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Nouvelle : « Comme des bulles de champagne »

Fascicule imprimé laser, avec une photo en couleur d'un bouchon de champagne qui saute, et les mots (de haut en bas) : "Mi-Nuit de la nouvelle", "CHAMPAGNE", "17 décembre 2022”.

C’est une habitude depuis quelques années : à l’approche de Noël, je participe à un atelier d’écriture nocturne avec des amis d’Yerres, dans l’Essonne, et les nouvelles qui en sont issues sont réunies dans un fascicule pour les participants et les membres de leur famille. Pour l’édition 2022, le thème était : le champagne. Tout à fait de saison !

J’espère que vous apprécierez ce texte-ci. Et les gens qui ont lu mon roman Du sang sur les dunes pourront reconnaître certains personnages, et découvrir leurs précédentes aventures. Une « préquelle », si on veut…

***

Comme des bulles de champagne

Par Irène Delse

Paris, printemps 1770

Les flûtes à champagne luisaient comme des joyaux à la lueur des chandelles, dans la vaste salle du restaurant où l’aimable marquis de Vivarègues avait choisi de régaler la compagnie après la conclusion du spectacle. Dans la liesse générale, rires et chants fusaient, contre-point musical au tintement des verres que l’on choquait et aux coups sourds des bouchons qui partaient dans les airs :

« Buvons, buvons de ce vin vieux,

De ce nectar délicieux

Qui pétille dans vos beaux yeux ! »

Les yeux de la jeune Adeline Desvignes ne pouvaient se rassasier d’une telle concentration d’élégance, de grâce – oh, et de luxe, bien sûr, elle pouvait bien se l’avouer. Toutes ces bouteilles de vin de Champagne, et les huîtres par bourriches entières, et les grives qui avaient suivi, et tant de petites choses dont elle ignorait le nom, mais qui venaient à point raviver la soif quand on croyait s’être lassée des bulles… Assise à côté du marquis – quasiment sur ses genoux, en fait – la vedette de la troupe, la fine et spirituelle Mlle Harcourt coupait en riant les liens qui entravaient le bouchon d’une bouteille que tenait son illustre admirateur. Le bouchon vola, la mousse jaillit, et toute la tablée applaudit, chacun entrant dans le jeu, tandis que le marquis, le visage déjà rouge comme un rubis, remplissait le verre de l’actrice.

Mlle Desvignes ne put s’empêcher de soupirer. Certaines avaient toutes les chances ! Elle-même n’aurait pas repoussé un gentilhomme aussi attentionné et généreux…

Mme Richaud, sa voisine immédiate, cligna de l’œil, ce qui fit danser comiquement la mouche de taffetas noir qu’elle portait au coin de la paupière. Puisant à la cuillère dans un plat d’olives marinées (encore de quoi aiguiser la soif), elle murmura :

— C’est toujours la même chose, il suffit d’un titre ou d’une grosse fortune pour faire oublier l’âge du galant…

Mlle Desvignes rougit, mais répliqua sur le même ton :

— Eh bien, ma chère, c’est ainsi que va le monde ! Pourquoi blâmer une femme qui sait utiliser les avantages que lui a donnés la Nature ?

L’an dernier, elle aurait dit « le Bon Dieu ». Mais parmi les aimables libertins qui faisaient la compagnie ordinaire du marquis, on apprenait vite à oublier l’Église et à lui substituer les nouvelles déités, celles qui étaient sacrées même aux yeux des philosophes. Non, l’un dans l’autre, elle ne se plaignait pas. Son tour viendrait d’être la vedette, la destinataire des sérénades, des soupers fins, des cadeaux divers qu’un gentilhomme épris – et riche – pouvait prodiguer à celle que sa fantaisie distinguait. En attendant, elle pouvait profiter d’un peu de la manne qui pleuvait sur la Harcourt.

***

Joseph Dubourg aurait pu s’en aller, transaction faite, mais comment résister à la tentation de la curiosité ? Sous prétexte d’aider le maître d’hôtel à garder l’œil sur les bouteilles de champagne qu’il venait de fournir, pour un prix très honnête, à l’illustre restaurant, il avait trouvé le moyen de rester et d’assister aux agapes.

Debout dans un coin de la salle, près d’un seau à rafraîchir qui ne restait jamais longtemps vide, il enlevait aux bouteilles, en un tournemain, leur coiffure héroïque de papier doré, tout en repaissant ses yeux de la magnificence de la fête, de la beauté des dames et demoiselles attablées dans leurs plus beaux atours, de la distinction des messieurs, aussi, qui papillonnaient tout autour. Le marquis n’était pas le seul gentilhomme à attirer l’attention des belles. Hélas, Joseph, lui, n’avait ni titre ni millions, et ne pouvait jouer pour l’instant que le rôle d’un des supplétifs de la fête. Pour le moment. Car, il se l’était juré, il ne végéterait pas longtemps avec de petites transactions besogneuses, quelques douzaines de bouteilles de champagne par ci ou par là. Un jour, il compterait parmi les financiers de haut vol dont les demeures somptueuses étonnaient Paris, et qui comptaient des ducs et des princes parmi leurs obligés. Une naissance roturière ne pouvait être corrigée, mais au défaut de fortune, il y avait des remèdes…

Une petite toux discrète du maître d’hôtel le sortit de sa rêverie. Encore des bouteilles à mettre au frais, et d’autres à essuyer et présenter aux convives. De ce train-là, on roulerait bientôt sous la table.

Il contempla distraitement l’une des plus jeunes actrices comme elle faisait à son tour sauter un bouchon : une fille de dix-sept ou dix-huit ans tout aux plus, aux cheveux d’un blond cendré très clair, presque naturellement argentés, qui n’avaient pas besoin de poudre. Son teint frais se passait aussi de céruse, et sa robe toute simple, qui n’avait pas dû coûter bien cher, ne distrayait pas le regard de sa silhouette gracile, à la fois fine et bien tournée, comme une petite bergère de Sèvres.

Quelle différence avec tant de dames, autour de la table, dont on ne voyait que le fard et les falbalas…

***

On a souvent évoqué le silence inévitable qui se produit à l’instant solennel où un bouchon de champagne est sur le point de sauter. Tandis qu’elle approchait le couteau du goulot encore humide de buée, Mlle Desvignes observait à la dérobée le jeune homme qui venait tout juste de sortir la bouteille du seau. Plutôt grand et bien tourné, avec des yeux bleus de lin dont l’expression candide le rajeunissait encore, il était vêtu de façon modeste, sans les dentelles, les soieries et les broderies d’or que déployaient les gentilshommes de l’entourage du marquis.

Mais parmi toutes les femmes couvertes de satin et de brillants, c’est sur elle qu’il avait jeté les yeux. Oh, comme il était irrésistible de se voir regardée ainsi !

Un peu plus tard, comme le jeune homme s’enquérait de son nom, elle répondit machinalement, sans réfléchir : « Henriette. » Elle s’était pourtant promis de ne plus jamais utiliser son nom de baptême ! C’était bien la peine d’avoir un nom de scène digne de sa nouvelle vie, si c’était pour l’oublier dès qu’un beau garçon lui faisait les yeux doux.

***

L’automne suivant, Joseph avait déjà laissé derrière lui le commerce de détail des vins de Champagne et autres denrées, et voilà qu’une nouvelle opportunité s’offrait à lui, qu’il n’était que de saisir hardiment pour se hisser au moins jusqu’au premier échelon de la fortune. Rien ne le retenait à Paris… Et pourtant, il s’attardait, sentimental, faute d’avoir pu revoir la petite actrice, et errait dans les rues à sa recherche, entrant dans les lieux les plus louches en quête de quelqu’un qui l’aurait croisée.

Au début, tout avait filé comme sur un nuage. La jolie Henriette avait le charme et l’élégance d’une vraie Parisienne, bien qu’elle fût tout récemment montée de sa province. Elle se produisait dans de petits rôles, espérant mieux, bien sûr, et prenait des cours de chant pour élargir son répertoire. Ils avaient vécu une petite idylle, quelques semaines durant, et puis les affaires avaient accaparé Joseph, qui avait dû partir seconder son oncle à Châlons. Mais aujourd’hui, à la veille de partir pour un voyage bien plus lointain, il ne pouvait s’empêcher de repenser à elle.

Il finit par la dénicher presque par hasard, dans une guinguette de Montmartre, en-dehors de la ville, où elle avait dû trouver à s’employer comme servante. Quand elle le vit, cependant, elle eut un mouvement de recul et tenta d’échapper à ses regards en se rencoignant dans l’ombre, derrière le buffet, les bras croisés devant elle au niveau de sa taille.

Le souci qui la rongeait n’était que trop évident.

Joseph, le cœur serré comme dans un étau, ne pouvait détacher ses yeux de cette taille considérablement arrondie, et du visage rougi par le masque de grossesse de la jeune femme qui avait été sa maîtresse. L’amusement d’un instant jetait de longues ombres.

Il s’approcha gauchement, affectant de regarder le buffet où trônait un magot de porcelaine à côté de la théière, de la cafetière et du sucrier des grands jours. Avec un soupir, il murmura :

— Pardonne moi, Henriette. Je venais pour dire adieu. On m’a offert une place dans une compagnie de commerce à Chandernagor, aux Indes.

Elle leva enfin les yeux, où il vit perler des larmes :

— Et c’est… c’est pour longtemps, j’imagine ?

— Je ne sais pas quand je reviendrai. J’essaie d’être honnête, tu vois.

Elle se mordit la lèvre inférieure sans répondre. Pour finir, Joseph lui donna un peu d’argent, autant qu’il pouvait se le permettre dans la circonstance, puis s’en alla.

Il faudrait qu’elle se débrouille. D’une façon ou d’une autre. Mais un avenir commun n’était pas au programme. Impensable d’emmener la fille partager avec lui les dangers d’une aventure aux Indes, surtout si elle avait un bébé sur les bras. Et il n’envisageait pas non plus de renoncer à son avenir, pas maintenant qu’il en était si près, presque à le toucher.

***

Paris, printemps 1771

Le rideau tomba. Dans la salle, les applaudissements s’élevèrent comme une tempête et grossirent encore, dans une ambiance des grands jours. Mlle Desvignes, dont le cœur battait à tout rompre, laissa échapper un soupir silencieux.

Allons, ce retour à la scène était un succès, après tout ! Et pour son premier rôle important, voilà qu’elle était bissée. Tout cela était de bon augure. Prenant une profonde inspiration, elle réarrangea les plis de soie rouge de sa robe. Elle avait accueilli ce rôle avec appréhension, pourtant : comment jouer Idamé, dans L’Orphelin de la Chine, de M. de Voltaire – une femme prête à mourir pour son enfant – après qu’elle-même eût quitté le sien ?

Oh, elle n’avait pas vraiment abandonné le petit, puisque qu’elle avait pu le confier aux bons soins de son frère. Le brave Bastien Dargent avait un peu fait la tête, et avait bien essayé de joindre à sa bonne action quelques cours de morale, mais tant pis ! La messe était dite.

Un instant, elle se demanda où pouvait être Joseph Dubourg, en ce moment, et si parfois il pensait à elle. Au moins, l’argent qu’il lui avait donné lui avait permis de vivre décemment en attendant le terme, puis de faire le voyage d’Avignon pour trouver son frère. À l’avenir, qui sait… Mais sans doute ne reviendrait-il jamais : entre le climat, les Anglais et indigènes, nombreux étaient les aventuriers qui périssaient aux Indes.

Les applaudissements ne donnaient pas signe de vouloir se calmer. Avec un clin d’œil, le régisseur fit à nouveau lever le rideau, tandis que toute la troupe prenait place pour saluer derechef. Ce fut du délire : aux battements de mains se joignirent les vivats, puissants comme une houle, et la joie jaillit en clameur des poitrines oppressées.

FIN

Le roman et les nouvelles

Couverture du roman "Du sang sur les dunes" par Irène Delse : bateaux à voile près d'une jetée, mer agitée

Le 20 août 2021 paraissait mon premier roman policier, Du sang sur les dunes, aux Éditions du 81. Mais ce n’est pas le seul texte qui se rattache à l’univers d’Antoine Dargent et à son époque. J’ai aussi commis quelques nouvelles ! On peut les lire ici même, sur ce blog. Je les ai mises en ligne après une première publication, généralement dans un cadre non commercial :

Premier Noël, dernier Noël (petit conte écrit pour un atelier d’écriture à tendances oulipoesques, d’où certaines curiosités dans le vocabulaire utilisé)

Une leçon de Terreur (beaucoup plus sombre, un texte écrit en 2020 pour un « Spécial Halloween » de Rocambole, qui n’était pas encore devenu Doors)

Un artiste en son genre (atelier d’écriture encore ; je m’étais bien amusée)

(Pour ceux et celles qui veulent en lire plus, je signale aussi la page Textes de fiction, pour les liens vers des nouvelles dans d’autres univers.)