT SE MÉFIER

Par Irène Delse

– L’éternel qui pro quo des maris, mon garçon ! Ils lésinent sur le coût des remèdes, donnent à leur femme la casse grossière au lieu du séné, et quand elle meurt, ils accusent la servante de s’être trompée dans les flacons. Puis au bout de l’an, toute honte bue, ayant recueilli l’héritage, ils convolent de nouveau en justes noces. Et qui s’étonne que la nouvelle épousée soit plus jeune et plus belle que la pauvre défunte, hein, Guillaume, peux-tu me le dire ?
– Non pas, maître, mais encore heureux si le veuf ne tend pas le doigt vers l’apothicaire, comme la cause du malheur. Avez-vous entendu le couplet qui court dernièrement dans Paris ?

« De trois choses il faut se méfier :
D’et cetera de notaire,
De qui pro quo d’apothicaire,
Et d’un Lombard le verre empoisonné. »

Maître Thibaut Gentemine leva au ciel ses gros yeux bleus aqueux. Lui était affligé, pour ses péchés, d’un apprenti à la langue moqueuse, qui recueillait dans son esprit délié, comme une pie voleuse ses trésors, tous les bons mots – et méchants mots – qui surgissaient comme par génération spontanée des pavés de Paris.
– N’importe, rétorqua-t-il, le sieur Maurice de la Houssaye n’aura pas motif à me faire grief, dans l’affaire de sa défunte femme. J’ai préparé de mes propres mains la thériaque, avec les éléments les plus purs, et je l’ai fait livrer avec des instructions détaillées. Qu’il ne m’accuse pas d’avoir mis qui pour quo dans l’ordonnance !
Guillaume, son apprenti, ne dit rien, mais il n’en pensait pas moins. De la pie, il avait le crâne petit et dur, fertile en inventions, et un long nez pointu comme le bec de cet oiseau. Dans les anecdotes récoltées au fil de ses courses dans les rues et venelles de la grande ville, il trouvait souvent de quoi contredire son maître mais, fort sagement – car il savait être sage, quand son intérêt s’y trouvait – il se gardait bien de toutes les dire, au risque de se faire renvoyer comme un malpropre. La place était bonne, en effet, et après quelques années à trimer et faire des courbettes, il pouvait espérer un jour lui aussi porter la toge et le bonnet du maître apothicaire, vendre très cher les herbes et les épices mixées selon les règles de l’art.
Bientôt, l’occasion lui fut donnée de montrer cette précieuse sagesse, car la porte s’ouvrit à la volée, envoyant valser plusieurs flacons posés sur une escabelle, et un gentilhomme vêtu de façon tapageuse entra dans la boutique, suivi de plusieurs laquais presque aussi insolents que lui.
– Ah, messire Leprince de Beaumont, s’exclama maître Thibaut, de l’air de qui revoit soudain son meilleur ami après bien des années, ah, messire, quel honneur pour ma modeste officine ! Or donc, que puis-je céans pour votre service ?
Le gentilhomme resta silencieux un moment, laissant son regard errer sur les bocaux rangés bien proprement contre le mur, avec leurs noms latins, sur les balances délicates et les mortiers de grès massif. L’apprenti se pencha sur son établi avec une application redoublée, coulant seulement de temps en temps un regard incisif vers la scène en train de se dérouler.
– Mon bon Thibaut Gentemine, dit finalement le nommé Leprince, je regrette de te dire que je souffre d’un mal au sujet duquel tous les médecins se sont révélés impuissants. J’ai ouï dire que vous aviez récemment eu à traiter l’épouse de mon ami Maurice de la Houssaye, et qu’elle s’est fort bien trouvée de vos traitements ?
Maître Thibaut le contempla de longues minutes, stupéfait – et plus qu’un peu inquiet, à présent. Était-ce un piège ? La Houssaye l’avait-il envoyé pour le sonder afin de récolter des éléments pour un procès en assassinat ?

Tout tremblant, mais tâchant de se ressaisir, il parvint à prononcer :
– Messire, ceux qui vous ont dit cela sont bien trop généreux quant à ma personne ! Je n’ai fait que préparer les remèdes prescrits par un savant médecin, maître Carpibus, qui a diagnostiqué la feue dame Marguerite et qui l’a assistée dans sa dernière maladie.
– Mais, rétorqua l’élégant gentilhomme, un doigt posé négligemment contre sa joue, il faut bien de la science et de l’habileté pour remplir avec soin les devoirs d’un apothicaire, sans compter la nécessité de se fournir en ingrédients de première qualité, dont certains doivent être importés de la lointaine Cathay, ou d’Arabie, ou du royaume du Prêtre Jean…
– Votre seigneurie dit vrai, concéda maître Thibaut, l’art d’un apothicaire n’est pas de petite conséquence.
Mais, songeait-il cependant, que désire-t-il donc ?
Tout en surveillant du coin de l’oeil Guillaume, qui faisait fondre un peu de sucre cristallin à la flamme d’une bougie, pour l’incorporer à un élixir émollient, il tint ainsi un moment la conversation, et apprit que messire Leprince de Beaumont, quoiqu’il se plaignît de consomption, ne semblait pas cependant atteint de douleurs de poitrine, de toux ni de crachats sanglants. Ses symptômes semblaient plutôt tenir de la langueur, ce que les médecins appellent mélancolie. L’affaire était délicate. Non seulement lui, Thibaut Gentemine, n’était pas médecin, mais les autorités discutaient âprement du statut exact de cette affection. Certains, affirmant qu’il s’agissait d’un excès de bile noire, étaient d’avis de la traiter comme une maladie ; d’autres, constatant que les gens atteints étaient déficients en volonté plus qu’en vitalité, préféraient voir là une forme du grave péché nommé paresse ! En somme, il risquait de s’attirer à la fois les foudres de la médecine et celles de la théologie.
– Messire, dit-il enfin, en cas de telle langueur, lorsque les forces de la nature diminuent en nous, il est toujours louable de les supplémenter par une potion apéritive. J’en ai une justement, à base de gentiane et de camomille, qui calme l’irritation des nerfs tout en stimulant l’action de l’estomac.
– De la gentiane, vraiment, maître Thibaut ?
– Certainement, messire ! Rien de plus digestif, rien de plus sain pour les esprits animaux que l’élixir de gentiane ! Mêlée à du miel, un peu de poivre des Indes et de la camomille, c’est un remède souverain contre les affections de langueur.
Messire Leprince, comme indécis, se tournait de ça, de là, d’un pied sur l’autre, observant tous les recoins de la boutique.
– Ainsi donc, si je ne me méprend, vous avez donc livré cet élixir de gentiane à la dame en question ?
Dieu tout puissant ! Il y revenait…
– Non, messire, pas dans son cas. Le médecin lui avait prescrit quatre grains de thériaque, matin et soir, dilués dans un verre de vin. C’est cette thériaque que mon officine a fourni à l’hôtel de la Houssaye.
Le gentilhomme se rapprocha doucement de maître Thibaut. Son visage maigre et osseux aurait pu avoir quelque élégance si son nez, gros et rougeaud comme celui d’un cabaretier, ne l’avait déparé. Il se pencha et, presque à l’oreille de l’apothicaire, murmura :
– Mais la thériaque est un remède contre les poisons, nous savons tous les deux cela, n’est-ce pas, maître Thibaut ?
Ce fut le tour de l’apothicaire de sentir monter en lui une vague de bile noire. Non, il n’ignorait pas que les thériaques étaient de souverains contrepoisons. Et il avait songé plus d’une fois, dès avant la mort de dame Marguerite, que son cas offrait des aspects bien inquiétants.
– Messire, dit-il, tout bas lui aussi, il y a plus d’une sorte de thériaque, et celle que j’ai préparée pour cette pauvre dame sert aussi de remède dans diverses affections mortelles, telle la consomption. D’ailleurs, ce qui est poison dans un cas peut être inoffensif ailleurs, ou même servir de médicament.
– Rien n’est poison, tout est poison… Oui, je sais, mon bon Thibaut. Mais dans ce cas, je suis bien en peine de savoir ce qu’il a bien pu advenir à ma chère amie, dame Marguerite. Êtes-vous sûr qu’il n’y a pas eu d’interversion, de qui pro quo ?
Maître Thibaut Gentemine s’était plusieurs fois posé la question, en vérité. Non, il n’avait pas cédé à la facilité usuelle, chez tant de ses confrères, de remplacer un ingrédient coûteux par un autre réputé équivalent, mais moins efficace ou moins bien toléré par le malade. Il avait pesé et mélangé lui-même les soixante-quatorze ingrédients de la thériaque royale, y compris la poudre d’or et de perles fines, la myrrhe, le pavot, le safran et la racine de gingembre des îles Wakwak. Mais tout ce temps-là, il se faisait du soucis. N’était-ce pas le moment, au contraire, de sortir de sa réserve professionnelle ? Devait-il continuer à préparer un remède qu’il savait inutile, pire, dangereux pour la malade ?
La faiblesse de feue la dame Marguerite de la Houssaye n’était pas de la consomption, ni même un accès de mélancolie. Il en était certain, quelqu’un l’avait empoisonnée.
– Il n’y a eu aucun qui pro quo, messire, soyez-en assuré. Je désirerais que ce soit le cas, pourtant, car dans ce cas, nous saurions pour chose certaine ce qui est arrivé à cette noble dame.
Le gentilhomme le considéra un moment, silencieux.
– Nous ne saurons donc jamais, dit-il, ce qu’il s’est passé.
Avec un grand soupir, il se dirigea vers la porte, qu’un valet obséquieux ouvrit devant lui. Mais au dernier moment, il se retourna et dit, d’un air rêveur et comme absent :
– Qui sait ce qui se passe derrière les volets clos de toutes ces maisons respectables, mon bon maître Thibaut ? Combien de maris qui, croyant embrasser leurs femmes, serrent contre leur sein une adultère qui, toute honte bue, saute du lit de son amant directement dans le lit conjugal ?
Forte parole, songea l’apothicaire, mais qui n’appelait de sa part aucun commentaire. Il se souvint tout à coup que messire Leprince avait appelé la défunte « ma chère amie »…
Une fois sorti cet étrange client, il s’en retourna à son fauteuil, le coeur lourd. Il se sentait faible, soudain, comme une marionnette dont on aurait coupé les fils. Oui, il était sûr que dame Marguerite avait été assassinée. Rien n’est poison, tout est poison, c’est la dose qui fait le poison ! Si quelqu’un administrait déjà à la patiente, chez elle, certains des ingrédients de la thériaque, la dose additionnelle pouvait faire basculer le médicament dans le domaine du poison, et tuer à petit feu. La poudre d’or n’était pas inoffensive, par exemple, si ingérée en trop grande quantité, et la résine de pavot pouvait notoirement servir à faire passer un patient dans un sommeil dont on ne se réveillait pas. Maître Thibaut était sûr de sa thériaque, mais qui savait ce que dame Marguerite pouvait boire et manger par ailleurs ?
La boutique était silencieuse, à présent. Seul un grillon esseulé chantait sa ritournelle près du fourneau. Les apprentis travaillaient, le nez baissé, sur leurs bols et leurs mortiers.
– Allons, maître, fit Guillaume, dites-nous ce que voulait ce Leprince sans rire ?
L’apothicaire le foudroya du regard :
– Pas d’insolence, jeune homme ! Et trêve de calembours, ou je te renvoie dans ta province ! As-tu fini de broyer ces coccinelles avec le miel rosat ? J’en ai besoin pour le filtre antitussif de dame Pernelle ! N’oublie pas qu’il faudra le livrer demain, dès le lever du jour.
Guillaume se contenta de hocher docilement la tête, mais en pensée, il se frottait les mains. Les jours où son maître l’envoyait en courses étaient l’occasion pour lui de se distraire un peu, aller au cabaret avec d’autres joyeux compères, et compter fleurette aux filles peu farouches qui fréquentaient ces lieux. Certes, il n’était pas riche, mais pour un homme de ressources, il y a bien des façons d’arrondir sa bourse. Il avait tiré un bon prix, l’autre jour, de la thériaque de maître Thibaut, vendue à un concurrent du digne apothicaire qui, ayant moins de scrupules professionnels que lui, revendrait le remède fortement dilué au prix de l’original. Cet habile individu lui avait donné à la place une préparation de diverses herbes vulgaires qui sentait fort bon, et ferait sûrement aussi bien l’affaire. Qui avait besoin de soixante-quatorze ingrédients, de toute façon ?
Le coeur léger, il pila allègrement et réduisit en pommade les insectes, voyant déjà en esprit le bon feu du cabaret de la Pomme de Pin, et les chapons rôtis qu’on y tournait à la broche. Avec cette affaire de thériaque et de qui pro quo, et la visite inopinée du mystérieux Leprince, il aurait une histoire bien croustillante à raconter à ses compagnons. Et plus que le vin et la bonne chère, ce sont les histoires, n’est-ce pas, qui sont la joie d’un salon !